Principes et développement de l’apologie

de la religion chrétienne de Pascal

 

Retour au début de l’article...

 

Voyons à présent comment il a su le résoudre.

Pour répondre à l’exigence de l’art de persuader, il lui faut commencer par un sujet auquel, ne serait-ce que par amour de soi, par amour propre, le lecteur puisse être intéressé. De fait, le seul sujet qui intéresse vraiment l’homme, c’est lui-même, pour peu qu’on lui fasse comprendre que c’est de son être et de sa destinée qu’il est question.

Sur ce point, Pascal fait appel aux philosophes, non pour leur emprunter des démonstrations de l’existence de Dieu, mais parce que certains d’entre eux représentent, sur la nature de l’homme, les points de vue les plus tranchés et les plus rigoureux, et qu’ils se sont montrés capables de jeter les lumières les plus pénétrantes sur certains aspects de la condition humaine. C’est d’abord Montaigne, que Pascal déclare, dans l’Entretien avec M. de Sacy, le plus rigoureux des sceptiques : mieux que tout autre, il a su voir la vanité et la misère de l’homme. Face à ce pyrrhonien, il choisit Épictète le stoïcien et Descartes, qu’il appelle le « docteur de la raison », parce qu’ils ont vu ce qui fait la grandeur de l’homme, l’un dans les sciences, l’autre dans la morale.

Ces termes de vanité, de misère et de grandeur, qui servent de titres aux premières liasses du projet d’apologie, appartiennent à l’origine au registre social. Être misérable, c’est être réduit à une condition d’indigence. Être un Grand, c’est au contraire posséder les richesses et le pouvoir. Par une audacieuse généralisation qui trahit le mathématicien, Pascal renouvelle la signification de ces concepts. La misère, consiste en général à vouloir sans pouvoir : tout comme un pauvre est misérable parce qu’il a faim et qu’il ne peut acheter la nourriture dont il a besoin, être misérable, au sens le plus universel du terme, c’est désirer quelque chose, en sentir le besoin, sans avoir la force ni les moyens de se la procurer. Au sens pascalien, elle représente tout ce qui en l’homme constitue son impuissance à atteindre le bien, la vérité et la justice qui font toujours l’objet de son désir. Le philosophe qui a le mieux décrit cette misère, c’est le pyrrhonien Montaigne, dont les Essais ressassent sans relâche les impuissances de l’homme dans les sciences et dans la morale. Au contraire, par analogie avec la « condition des Grands », la grandeur consiste à pouvoir ce que l’on veut. Chez Pascal, la « dignité » de l’homme vient de la pensée, qui l’élève au-dessus de l’animal, et la recherche jamais abandonnée de ces fins de vérité, de justice et de bien.

La première liasse, intitulée Ordre, était sans doute destinée à exposer les principes et les étapes principales de l’apologie.

La liasse Vanité prend les choses sur le ton ironique et plaisant à la manière de Montaigne. Son objet est de montrer, par des exemples comiques, l’absence de fondement des actions des hommes et de la vie sociale. Absence de fondement : cela signifie que l’existence humaine est pleine de conduites et de coutumes qui ne reposent que sur des raisons inconsistantes, dérisoires, vides de sens et de raison. La liasse Misère reprend les mêmes thèmes, mais sur un ton qui tend vers le tragique. Il s’agit pour Pascal de faire comprendre à son lecteur que ce manque de fondement qui marque les actions des hommes n’a au fond rien de vraiment plaisant, qu’il témoigne de leur impuissance, donc de leur misère. Il insiste fortement sur l’incapacité de l’homme de réaliser l’exigence de justice qui est à la racine de toute société : « Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. […]Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà.(Misère 9 - Laf. 60, Sel. 94) Situation d’autant plus tragique que ces lois justes et naturelles existent à coup sûr, qu’elles sont sans doute à portée de la main, mais que l’obscurcissement de l’esprit humain est si profond qu’il est incapable de les reconnaître : Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. Cette déréliction ne donne plus envie de rire.

Mais ce premier mouvement est suivi, après la liasse Raisons des effets, d’un « renversement du pour au contre » par lequel Pascal passe à un point de vue tout contraire. Dans le langage des physiciens de l’époque, la « raison des effets » désigne la loi qui fonde les phénomènes naturels qu’observent les savants, et qui explique la nécessité de leurs variations apparentes. Alors que dans Vanité Pascal a souligné l’absence de fondement des actions humaines, il montre ici que, sous leurs apparences dérisoires, voire absurdes, elles sont « très bien fondées », c’est-à-dire qu’elles ont une raison d’être qui échappe peut-être à un observateur superficiel, mais qui n’en est pas moins réelle. Il peut sembler ridicule par exemple de fonder la société sur des lois dépourvues de justice intrinsèque, des coutumes différentes selon les régions et constamment variables. Mais cela montre que, dans l’incapacité où les hommes se trouvent de trouver la vraie justice, ils ont au moins eu l’idée d’instituer un ordre social réglé, qui évite à la société humaine de sombrer dans la barbarie et le massacre général.

La liasse Grandeur réévalue alors radicalement la condition de l’homme. Car la conscience de ses propres infirmités implique qu’il en possède bel et bien une idée d’une nature saine qui devrait être la sienne. Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? [...] Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut‑être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir. (Grandeur 13 - Laf. 117, Sel. 149).

On se retrouve ainsi paradoxalement sur des positions strictement opposées aux précédentes : alors qu’on avait d’abord affirmé avec Montaigne la misère et l’impuissance de l’homme, on arrive à présent à en affirmer la grandeur et la dignité, c’est-à-dire à se retrouver sur des positions toutes proches de celles du stoïcien Épictète. Mais le plus paradoxal, c’est que, dans cet itinéraire, les positions contraires se prouvent l’une l’autre malgré leur incompatibilité. C’est à partir de l’affirmation de la misère de l’homme que Pascal a établi qu’il y a en lui des traces de grandeur. Mais le chemin inverse est tout aussi concevable : car on aura beau exalter la dignité de la pensée humaine, il n’en demeure pas moins que ses réalisations effectives demeurent dérisoires ; et on aura beau souligner les mérites de l’ordre social établi, il n’en demeure pas moins qu’il n’est fondé que sur des rapports de force qui n’ont pas grand chose à voir avec la justice véritable.

L’enquête parmi les philosophes aboutit ainsi à une situation qui frise l’absurde, puisque chaque parti établit beaucoup mieux la position de l’autre que la sienne : La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut. Et les autres au contraire. Ils se sont portés les uns sur les autres par un cercle sans fin, étant certain qu’à mesure que les hommes ont de lumière ils trouvent et grandeur et misère en l’homme. En un mot l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est. Mais il est bien grand, puisqu’il le connaît. (Contrariétés 5 - Laf. 122, Sel. 155). Pascal résume la situation sous la forme ironique d’une sorte de comptine :

 

S’il se vante, je l’abaisse

S’il s’abaisse, je le vante

Et le contredis toujours

Jusques à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible. (Contrariétés 13 - Laf. 130, Sel. 163)

 

De fait, il a accompli la première partie de son programme.

Il est bien parti des données de la raison naturelle, des principes des incrédules, et non de la Révélation chrétienne. Il a donc évité la pétition de principe qui consiste à défendre la religion en s’appuyant sur la religion elle-même.

Il a montré aussi que, si l’on s’en tient à ces données purement rationnelles, on aboutit à un cercle vicieux. Et comme il a défini les deux perspectives principales de l’affirmation de la misère de l’homme et celle de sa grandeur, entre lesquelles il n’y a pas de milieu, c’est l’ensemble de la philosophie naturelle qui est entraînée dans une destruction générale. Pascal est donc parvenu à éviter la seconde difficulté que nous avons signalée, en recourant à une sorte de preuve par l’absurde : la preuve qu’il y a des raisons de croire ne s’appuie pas sur des raisons d’ordre philosophique, mais sur la destruction des philosophies.

La conclusion de ce premier mouvement de l’apologie, c’est qu’il est inutile de chercher la vérité sur la condition de l’homme parmi les philosophies naturelles. Il faut donc reprendre l’enquête à partir de données entièrement révisées.

 

Suite de l’article...