Miracles II  – Fragment n° 4 / 15 – Papier original : RO 471 (feuille complète)

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 192 p. 441 v° à 443 v° / C2 : p. 239 à 241

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVII - Pensées sur les miracles : 1669 et janv. 1670 p. 228-229 et p. 222-223 / 1678 n° 10 p. 221-222 et n° 5 p. 216

Éditions savantes : Faugère II, 219, XI / Havet XXIII.31, 17 ; XXV.147 ; XXIII. 6 / Brunschvicg 843 / Tourneur p. 142 / Le Guern 684 / Lafuma 840 (série XXXIII, notée XXXII par erreur) / Sellier 425

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Bibliographie

 

 

DANIÉLOU Jean, “Pascal et la vérité”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Arthème Fayard, Paris, 1963, p. 17-25.

LE GUERN Michel, Pascal et Arnauld, Paris, Champion, 2003.

MESNARD Jean, “Pascal et la vérité”, Chroniques de Port-Royal, n° 17-18, 1969, p. 21-40.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

PÉCHARMAN Martine (dir.), Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, Presses Universitaires de France, Paris, 2000.

PLAINEMAISON Jacques, “Le combat pour la vérité : du “désir de la défendre” à l’assurance de la victoire”, in MEURILLON Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, 1996, p. 179-184.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

 

 

Éclaircissements

 

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 158 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 512-513.

Sur la manière dont Pascal constitue des recueils de citations et les adapte à ses propres textes, voir dans OC III, éd. J. Mesnard, p. 554 sq., sur le cas des Écrits sur la grâce. La comparaison avec les recueils de citations (excerpta) permet de comprendre le sens de ceux des Pensées.

 

Ce n’est point ici le pays de la vérité. Elle erre inconnue parmi les hommes.

 

Ce principe est vrai en dehors même de la théorie des miracles : voir Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Ce n’est pas parce que la véritable justice n’existe pas qu’elle ne se trouve pas dans le monde. Ce n’est pas non plus parce qu’elle est définitivement hors de portée de l’esprit humain. C’est parce la corruption des hommes a engendré tant de justices apparentes, qu’elle est devenue indiscernable dans la foule des vérités apparentes, et qu’elle erre inconnue parmi les hommes. Comme Pascal l’écrit dans ce texte, le peuple ne peut plus la discerner.

Voir sur ce problème difficile le commentaire de Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 158-160. « C’est parce que la vérité ne se montre pas à découvert aux hommes quelles miracles doivent intervenir pour en rendre témoignage dans des situations données. Mais cette raison d’être des miracles ne permet justement pas de les distinguer d’une manière irréfutable d’avec les faux miracles, étant donné que la référence des vrais miracles qui est la vérité est cachée. Il est ainsi toujours possible d’abuser des miracles » : p. 158. La vérité essentielle « erre inconnue parmi les hommes », de sorte qu’il peut arriver qu’une doctrine « apparemment vraie soit fausse selon l’esprit et qu’inversement celle qui est suspecte selon la lettre soit vraie selon l’esprit » : p. 159. Les pharisiens, par exemple, refusent de croire les miracles du Christ, au nom de la loi judaïque, en raison de leur esprit légaliste et de l’endurcissement de leur cœur qui les a détournés de s’informer de sa doctrine. La difficulté consiste alors dans le fait que la vérité doit discerner les miracles, ce sont « les miracles qui la discernent, sans qu’on sache comment ils ont été reconnus comme tels » : p. 161. Pascal résout la difficulté dans le présent fragment par le principe que « Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur », qui exclut qu’il les place dans une situation où ils soient déterminés à tomber dans l’erreur. Dieu ne permet pas « que le miracle découvre sa volonté d’une manière univoque ». Il veut que « le miracle devienne le signe ambigu de la vérité », de sorte que l’homme ait à en faire un déchiffrement : le Dieu qui se cache est en ce sens « le fondement ontologique de l’herméneutique exigée par le fait des miracles » : p. 167. En d’autres termes, Pascal aboutit à une théorie des miracles qui est directement liée à la théologie des « disciples de saint Augustin ».

Sur les différents aspects du problème de la vérité chez Pascal, voir Pécharman Martine (dir.), Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, P. U. F., Paris, 2000.

Daniélou Jean, “Pascal et la vérité”, in Pascal. Textes du tricentenaire, p. 17-25.

Mesnard Jean, “Pascal et la vérité”, Chroniques de Port-Royal, n° 17-18, 1969, p. 21-40.

Plainemaison Jacques, “Le combat pour la vérité : du “désir de la défendre” à l’assurance de la victoire”, in Meurillon Christian (dir.), Pascal, l’exercice de l’esprit, Revue des sciences Humaines, 244, p. 179-184.

Pécharman Martine (dir.), Pascal. Qu’est-ce que la vérité ?, 2000.

Carraud Vincent, “La vérité hors de la charité”, in Michon Hélène et Pavlovits Tamás, La sagesse de l’amour chez Pascal, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 13-38.

 

Dieu l’a couverte d’un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix. Le lieu est ouvert au blasphème et même sur des vérités au moins bien apparentes.

 

Voile : pièce d’étoffe qui sert à cacher et qui empêche de voir quelque chose. Se dit en choses spirituelles et morales (Furetière).

Des vérités au moins bien apparentes : qui sont, pour le moins, bien apparentes, c’est-à-dire qui sont marquées d’une forte vraisemblance. Havet, éd. des Pensées, 1866, t. 2, p. 85, classe parmi ces vérités la grâce efficace et la prédestination absolue, considérées comme opinions « que professaient les jansénistes ». C’est sans doute moins précis.

Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291). Combien doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent le chiffre et nous apprennent à connaître le sens caché, et principalement quand les principes qu’ils en prennent sont tout à fait naturels et clairs ? C’est ce qu’a fait Jésus-Christ et les apôtres. Ils ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions, que le rédempteur serait spirituel et son règne spirituel, qu’il y aurait deux avènements, l’un de misère pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire pour élever l’homme humilié, que Jésus-Christ serait Dieu et homme.

 

Si l’on prêche publie les vérités de l’Évangile, on en publie de contraires, et on obscurcit les questions en sorte que le peuple ne peut discerner.

 

Si l’on publie les vérités de l’Évangile : Pascal a d’abord écrit prêche. Il pense peut-être aux casuistes qui publient en effet des maximes contraires à celles de l’Évangile, et auxquels surtout Pascal reproche dans les Provinciales d’obscurcir les questions par de vaines subtilités qui échappent entièrement au peuple : voir Provinciale XII, éd. Cognet, Garnier, p. 227-228 : « Vous recherchez à dessein ces mots de droit divin, droit positif, droit naturel, tribunal intérieur et extérieur, cas exprimés dans le Droit, présomption externe, et les autres qui sont peu connus, afin d’échapper sous cette obscurité, et de faire perdre la vue de vos égarements. Vous n’échapperez pas néanmoins, mes Pères, par ces vaines subtilités : car je vous ferai des questions si simples, qu’elles ne seront point sujettes au distinguo. Je vous demande donc, sans parler de droit positif, ni de présomption de tribunal extérieur, si un bénéficier sera simoniaque, selon vos Auteurs, en donnant un bénéfice de quatre mille livres de rente, et recevant dix mille francs argent comptant, non pas comme prix du bénéfice, mais comme un motif qui le porte à le donner. Répondez-moi nettement, mes Pères, que faut-il conclure sur ce cas selon vos Auteurs ? [...] Voilà, mes Pères, comment il faut traiter les questions pour les démêler au lieu de les embrouiller ou par des termes d’École ou en changeant l’état de la question ».

 

Et on demande : Qu’avez‑vous qui vous fasse plutôt croire que les autres ? Quel signe faites‑vous ? Vous n’avez que des paroles et nous aussi.

 

On trouve dans ce passage un écho d’un fragment auquel les commentateurs assignent en général une signification sceptique :

Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre, comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons-nous un port dans la morale ?

Les interlocuteurs du dialogue sont difficiles à identifier. Le contexte tendrait à imaginer qu’il s’agit d’une discussion entre les disciples de saint Augustin et leurs adversaires jésuites. Mais la réalité est sans doute plus générale et plus abstraite.

 

Si vous aviez des miracles, bien. Cela est une vérité que la doctrine doit être soutenue par les miracles dont on abuse pour blasphémer la doctrine. Et si les miracles arrivent, on dit que les miracles ne suffisent pas sans la doctrine, et c’est une autre vérité pour blasphémer les miracles.

 

Brunschvicg minor 843 suggère de sous-entendre, entre vérité et pour blasphémer, la précision dont on abuse.

Le passage montre comment des principes vrais, employés dans des circonstances différentes, permettent d’imputer successivement à des adversaires des erreurs différentes (soit contre les miracles, soit contre la doctrine). Pascal décrit ici la stratégie des jésuites dans les polémiques avec Port-Royal. Après avoir bien obscurci les controverses doctrinales (sur la grâce notamment : on reconnaît en cela une allusion aux Provinciales), ils exigent de Port-Royal des garanties de vérité par des signes, c’est-à-dire par des miracles. Mais si les miracles arrivent, ils les déclarent insatisfaisants. Et au contraire, ces miracles sont retournés contre la doctrine de Port-Royal.

Si les miracles arrivent on dit que les miracles ne suffisent pas sans la doctrine et c’est une autre vérité pour blasphémer les miracles : c’est de cette manière que les jésuites ont contesté le miracle de Port-Royal, lorsque le P. Annat a admis la vérité du miracle de la sainte Épine, mais en ajoutant que ce miracle ne pouvait servir à soutenir la doctrine janséniste, ce qui, pour Pascal, revient à contester la doctrine de saint Augustin.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 156 sq. Sur la possibilité d’abuser des miracles. Règle : les miracles ne peuvent contredire la foi en un Dieu unique et la vérité. Mais selon Pascal, la vérité n’apparaît pas à l’état pur dans le monde, même pour les chrétiens à qui elle a été révélée par Dieu et le Christ. Le problème qui en découle est qu’il y a beaucoup de cas dans l’histoire de l’Église où deux partis se sont disputés au nom du même Dieu, soit sur l’authenticité, soit sur le sens des miracles : p. 156. La vérité n’agit donc pas directement dans la pratique pour discerner le miracle et son sens. Impasse apparente : c’est parce que la vérité ne se découvre pas aux hommes à découvert que les miracles doivent intervenir pour en rendre témoignage dans des situations données. Mais cette raison d’être des miracles ne permet justement pas de les distinguer d’une manière irréfutable des faux miracles, car la vérité, qui est la référence des vrais miracles, est cachée. Il est dont toujours possible d’abuser des miracles : p. 158.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 160 sq. Problème : Pascal conclut que les pharisiens auraient dû se renseigner sur le Christ et voir si sa conduite était en accord avec la doctrine traditionnelle, et que les jésuites doivent s’informer sérieusement sur le fait de savoir si la doctrine défendue par Port-Royal n’est pas la vérité : p. 160. Mais cela aboutit au fait que, alors qu’on a commencé à entreprendre le discernement des miracles en prenant comme critère la doctrine, ce sont alors les miracles qui la discernent, sans qu’on sache comment ils ont été reconnus comme tels : p. 161. Pascal résout la difficulté par son principe que Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur : p. 161. Les miracles survenus dans une situation confuse de polémique religieuse ne peuvent être faux, à moins que ceux qui les ont accomplis ne s’opposent ouvertement aux principes fondamentaux de la religion, et ils permettent de discerner les vrais hommes de Dieu et la vraie doctrine, qui, intégrés dans la doctrine, servent à leur tour de critère aux miracles ultérieurs. De là découle la règle qui exige de juger des miracles par la doctrine et de la doctrine par les miracles : p. 162.

 

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Jésus-Christ guérit l’aveugle‑né et fit quantité de miracles au jour du sabbat, par où il aveuglait les pharisiens qui disaient qu’il fallait juger des miracles par la doctrine.

 

Jésus-Christ guérit l’aveugle-né : Jean, IX, 1-13, notamment 6 : « Après cela, [Jésus] cracha à terre, et ayant fait de la boue avec sa salive, il oignit de cette boue les yeux de l’aveugle ». Les notes de l’Évangile de saint Jean, dans la Bible de Port-Royal, contiennent un long commentaire de l’épisode de la guérison de l’aveugle-né et des discussions qu’elle suscita.

Abrégé de la vie de Jésus-Christ, § 117, OC III, éd. J. Mesnard, p. 273. « En s’en allant, il guérit l’aveugle-né ; les Pharisiens interrogèrent celui en qui le miracle avait été fait et, voyant qu’il persistait à confesser la vérité, ils le jetèrent hors du Temple. Et Jésus le reçoit, lui demande s’il croit au fils de Dieu, lui déclare qu’il l’est, et qu’il est venu pour rendre la vue aux aveugles, c’est-à-dire qui se reconnaissent aveugles. Et pour aveugler ceux qui voient, c’est-à-dire ceux qui ne croient pas être aveugles. »

Miracles II (Laf. 846, Sel. 429). Nicodème reconnaît par ses miracles que sa doctrine est de Dieu. Scimus quia venisti a Deo magister, nemo enim potest facere quae tu facis nisi deus fuerit cum illo. Il ne juge pas des miracles par la doctrine, mais la doctrine par les miracles. Voir Jean, II, 2 : « Maître nous savons que vous êtes venu de Dieu car nul ne pourrait faire les prodiges que vous faites si Dieu n’était avec lui ».

Jésus-Christ fit quantité de miracles au jour du sabbat : voir Jean, V, 10-16 : après la guérison d’un malade, « ce jour-là était un jour de sabbat. 10. Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri : C’est aujourd’hui le sabbat, il ne vous est pas permis d’emporter votre lit ». Voir aussi Jean, IX, 14 : « Or c’était le jour du sabbat que Jésus avait fait cette boue, et lui avait ouvert les yeux ». Et Jean, VII, 23 : « Si un homme peut recevoir la circoncision le jour du sabbat, sans que la loi de Moïse soit violée, pourquoi vous mettez-vous en colère contre moi de ce que j’ai guéri un homme dans tout son corps au jour du sabbat ? »

Les pharisiens qui disaient qu’il fallait juger des miracles par la doctrine : GEF XIV, p. 276, renvoie à Jean, IX, 16 : « Sur quoi quelques-uns des pharisiens dirent : Cet homme n’est point envoyé de Dieu, puisqu’il ne garde pas le sabbat. Mais d’autres disaient : Comment un méchant homme pourrait-il faire de tels prodiges ? Et il y avait sur cela de la division entre eux. »

Le rapprochement de ce texte avec le fragment Miracles II (Laf. 855, Sel. 435) permet de comprendre quel rapport le récit de cet épisode peut avoir avec les contestations sur le miracle de la sainte Épine produit à Port-Royal.

À la manière des pharisiens, suggère Pascal, les jésuites soutiennent que la signification du miracle doit être évaluée par la doctrine du lieu où il se produit, c’est-à-dire celle du jansénisme. Or Dieu ne voulant jamais favoriser une erreur, le miracle de la sainte Épine ne peut constituer qu’un appel à la conversion adressé aux religieuses et aux Messieurs.

Miracles II (Laf. 855, Sel. 435). Joh. 9. non est hic homo a Deo quia sabbatum non custodit. Alii : quomodo potest homo peccator haec signa facere. Lequel est le plus clair. Cette maison est de Dieu, car il y fait d’étranges miracles. Les autres : cette maison n’est point de Dieu, car on n’y croit pas que les cinq propositions soient dans Jansénius. Lequel est le plus clair ? Tu quid dicis, dico, quia propheta est, nisi esset hic a Deo non poterat facere quidquam.

 

Nous avons Moïse, mais celui‑là nous ne savons d’où il est.

C’est ce qui est admirable, que vous ne savez d’où il est, et cependant il fait de tels miracles.

 

Nous avons Moïse, mais celui-là nous ne savons d’où il est. C’est ce qui est admirable que vous ne savez d’où il est et cependant il fait de tels miracles : il s’agit du dialogue entre les pharisiens et l’aveugle que Jésus-Christ a guéri ; voir Jean IX, 29-30. « Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais pour celui-ci, nous ne savons d’où il est. 30. Cet homme [sc. l’aveugle guéri par le Christ] leur répondit : C’est ce qui est étonnant, que vous ne sachiez d’où il est, et qu’il m’ait ouvert les yeux ».

Le Guern Michel, Pascal et Arnauld, p. 97. Rapprochement entre ce passage du présent texte et Arnauld Antoine, De l’autorité des miracles, en réponse au libelle intitulé Défense de la vérité catholique touchant les miracles, contre les déguisements et artifices de la réponse faite par MM. de Port-Royal à un écrit intitulé [Rabat-joie, ou] Observations nécessaires sur ce qu’on dit être arrivé à Port-Royal, au sujet de la Sainte Épine, par le sieur de Sainte-Foi, docteur en théologie. À Paris, chez Florentin Lambert, avec privilège du roi, 1657, Chapitre I, in Arnauld Antoine, Œuvres, XXIII, p. 42. « L’histoire de l’aveugle-né nous fournit encore une preuve convaincante de la vérité que nous soutenons contre les hérétiques. Jésus-Christ lui ayant rendu la vue le jour du sabbat, on l’amena aux pharisiens, c’est-à-dire aux ennemis déclarés de la doctrine de Jésus-Christ qui s’étaient persuadés que c’était un faux prophète, qui séduisait le peuple. Ils lui demandent comment il avait été guéri. Il en fait le récit, qui en aigrit quelques-uns, et qui en persuade d’autres. Ceux qui demeurent dans leur endurcissement opposent à ce miracle la doctrine de Jésus-Christ qu’ils prétendent être contraire à Moïse. Cet homme, disent-ils, n’est point de Dieu, parce qu’il ne garde point le sabbat ; et il paraît par le chapitre suivant, qu’ils attribuent au démon cette guérison miraculeuse. Mais d’autres, que ce miracle avait touché, disent au contraire, comment un homme pécheur pourrait-il faite ces miracles ? Nous voyons déjà le procédé des catholiques et des hérétiques parfaitement représenté dans ces deux sortes de personnes. Les pharisiens ennemis de Jésus-Christ, voulaient qu’on jugeât de ses miracles par sa doctrine, et qu’on attribuât ces miracles au démon ; parce qu’ils étaient prévenus que sa doctrine était contraire à celle de Moïse. » : p. 42. « Comment est-ce que cet aveugle peut dire, que ce n’est pas à lui à juger si Jésus-Christ est pécheur, en même temps qu’il assure que la grâce qu’il en a reçue, l’oblige à croire qu’il n’est pas pécheur. Il ne peut y avoir d’autre sens dans les paroles que ces hérétiques avouent avoir été dites par l’inspiration du Saint Esprit, sinon qu’il ne pouvait pas juger si Jésus-Christ était bon ou méchant, par aucun examen qu’il eût fait de sa doctrine ou de ses mœurs ; mais que, quoique les pharisiens en pussent dire, ce miracle seul, dont il était le premier témoin, le contraignait de reconnaître Jésus pour prophète. Car c’est la force de ces mots : si peccator est nescio ; unum scio, quia caecus cum essem modo video ; et de là seul il conclut qu’il n’est pas pécheur » : p. 44.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 159 sq. Jésus Christ a fait des miracles que les pharisiens ont refusé de voir. Ils n’auraient pas dû rejeter à la légère les miracles du Christ, mais se demander si ses actions se conformaient à la véritable doctrine traditionnelle.

 

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Jésus-Christ ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moïse.

L’Antéchrist et les faux prophètes prédits par l’un et l’autre Testament parleront ouvertement contre Dieu et contre Jésus-Christ.

Qui n’est point contre, qui serait ennemi couvert, Dieu ne permettrait pas qu’il fît des miracles ouvertement.

 

Miracles II (Laf. 854, Sel. 434). Nous ne sommes point aujourd’hui dans la peine de faire ce discernement ; il est pourtant bien facile à faire. Ceux qui ne nient ni Dieu, ni Jésus-Christ ne font point de miracles qui ne soient sûrs.

Voir le dossier thématique sur l’Antéchrist. La seule ressemblance réelle entre le Christ et l’Antéchrist, c’est que l’un et l’autre ne sont pas couverts, c’est-à-dire que leur discours public sera conforme à leurs intentions. Tous deux sont donc immédiatement reconnaissables, autrement dit qu’il faudra être aveugle ou aveuglé par un cœur mauvais, pour ne pas savoir que le Christ parle pour Dieu, mais que l’Antéchrist parle comme un ennemi du Christ. Reste le troisième cas, celui d’un ennemi « couvert », c’est-à-dire un ennemi de Dieu qui parle comme le Christ. C’est de ceux-là que Pascal dit que Dieu ne leur permettra pas de faire des miracles aux yeux du monde.

Qui n’est point contre... : entendre qui n’est point ouvertement contre Dieu, c’est-à-dire qui serait un « ennemi couvert ».

 

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Jamais en une dispute publique où les deux partis se disent à Dieu, à Jésus-Christ, à l’Église, les miracles ne sont du côté des faux chrétiens, et l’autre côté sans miracle.

 

Miracles II (Laf. 839, Sel. 424). Jamais en la contention du vrai Dieu, de la vérité de la religion il n’est arrivé de miracle du côté de l’erreur et non de la vérité.

Généralisation du principe précédent : lorsque la situation oppose deux partis qui l’un et l’autre se disent à Dieu, de sorte que l’un parle pour Dieu, et l’autre est un ennemi couvert, c’est-à-dire un faux chrétien, Dieu, pour éviter les équivoques, ne fera des miracles en faveur des seconds.

Qui, selon Pascal, seront ces « ennemis couverts » ? Il ne s’agit pas des athées ou des païens, qui sont ouvertement contre Dieu. Ce ne sont pas non plus des hérétiques, puisqu’ils se disent à l’Église. Il s’agit donc de catholiques dont les doctrines ne sont pas conformes à celles de l’Église catholique, autrement dit des ennemis de l’intérieur, ou si l’on préfère des Tartuffe.

Pascal pense sans doute à la situation de Port-Royal à l’égard des jésuites. Il considère toujours que la Compagnie de Jésus, a sur les protestants qu’elle a su demeurer au sein de l’Église, son seul tort étant d’y répandre des doctrines contraires à la vérité. Voir sur ce point le Cinquième écrit des curés de Paris, § 15, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 439 : « Nous ne voulons donc pas que ceux que Dieu nous a commis s’emportent tellement dans la vue des excès des Jésuites, qu’ils oublient qu’ils sont leurs frères, qu’ils sont dans l’unité de l’Église, qu’ils sont membres de notre corps, et qu’ainsi nous avons intérêt à les conserver ; au lieu que les hérétiques sont des membres retranchés qui composent un corps ennemi du nôtre ; ce qui met une distance infinie entre eux, parce que le schisme est un si grand mal, que non seulement il est le plus grand des maux, mais qu’il ne peut y avoir aucun bien où il se trouve, selon tous les Pères de l’Église ». Mais dans le même écrit, § 4, p. 432, il déclare nettement en quoi les jésuites de son temps sont bien des ennemis couverts de la vérité, qui font grand tort à l’Église : « Voilà l’état où les Jésuites ont mis l’Église. Ils l’ont rendue le sujet du mépris et de l’horreur des hérétiques : elle, dont la sainteté devrait reluire avec tant d’éclat, qu’elle remplît tous les peuples de vénération et d’amour. De sorte qu’elle peut dire à ces Pères ce que Jacob disait à ses enfants cruels : Vous m’avez rendu odieux aux peuples qui nous environnent ; ou ce que Dieu dit dans ses Prophètes à la Synagogue rebelle : Vous avez rempli la terre de vos abominations, et vous êtes cause que mon saint nom est blasphémé parmi les Gentils, lorsqu’en voyant vos profanations ils disent de vous : C’est là le peuple du Seigneur, c’est celui qui est sorti de la terre d’Israël qu’il leur avait donnée en héritage. C’est ainsi que les hérétiques parlent de nous, et qu’en voyant cette horrible morale, qui afflige le cœur de l’Église, ils comblent sa douleur, en disant, comme ils font tous les jours : C’est là la doctrine de l’Église Romaine, et que tous les Catholiques tiennent ; ce qui est la proposition du monde la plus injurieuse à l’Église. »

Ce texte montre comment Pascal conçoit la complicité de fait des ennemis ouverts de la religion (les calvinistes) avec ses ennemis couverts (les jésuites).

Pascal approche ici de trouver un critère solide de distinction et d’interprétation des miracles. Dans une situation où le doute est inévitable, faute de pouvoir discerner entre les partis, Dieu évite de donner des signes qui favoriseraient l’erreur.

Il reste encore à Pascal à justifier ce principe qui pourrait autrement passer pour une affirmation gratuite. C’est ce qu’il fera dans le fragment Miracles II (Laf. 840, Sel. 428) : Il y a un devoir réciproque entre Dieu et les hommes. Il faut pardonner ce mot, quod debui ; Accusez-moi, dit Dieu dans Isaïe. [...] Dieu doit accomplir ses promesses, etc. Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les point induire en erreur. Or ils seraient induits en erreur si les faiseurs [de] miracles annonçaient une doctrine qui ne paraît pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n’avait déjà averti de ne les pas croire. Ainsi s’il y avait division dans l’Église et que les ariens par exemple, qui se disaient fondés en l’Écriture comme les catholiques, eussent fait des miracles, et non les catholiques on eût été induit en erreur.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 161 sq.

 

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Il a le diable. Jeh., 10, 21 : Et les autres disaient : Le diable peut‑il ouvrir les yeux des aveugles ?

 

La guérison par Jésus-Christ de l’aveugle-né est mentionnée plus haut, ainsi que dans le fragment Miracles III (Laf. 903, Sel. 450). L’histoire de l’aveugle-né.

Jean, X, 20-21. « Dicebant autem multi ex ipsis : Daemonium habet, et insanit : quid eum auditis ? 21. Alii dicebant : Haec verba non sunt daemonium habentis. Numquid daemonium potest caecorum oculos aperire ? »

Tr. de Port-Royal : « Plusieurs d’entre eux disaient : Il est possédé du démon, il a perdu le sens ; pourquoi l’écoutez-vous ? 21. Mais les autres disaient : Ce ne sont pas là les paroles d’un homme possédé du démon. Le démon peut-il ouvrir les yeux des aveugles ? »

La référence Jeh. est une abréviation de Iehan ou Jehan, forme ancienne qui est en usage dans la Bible de Louvain de 1550, par exemple, où l’on trouve dans les références en marge l’abréviation Ieh. C’est dans cette Bible que l’on trouve la traduction « Il a le diable », alors que la Bible de Port-Royal par exemple traduit autrement (voir ci-dessus). Ce détail donne une indication sur la Bible dont Pascal s’est servi lorsqu’il a noté cette citation.

 

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Les preuves que Jésus-Christ et les apôtres tirent de l’Écriture ne sont pas affirmatives démonstratives, car ils disent seulement que Moïse a dit qu’un prophète viendrait, mais ils ne prouvent pas par là que ce soit celui‑là, et c’était toute la question. Ces passages ne servent donc qu’à montrer qu’on n’est pas contraire à l’Écriture et qu’il n’y paraît point de répugnance, mais non pas qu’il y ait accord. Or cela suffit : exclusion de répugnance avec miracles.

 

L’édition de Port-Royal ajoute : « Il s’ensuit donc qu’il jugeait que ses miracles étaient des preuves certaines de ce qu’il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de croire. Et en effet c’est particulièrement les miracles qui rendaient les Juifs coupables dans leur incrédulité ».

Les preuves que Jésus-Christ et les apôtres tirent de l’Écriture ne sont pas démonstratives : Pascal a d’abord écrit affirmatives.

Ils ne prouvent pas par là que ce soit celui-là, et c’était toute la question : la question est de savoir si Jésus-Christ est bien le Messie annoncé. Il ne faut pas perdre de vue que de faux Christs l’ont précédé. Voir Prophéties 16 (Laf. 337, Sel. 369) : Hérode cru le Messie. Il avait ôté le sceptre de Juda, mais il n’était pas de Juda. Cela fit une secte considérable. Et Barcosba et un autre reçu par les Juifs. Et le bruit qui était partout en ce tempslà.

Répugnance : contradiction, ou en un sens plus faible, contrariété avec des faits. Répugner : être opposé, contraire, incompatible. On dit en philosophie, il n’y a rien qui répugne, qui empêche qu’une telle chose ne soit. Ce qui implique contradiction répugne au sens commun (Furetière).

Lalande André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P. U. F., 1976 (4e éd.), art. Répugner, p. 924. « Être contradictoire. Se dit soit d’une proposition dont on peut tirer des conséquences qui lui sont contraires ; soit de deux propositions ou de deux propriétés incompatibles. Dans un sens plus faible, s’accorder mal avec... : il répugne à la raison...).

Le terme semble avoir eu un sens plus précis au XVIe siècle. Voir Ramus Pierre, Dialectique, Paris, Weschel, 1555, p. 32 sq. « Répugnants sont opposés différents non très grandement un à un, comme les contraires, mais un à plusieurs : entre deux contraires quelquefois, est quelque entre deux, et n’est néanmoins contraire à iceux, mais répugnant, comme le vert, gris, rouge est entre le noir et le blanc, lesquels chacuns sont répugnants aux extrêmes et entre soi : ainsi libéralité, prodigalité, avarice répugnent entre soi : car libéralité et prodigalité ne sont différentes très grandement, vu que libéralité et avarice [...] sont plus différentes : voire le vice (qui est genre des deux vices spéciaux) diffère beaucoup plus de libéralité : comme pareil est davantage opposé à impareil qu’il n’est au plus et au moins, qui sont espèces d’impareil. »

Ces passages ne servent donc qu’à montrer qu’on n’est pas contraire à l’Écriture et qu’il n’y paraît point de répugnance, mais non pas qu’il y ait accord : Pascal parle en géomètre. Les preuves tirées de l’Écriture sont nécessaires, puisqu’il n’y paraît point de répugnance, c’est-à-dire d’incompatibilité avec les faits, mais non suffisantes parce qu’elles ne précisent pas l’identité du prophète.

Mais l’addition de la clause avec miracles change la donne : Pascal ajoute que pourvu que ces preuves soient suffisantes (exemptes de contradictions), et qu’elles soient accompagnées de miracles, on doit les considérer aussi comme suffisantes.

Accord s’oppose directement à répugnance : le mot signifie qu’il y a une correspondance entre les discours et les faits.

Moïse a dit qu’un prophète viendrait : voir Deutéronome, XVIII, 15. « Le Seigneur votre Dieu vous suscitera un prophète comme moi, de votre nation et d’entre vos frères : c’est lui que vous écouterez ». Voir aussi Deutéronome, XVIII, 18 : « Je leur susciterai du milieu de leurs frères un prophète semblable à vous ; je lui mettrai mes paroles dans la bouche, et il leur dira tout ce que je lui ordonnerai ». Le commentaire de la Bible de Port-Royal insiste sur le fait que si les Juifs attendent un prophète semblable à Moïse, les Pères de l’Église voient dans ces passages l’annonce de Jésus. Il propose de nombreuses références aux textes qui identifient le prophète annoncé au Christ.