Fragment Contrariétés n° 14 / 14 – Papier original : RO 257-257 v° et 261-261 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 178 à 182 p. 47 v° à 52 / C2 : p. 69 à 74

Éditions de Port-Royal :

     Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 158-164 et p. 171 / 1678 n° 1 p. 157-161, n° 4 p. 167-168

     Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 36-37, 38-39 / 1678 n° 5 p. 39, n° 6 p. 39-40, n° 8 p. 40-41

     Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 245 et p. 248-249 / 1678 n° 16 p. 237, n° 30 p. 241-242

Éditions savantes : Faugère II, 100, XXV / Havet VIII.1 / Michaut 536 / Brunschvicg 434 / Tourneur p. 199-2 / Le Guern 122 / Lafuma 131 / Sellier 164

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Éclaircissements

 

 

Bibliographie

Définitions du scepticisme et du dogmatisme

Analyse du texte de RO 257 : Les principales forces des pyrrhoniens,...

Analyse du texte de RO 258 (257 v°) : Voilà la guerre ouverte entre les hommes,...

Analyse du texte de RO 261 : Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu,...

Analyse du texte de RO 262 (261 v°) : D’où il paraît que Dieu, voulant nous rendre la difficulté de notre être inintelligible...

 

 

 

Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme, car qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux. Ils ne sont pas pour eux‑mêmes, ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout sans s’excepter.

 

Cabale : une science secrète que les Hébreux prétendent voir par tradition et révélation divine, par laquelle ils expliquent tous les mystères de la divinité, et toutes les parties de la nature : ce qui consiste la plupart du temps en des rapports mystérieux, qu’ils ont des choses aux lettres de l’alphabet hébraïque. On y voit beaucoup d’esprit et de subtilité, mais bien de la vanité et de la superstition (Furetière). Cabale se dit figurément d’une société de personnes qui sont dans la même confidence et dans les mêmes intérêts ; mais il se prend ordinairement en mauvaise part. On le dit aussi des conspirations et des entreprises secrètes, des desseins qui se forment dans cette société. Cabale se dit aussi de quelques sociétés d’amis qui ont entre eux une liaison plus étroite qu’avec d’autres, sans avoir aucun mauvais dessein, comme pour se divertir, étudier.

Le mot s’entend ici au deuxième sens. Voir sur ce terme Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 81.

Sur la neutralité des pyrrhoniens, qui ne déterminent rien, et qui n’affirment même pas leur propre doute, voir Diogène Laërce, Vies, IX, 102 sq., éd. Goulet-Cazé, p. 1134 : « Quand nous disons que nous ne déterminons rien, cela même nous ne le déterminons pas ». Voir 74, p. 1111. « Ils n’affirmaient rien de façon dogmatique, se bornant à proférer et à raconter sans rien déterminer eux-mêmes même pas cela. De la sorte, ils supprimaient même l’expression ne pas déterminer, en disant par exemple : En rien nous ne déterminons, puisque (autrement) ils auraient déterminé quelque chose... »

Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, III, Les Académiciens. La renaissance du pyrrhonisme, Flammarion, Paris, 2001, p. 63. Photius, Bibliothèque : « d’une manière générale, le Pyrrhonien ne détermine rien, pas même cela que rien n’est déterminé ».

Cette neutralité est celle que dans L’entretien avec M. de Sacy Pascal attribue à Montaigne : « Il met toutes choses dans un doute universel, et si général que ce doute s’emporte soi-même, c’est-à-dire qu’il doute s’il doute, et doutant même de cette dernière supposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos ; s’opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer.

C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maîtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucuns termes positifs. Car, s’il dit qu’il doute, il se trahit en assurant au moins qu’il doute ; ce qui étant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire : « Je ne sais », il dit : « Que sais-je ? » dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, les trouvent dans un parfait équilibre : c’est-à-dire qu’il est pur pyrrhonien. »

Il en résulte que quiconque prétend demeurer neutre dans les querelles des philosophes et douter même du pyrrhonisme, peut être considéré comme pyrrhonien par excellence. Le sceptique a donc toujours raison : quand on le désavoue, on l’approuve encore, et on renforce le scepticisme. C’est pourquoi Pascal a pu dire, dans le fragment Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67) : il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme ; rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient ils auraient tort.

Voir Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution. Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer : trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001, p. 127 sq., qui ne conclut cependant pas que cela fait du scepticisme un dogmatisme pratique.

Cousin Victor, Œuvres, IVe série, Littérature, Blaise Pascal, p. 16.

 

Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera‑t‑il de tout ? Doutera‑t‑il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera‑t‑il s’il doute ? Doutera‑t‑il s’il est ?

 

Doutera-t-il s’il doute ? Ce dernier doute est ordinairement désigné comme le doute autophagique, c’est-à-dire qui se dévore lui-même. Havet, éd. des Pensées, 1866, I, p. 123, considère, à tort, que l’expression doutera-t-il s’il doute témoigne de l’inspiration cartésienne de Pascal. C’est un contresens. Nulle part, ni dans le Discours de la méthode, ni dans les Méditations, Descartes ne dépasse le stade du doutera-t-il s’il est, qui porte sur l’existence de celui qui pense, pour arriver à l’idée que le doute peut porter sur le doute même, qui doit être attribuée à Montaigne. Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 73, Bibliothèque augustinienne, p. 131, prend position contre la possibilité de ce doute réflexif : on ne doute pas qu’on doute.

Doutera-t-il s’il est ? On trouve un premier dessin de ce doute, auquel Descartes donnera toute son ampleur dans les Méditations métaphysiques, chez Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration..., p. 178 sq.

« Tout homme dis-je, qui a l’usage du jugement et de la raison, peut connaître qu’il est, c’est-à-dire qu’il a un être et cette connaissance est si infaillible, que soit ou que toutes les opérations des sens externes soient en elles-mêmes trompeuses, ou qu’on ne puisse pas distinguer entre elles, et celles d l’imagination altérée, ni s’assurer entièrement si l’on veille ou si l’on songe, et si ce qu’on voit est vérité ou illusion et feinte ; il est impossible qu’un homme qui a la force, comme plusieurs l’ont, de rentrer en lui-même, et de faire ce jugement, qu’il est, qu’il se trompe en ce jugement, et qu’il ne soit pas. C’est une vérité aussi sensible à la raison, que celle du soleil l’est aux yeux sains, que l’opération suppose l’être, qu’il est nécessaire qu’une cause soit afin qu’elle agisse, et qu’il est impossible que ce qui n’est pas fasse quelque chose. Dieu même peut tirer du néant à l’être et à l’existence ce qui n’est pas : il n’a pas besoin pour agir de sujet ni de matière, et toutes les choses créées sont sorties immédiatement de sa puissance. Mais de faire que ce qui n’est pas agisse auparavant qu’il soit, c’est ce qui emporte contradiction ; c’est ce que la nature des choses ne souffre pas ; c’est ce qui est du tout impossible. Or ce jugement que l’homme fait, qu’il est, n’est pas une connaissance frivole, ni une réflexion impertinente. Il peut de là montrer par discours jusqu’à la première et originelle source de son être, et à la connaissance de Dieu même. Il en peut tirer la démonstration de l’existence d’une divinité, comme je le montrerai au premier discours du livre suivant : il en peut tirer les premiers mouvements de la religion, et le germe de cette vertu qui nous incline à nous soumettre à Dieu… ».

Sur la succession des questions dans ce passage : le texte de Montaigne, Essais, II, XII, Apologie de Raymond de Sebonde, éd. Balsamo, Pléiade, p. 556 sq., est comme préparé à recevoir les arguments cartésiens. Les deux dernières questions sont présentées dans un ordre différent dans les Pensées et dans l’Entretien. Dans l’Entretien avec M. de Sacy, Pascal, qui envisage le problème du point de vue de la logique du scepticisme, considère que le doute qui se remet en question lui-même est le plus radical qui soit, car il est autophagique, il le place donc après le doute sur l’existence, pour maintenir une gradation ascendante.

La perspective des Pensées n’est pas logique, mais pratique : dans ce cas, c’est le doute sur l’existence de moi-même qui va le plus loin, parce qu’il met en cause la personne même. On a l’impression que pour Pascal, qui adapte l’ordre des questions à la perspective argumentative propre à chaque écrit, Montaigne est moins « hyperbolique » que Descartes, qui clôt l’énumération.

 

On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait.

 

L’argument selon lequel le scepticisme rend la vie pratique impossible remonte à l’Antiquité : voir cette objection des dogmatiques dans Diogène Laërce, Vies, IX, 104 sq., éd. Goulet-Cazé, p. 1135 : « Les dogmatiques prétendent que les sceptiques abolissent même la vie, quand ils envoient promener tout ce que en quoi la vie consiste ».

Sur l’impossibilité du doute, voir Misère 24 (Laf. 75, Sel. 110) : L’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable. Car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir, or il veut être heureux et assuré de quelque vérité, et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter.

L’argument est repris dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, IV, 1, éd. D. Descotes, p. 507 sq.

« Il s’est trouvé des philosophes qui ont fait profession de le nier, et qui ont même établi sur ce fondement toute leur philosophie : et entre ces philosophes, les uns se sont contentés de nier la certitude, en admettant la vraisemblance, et ce sont les nouveaux académiciens : les autres qui sont les pyrrhoniens, ont même nié cette vraisemblance, et ont prétendu que toutes choses étaient également obscures et incertaines. Mais la vérité est, que toutes ces opinions qui ont fait tant de bruit dans le monde, n’ont jamais subsisté que dans des discours, des disputes, ou des écrits, et que personne n’en a jamais été sérieusement persuadé, c’étaient des jeux et des amusements de personnes oisives et ingénieuses ; mais ce ne furent jamais des sentiments dont ils fussent intérieurement pénétrés ; et par lesquels ils voulussent se conduire : c’est pourquoi le meilleur moyen de convaincre ces philosophes, était de les rappeler à leur conscience, et à la bonne foi, et de leur demander après tous ces discours, par lesquels ils s’efforçaient de montrer, qu’on ne peut distinguer le sommeil de la veille, ni la folie du bon sens, s’ils n’étaient pas persuadés malgré toutes leurs raisons, qu’ils ne dormaient pas, et qu’ils avaient l’esprit sain ; et s’ils eussent eu quelque sincérité, ils auraient démenti toutes leurs vaines subtilités, en avouant franchement qu’ils ne pouvaient pas ne point croire toutes ces choses quand ils l’eussent voulu ».

Comment Pascal peut-il mettre en fait qu’il n’y a pas de vrai pyrrhonien ?

L’idée ne lui est pas entièrement propre : on la trouve par exemple chez Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration..., p. 107 sq. « Tellement que si ces connaissances des sens sont incertaines, et cette opération du discours trompeuse, c’en est fait du christianisme : notre religion est par terre ; notre salut se conduit au hasard, et nous ne savons ni où nous devons aspirer, ni quel chemin prendre pour y parvenir. Si les chrétiens qui ont protégé le pyrrhonisme eussent prévu les suites de cette erreur, je ne doute point qu’ils ne l’eussent abandonnée, et il y a de l’apparence que Montaigne qui semble en avoir été un des plus âpres défenseurs, ne l’a pas crue tout de bon, et que son intention n’a pas été d’abolir la certitude de toutes nos connaissances, mais seulement de s’opposer à la vanité de ceux qui présument trop de leur esprit » : p. 107-108.

Certains commentateurs pensent que le reproche que fait Pascal aux sceptiques et aux pyrrhoniens est de ne pas être assez radicaux, et de ne pas être capables de soutenir jusqu’au bout la confusion qu’ils affirment lorsqu’ils s’en prennent aux principes soutenus par les philosophes dogmatiques.

Voir Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 291. Pour Pascal, la sottise de Montaigne ne vient pas de sa confusion, mais de ne pas être allé jusqu’au bout de cette confusion en renonçant au projet fondamental de se peindre.

Voir aussi Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution..., p. 177. Pour Pascal, les sceptiques ne vont pas au bout de leur critique : ils maintiennent un certain ordre, après avoir prétendu que seul le désordre, le défaut de droite méthode, était possible. Ils maintiennent le projet de se peindre après avoir dit que la nature humaine est insaisissable. Les sceptiques désavouent leur scepticisme en cherchant au moyen de leurs tâtonnements à situer l’homme, à lui donner les moyens de comprendre où il en est et ce qu’il peut faire. Il faut donc radicaliser le scepticisme de Montaigne en érigeant les incertitudes anthropologiques en une irrémédiable ignorance de soi, en transformant le doute sceptique en désespoir de connaître : p. 178. Ce qui donne aux Pensées une couleur tragique qui n’est pas dans les Essais. Ce qui fait le ridicule du pyrrhonisme, c’est que la misologie des sceptiques, leur discours sur l’impuissance de la raison, nourrit la présomption rationnelle au lieu de l’étouffer. L’expression sceptique d’une confiance déçue en la perfection de la raison maintient l’exigence rationaliste d’une certitude assurée reposant sur la raison. Les sceptiques s’opiniâtrent à attendre de la raison la certitude dont l’homme a besoin : p. 201.

Les textes permettent de préciser la pensée de Pascal sur ce sujet.

Il faut d’abord remarquer que l’idée qu’il n’existe pas de pyrrhonien effectif parfait est nouvelle dans les Pensées : elle ne se trouve nulle part dans l’Entretien avec M. de Sacy, qui présente le scepticisme de Montaigne dans toute sa radicalité, sans jamais mettre en cause sa possibilité. Il s’agit donc, tout comme l’invention du renversement du pour au contre qui branche l’une l’autre l’affirmation de la misère de l’homme et celle de sa grandeur, d’un approfondissement par Pascal des premières réflexions qu’il a consignées dans l’étude qu’il a composée à la demande de M. de Sacy (sur le sens du mot étude, voir Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 56 sq. ; nous dirions un mémoire ou un rapport).

Cet approfondissement se traduit par deux arguments, l’un de fait, l’autre de droit.

En réalité, le reproche que Pascal fait aux sceptiques n’est pas d’être insuffisamment désordonnés, mais d’être dogmatiques par un autre tour d’esprit que les dogmatiques. Le sceptique n’est pas tant un homme qui doute de tout, qu’un homme qui n’est jamais satisfait des preuves qu’on lui apporte à l’appui des idées qu’on lui propose, et qui en exige toujours de nouvelles parce qu’il trouve insuffisantes celles qu’on lui propose. Pascal écrit dans le fragment Miracles III (Laf. 886, Sel. 445), qu’on peut dire pyrrhonien pour opiniâtre.

Par conséquent le sceptique apparaît bien comme un maniaque intempérant de la preuve, qui, comme l’indique S. Giocanti, maintient, par son exigence systématique de preuves pour toute affirmation quelle qu’elle soit, l’exigence rationaliste d’une certitude assurée.

C’est pourquoi le scepticisme conduit au dogmatisme, dont il est une forme larvée. Pascal en fournit un exemple concret dans Laf. 520, Sel. 453 : Le pyrrhonien Arcésilas qui redevient dogmatique. Voir sur cet exemple pris comme preuve que le pyrrhonisme n’est pas tenable, Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 124, et p. 180-181.

La thèse peut être encore approfondie, et reliée directement à la question doutera-t-il s’il doute ?, par le biais du fragment Laf. 655, Sel. 539 : Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement, peu de la chasteté chastement, peu du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous‑mêmes.

L’argument relève d’abord de la logique modale. Le pyrrhonisme est une opinion philosophique qui consiste à parler de toute opinion en doutant. Mais lorsque le pyrrhonien, prenant une attitude réflexive sur sa propre opinion, il ne parle pas du pyrrhonisme en doutant, mais sur un mode dogmatique. Rares sont ceux qui savent parler du « pyrrhonisme en doutant » (Notons toutefois que la formule sur le « peu » de pyrrhoniens qui parlent « du pyrrhonisme en doutant » permet de réserver le cas limite de Montaigne, qui, suivant l’Entretien avec M. de Sacy, refuse d’affirmer son propre doute.). Le pyrrhonisme n’est pas une doctrine cohérente avec elle-même.

Cette remarque d’ordre logique prépare une remarque d’une plus grande profondeur, savoir que les discours que tiennent les hommes ne sont pas nécessairement cohérents avec la manière dont ils parlent ; en fait c’est leur caractère, ou plus exactement ce que Pascal appellerait leur cœur, qui détermine la manière dont ils pensent, de manière parfois directement contraire au sens explicite de ce qu’ils disent : ainsi les discours « du pyrrhonisme », qui devraient exclure toute affirmation dogmatique, « sont matière d’affirmation aux affirmatifs ». Cette remarque, qui rejoint certains thèmes de L’art de persuader, les hommes ne croient guère que ce qui leur plaît, est présentée dans le fragment Laf. 655, Sel. 539 comme une méconnaissance de soi-même, elle-même conséquence de la corruption de l’homme : Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété et nous cachons et nous déguisons à nous‑mêmes. Le pyrrhonisme n’est en dernière analyse qu’une forme d’aveuglement sur soi.

 

La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

 

Cousin Victor, Œuvres, Quatrième série, Littérature, tome I, Pascal, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Pagnerre, 1849, p. 16 sq., est gêné par cette affirmation, qui semble contredire son interprétation de Pascal comme philosophe sceptique. Il soutient donc que ce n’est qu’une conclusion provisoire, qui paraît rendre à la raison sa validité, mais ne peut convenir à Pascal, qui revient rapidement aux arguments pyrrhoniens.

Giocanti Sylvia, Penser l’irrésolution..., p. 112. Pascal veut dire que l’on ne peut soutenir le pyrrhonisme sans étouffer la voix de la conscience, du cœur. C’est dans cette mesure que le sceptique, de son point de vue, peut être taxé de mauvaise foi : non pas parce qu’il tient un double discours, mais parce qu’il se dissimule à lui-même des évidences, qu’il refuse d’écouter ce que dit l’instinct, le sentiment, et qu’il se ment ainsi à lui-même.

 

Dira‑t‑il donc au contraire qu’il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est forcé de lâcher prise ?

 

Cousin Victor, Œuvres, IVe série, Littérature, Blaise Pascal, p. 17, défend le droit des premiers principes à tenir d’eux-mêmes leurs titres de validité. Il s’en prend au sophisme de Pascal : « tout ce qui suit dans Pascal, si admirable qu’il puisse être par l’énergie et la magnificence du langage, n’est après tout qu’une pièce d’éloquence qui n’a même pas le mérite d’une conséquence parfaite ».

 

Quelle chimère est‑ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers !

 

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 114. Chimère est pris dans le sens premier du mot, de chèvre à tête de lion et à queue de serpent. C’est une manière de dire que l’homme est monstrueux.

Nouveau : inouï, singulier, extraordinaire, et non pas seulement récent comme aujourd’hui. Nouveauté : chose dont il n’existe pas d’exemple.

Le mot chaos apparaît dans le fragment Fausseté des autres religions 6 (Laf. 208, Sel. 240), et dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), mais pour désigner l’incertitude relative à l’existence de Dieu. Voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, “Des Confessions aux Pensées”, Paris, Champion, 1999, p. 207 sq., sur le rapport avec les Confessions de saint Augustin.

Imbécile : au sens de faible, et non de stupide.

Cloaque : égout ou conduit fait de pierre et voûté dans lequel s’écoulent, se reçoivent les eaux et les immondices d’une ville, d’une maison. Cloaque signifie par extension tout lieu puant. On appelait aussi autrefois cloaque les latrines d’une maison (Furetière et Dictionnaire de l’Académie). Voir Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 83.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993, p. 433 sq. Pascal indique la possibilité d’une continuation indéfinie, par une sorte d’accélération du passage d’un contraire à l’autre, en un va-et-vient étourdissant.

 

Qui démêlera cet embrouillement ?

 

Embrouillement : confusion, désordre.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, “Des Confessions aux Pensées”, Paris, Champion, 1999, p. 208. Relation avec la nodositas de saint Augustin.

 

La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez‑vous donc, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune.

 

La raison confond les dogmatiques : noter l’ironie, puisque les dogmatiques prétendent s’appuyer sur la raison.

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 508-520. Composition du piège dans lequel Pascal prend son lecteur : il est dans la nécessité conjointe de choisir une position philosophique, puisqu’il n’y a que le dogmatisme et le scepticisme de disponibles, et dans l’impossibilité de le faire, puisque toutes deux sont intenables. Cela définit une situation impossible.

 

Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous‑même ! Humiliez‑vous, raison impuissante ! Taisez‑vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez.

Écoutez Dieu.

 

Le mot paradoxe est un hapax dans les Pensées, mais aussi dans les Provinciales. Sur le sens de ce mot, voir notre commentaire sur la liasse Contrariétés.

Cette injonction marque une étape nécessaire pour parvenir au fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182), qui suppose, dans le passage où Pascal pose les conditions auxquelles doit répondre la vérité, que celle-ci provient non pas de la raison naturelle, mais d’une instance qui la dépasse, autrement dit que la solution de l’énigme de la condition humaine est d’ordre religieux, et non philosophique : il faut écouter Dieu. Mais le discours que Dieu adresse aux hommes par la bouche de sa « Sagesse » n’est entièrement développé que dans le fragment A P. R. 1 auquel il faut recourir à ce point.

Voir la remarque de Havet, édition des Pensées, I, Delagrave, 1866, p. 115 : pour la suite du discours, il faut suppléer quelque chose. Il faut supposer que Pascal a déjà annoncé ce que Dieu dit, ce que la religion enseigne, c’est-à-dire le péché originel. Il manque en effet un morceau à ce commencement.

On pourrait dire que Montaigne a esquissé ce mouvement d’argumentation : voir Montaigne, Essais, II, 12 : « Car la vraie raison et essentielle, de qui nous dérobons de nom à fausses enseignes, elle loge dans le sein de Dieu ; c’est là son gîte et sa retraite ; c’est de là où elle part quand il plaît à Dieu nous en faire voir quelque rayon ». Mais ce qu’il dit sur le mode sceptique, Pascal le dit avec une éloquence beaucoup plus solennelle.

L’homme passe l’homme : voir saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, p. 131. « Et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere ». Il ne s’agit donc pas d’un dépassement de l’homme à la manière de Nietzsche : l’homme est dit passer l’homme en ce sens qu’il est incompréhensible à lui-même.

Le mouvement de ce passage est développé dans le fragment Fausseté des autres religions 6 (Laf. 208, Sel. 240). Sans ces divines connaissances qu’ont pu faire les hommes sinon ou s’élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s’abattre dans la vue de leur faiblesse présente. Car ne voyant pas la vérité entière ils n’ont pu arriver à une parfaite vertu, les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n’ont pu fuir ou l’orgueil ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices, puisqu’il ne peut sinon ou s’y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l’orgueil. Car s’ils connaissaient l’excellence de l’homme, ils en ignorent la corruption de sorte qu’ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe et s’ils reconnaissent l’infirmité de la nature ils en ignorent la dignité, de sorte qu’ils pouvaient bien éviter la vanité mais c’était en se précipitant dans le désespoir.

De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens, des dogmatistes et des académiciens, etc.

La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non pas en chassant l’un par l’autre par la sagesse de la terre, mais en chassant l’un et l’autre par la simplicité de l’Évangile.

Normand Maxime, Sagesse classique : sapiential biblique et littérature morale dans la seconde moitié du dix-septième siècle en France, Thèse, Paris IV-Sorbonne, 2007, p. 398 sq.