Preuves par discours II - Fragment n° 3 / 7  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 34 p. 220 / C2 : p. 431 v°-433

Éditions de Port-Royal :

    Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janvier 1670 p. 20-21  / 1678 n° 5 p. 19

    Chap. III - Véritable Religion prouvée par les contrariétés... : 1669 et janvier 1670 p. 32  / 1678 n° 1 p. 35 et n° 15 p. 45

    Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 239  / 1678 n° 1 p. 231

Éditions savantes : Faugère II, 141, III ; II, 369, XXX / Havet XI.4 bis et XII.12 / Michaut 901 et 902 / Brunschvicg 431 et 560 / Le Guern 401 et 402 / Lafuma 430 et 431 (série III) / Sellier 683

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Bibliographie

 

 

COURCELLE Pierre, L’Entretien de Pascal et Sacy : ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960.

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886.

ÉPICTÈTE, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S  François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, Paris, chez Jean de Heuqueuille, 1630.

LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

PASCAL, Pensées, éd. Havet, I, Paris, Delagrave, 1866, p. 149.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

Voir les bibliographies de Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164), A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) et A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182).

 

 

Éclaircissements

 

Nul autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux‑mêmes ; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective, ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur qui sont aussi naturels à l’homme.

 

Nul autre : de qui s’agit-il ? qui désigne le pronom nul ? et qui sont les autres en question ? Selon l’édition de Port-Royal, il faut entendre nul autre que la religion chrétienne. Si tel était bien le cas, Pascal aurait dû écrire nulle autre (sous-entendu : religion). On peut aussi faire l’hypothèse que Pascal veut dire nul autre que le Christ. Le sens ne serait pas substantiellement différent, mais le message du Christ ne porte pas spécialement sur l’excellence de l’homme. Nul n’est peut-être qu’un pronom indéfini neutre désignant collectivement et dans l’abstrait toutes les autres religions, tous les philosophes, tous les maîtres à penser en dehors de la religion chrétienne.

Il ne s’agit pas en tout cas des philosophes stoïciens, quoique l’affirmation de la grandeur de l’homme soit leur thèse fondamentale. Ceux-ci sont en effet immédiatement disqualifiés par les lignes qui suivent : les stoïciens ont bien connu la réalité de son excellence, mais ils ont eu le tort de prendre pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes. Ce passage apporte un correctif important, mais parfois négligé, sur l’interprétation pascalienne du stoïcisme. En fait, les stoïciens ont bien une idée de cette dignité de l’homme, mais ils n’ont pas vraiment connu sa grandeur de l’homme, parce qu’ils n’en connaissent pas les limites, et qu’ils n’ont pas compris que c’était une grandeur passée et perdue par suite du péché originel. Dans le fond, Pascal pense qu’ils croient que la nature de l’homme est toujours celle qu’il a possédée avant la corruption du péché, en d’autres termes que les stoïciens sont en philosophie ce que les pélagiens sont en théologie. Les chrétiens en revanche savent que la grandeur dont l’homme a joui dans son premier état n’existe plus en lui qu’à l’état de trace, qui lui fait sentir sa misère, ce qui est la comprendre complètement.

Les uns désigne les stoïciens. Les autres sont les sceptiques comme Montaigne.

Ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes : formule complexe, dans la mesure où elle ne propose pas une observation directe de la nature de l’homme et de sa bassesse, telle que la pratiquent ordinairement les moralistes, mais esquisse une réflexion au second degré, qui porte sur la manière dont les philosophes raisonnent sur cette nature humaine.

Au premier degré se trouve la nature de l’homme telle qu’elle se présente ordinairement.

Au second degré se trouvent les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes, c’est-à-dire le mépris affiché par ceux qui connaissent la bassesse de l’homme.

Au troisième degré se trouvent certains philosophes (les stoïciens notamment), qui considérant l’opinion des précédents sur la nature de l’homme, l’interprètent comme lâcheté et ingratitude.

Il s’agit donc non pas d’une observation de moraliste sur la nature humaine, mais d’une réflexion sur la manière dont les philosophes (stoïciens dans ce cas) interprètent les opinions de leurs adversaires (les épicuriens et sceptiques dans ce cas), et dont leurs principes les conduisent à des conclusions erronées. C’est en quelque sorte une réflexion de logicien sur la façon dont les philosophes parviennent à ne pas se comprendre les uns les autres.

Le texte ne se comprend qu’à l’aide d’un fragment comme Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160) : La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude, d’y voir la course et animum arcendi, et alors l’homme est abject et vil. Et voilà les deux voies qui en font juger diversement et qui font tant disputer les philosophes. Car l’un nie la supposition de l’autre. L’un dit : il n’est point né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent, l’autre dit : il s’éloigne de la fin quand il fait ces basses actions. Pascal part du principe que les deux grandes philosophies païennes, stoïcisme d’une part, scepticisme-épicurisme d’autre part, répondent à deux perspectives différentes, c’est-à-dire à des manières opposées de considérer la nature de l’homme de deux points de vue et suivant des principes différents.

Les stoïciens, dont il est question ici, envisagent l’homme « selon sa fin », c’est-à-dire en considérant ce pour quoi la divinité l’a fait et les devoirs qui en découlent. « Épictète », écrit Pascal dans L’entretien avec Monsieur de Sacy, « est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse ». Dans cette perspective, le propre des stoïciens est de ne connaître en l’homme que sa grandeur ; ce principe les conduit nécessairement à interpréter toutes les actions basses dont les hommes se rendent coupables comme des manquements à leur fin et à leur vocation : si je ne sais pas maîtriser mes passions ou mépriser la douleur et la mort, c’est que je ne sais pas me montrer à la hauteur de ce qu’exige ma nature.

Mais de ce fait, ils prennent aussi les sentiments de mépris qu’affectent les philosophes sceptiques ou les épicuriens qui réduisent l’homme au rang des bêtes, pour un manque de gratitude à l’égard de la divinité : aux yeux des stoïciens, les épicuriens reprochent à la nature des bassesses dont le seul responsable est l’homme lui-même, par manquement à ce qui est son devoir naturel.

Mais par un renversement du pour au contre, Pascal indique que, sur ce point, les stoïciens ont tort : car le mépris qu’un Montaigne affiche à l’égard de la vanité et de la misère humaine ne provient pas d’un manque de confiance dans les forces naturelles de l’homme, mais tout simplement d’un sentiment naturel et d’une juste appréciation de sa condition infirme et misérable.

Les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme : l’opposition du point de vue des sceptiques-épicuriens à celui des stoïciens les conduit à une erreur symétrique. Partis a priori du principe de l’impuissance de l’homme, ils considèrent comme des illusions les mouvements de grandeur qu’inspire aux hommes le sentiment de leur dignité, sans comprendre qu’ils expriment le souvenir confus d’une nature excellente que le péché originel leur a fait perdre.

 

Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui auquel vous ressemblez et qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui, la sagesse vous y égalera si vous voulez le suivre.

Haussez la tête, hommes libres, dit Épictète.

 

Épictète, Entretiens, I, XVIII, 20, et II, XVI. Voir Courcelle Pierre, L’Entretien de Pascal et Sacy : ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960, p. 16-17, qui renvoie à l’édition d’Épictète dont Pascal s’est servi, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, Paris, chez Jean de Heuqueuille, 1630, p. 242 : « Je me contente, s’il m’est loisible, de vivre sans empêchement et sans douleur, de lever le col contre les choses, comme franc et libre, et regarder de vers le ciel comme ami de Dieu, ne craignant rien de tout ce qui peut arriver ».

Voir Entretien avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 93 sq.

« Épictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. [...] Voilà, Monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l’homme. J’ose dire qu’il mériterait d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son impuissance puisqu’il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce qu’on peut. Il dit que Dieu a donné à l’homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin ; qu’il faut voir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu, mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices acquérir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on doit croire que Dieu appelle ; et d’autres. »

La sagesse vous y égalera : le sage stoïcien est doué de telles qualités et vertus qu’il est censé être l’égal des dieux. Sur le sage stoïcien, consulter

Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 368.

Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 463. Le sage fait toutes choses bien.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 560. Le caractère idéal du sage est si élevé qu’aucun maître du stoïcisme ne s’est présenté comme tel. Paradoxes du sage : p. 560.

 

Et les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon.

 

Chétif : qui est de peu de valeur, qui n’est d’aucune considération ; se dit des personnes et des choses. Furetière renvoie à l’italien cattivo.

Baisser les yeux n’est pas équivalent de baisser la tête, geste symbolique de la servitude. Mais il ne faut pas non plus l’entendre au sens simple de détourner le regard. Baisser les yeux, c’est accepter de fermer son esprit à toute pensée noble et élevée, restreindre son univers aux choses basses et serviles. L’expression renvoie à l’idée de l’abaissement de l’homme, amplement développée dans Vanité et surtout Misère.

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.

Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Contrariétés 4 (Laf. 121, Sel. 154). Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Ces fondements solidement établis sur l’autorité inviolable de la religion nous font connaître qu’il y a deux vérités de foi également constantes, L’une que l’homme dans l’état de la création, ou dans celui de la grâce est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et participant de la divinité. L’autre, qu’en l’état de la corruption, et du péché, il est déchu de cet état et rendu semblable aux bêtes. Ces deux propositions sont également fermes et certaines. (texte barré verticalement)

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de lui-même et indépendant de mon secours. Il s’est soustrait de ma domination et s’égalant à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même je l’ai abandonné à lui, et révoltant les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies, en sorte qu’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi qu’à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées.

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l’autre précipice en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux.

Dossier de travail (Laf. 410, Sel. 29). Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

 

Que deviendra donc l’homme ? Sera‑t‑il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons‑nous donc ? Qui ne voit par tout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver ? Et qui l’y adressera donc ? Les plus grands hommes ne l’ont pu.

 

Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? : l’égalité du sage aux dieux définit le stoïcisme (voir ci-dessus) ; la réduction de l’homme au rang des animaux définit l’épicurisme.

Qui ne voit par tout cela que l’homme est égaré, qu’il est tombé de sa place, qu’il la cherche avec inquiétude, qu’il ne la peut plus retrouver : c’est en termes non théologiques le résumé de la doctrine de la corruption telle qu’elle est exposée dans le Traité de la prédestination.

Une pareille série d’interrogations pressantes se trouve dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : Sera-ce les philosophes qui nous proposent pour tout bien les biens qui sont en nous ? Est-ce là le vrai bien ? Ont-ils trouvé le remède à nos maux ? est-ce avoir guéri la présomption de l’homme que de l’avoir mis à l’égal de Dieu ? Ceux qui nous ont égalés aux bêtes et les mahométans qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien, même dans l’éternité, ont-ils apporté le remède à nos concupiscences ? Quelle religion nous enseignera donc à guérir l’orgueil, et la concupiscence ? quelle religion enfin nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en détournent, la cause de ces faiblesses, les remèdes qui les peuvent guérir, et le moyen d’obtenir ces remèdes. Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la sagesse de Dieu.

 

Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l’état d’une nature toute différente de la nôtre et qui passent l’état de notre capacité présente.

 

La manière assez expéditive dont Pascal note ici que l’homme ignore tout de ce qu’a été le péché originel, et que cette connaissance est inutile pour en sortir, contraste nettement avec la méthode avec laquelle, dans A P. R1 et 2, il s’applique à préciser avec exactitude ce qui, dans la doctrine du péché originel, demeure véritablement incompréhensible à l’homme : par lui-même, le péché n’est incompréhensible ni dans sa nature, ni dans ses conséquences immédiates. Il s’agit d’un péché d’orgueil et d’amour de soi qui consiste, de la part de l’homme, à vouloir usurper la place de Dieu. Pascal a très clairement expliqué ce point dans A P. R., et plus en détail encore la doctrine augustinienne du péché et de la condition postlapsaire de l’homme dans le Traité de la prédestination, OC III, éd. J. Mesnard, p. 766 sq. Ce qui, toujours selon A P. R., demeure incompréhensible, c’est la transmission de la corruption qui découle du péché des pères aux enfants.      

Il n’en reste pas moins que la connaissance du détail de la doctrine théologique du péché importe peu pour le salut, ou comme dit Pascal, pour en sortir, et que ce qui importe véritablement à l’homme est de connaître sa propre corruption et le rachat de l’homme par le sacrifice du Christ.

Fondement 3 (Laf. 226, Sel. 258). Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam et toute la morale en la concupiscence et en la grâce.

État glorieux d’Adam : Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 149. La gloire, en langage chrétien, signifie l’état glorieux des élus dans le ciel. Mais ce n’est pas exactement le sens ici : voir A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) : J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence, je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent.

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 278 sq. Le sens du mot, quand il s’agit de la gloire de Dieu, est différent de celui d’opinion flatteuse ou d’honneur. Le terme vient du mot hébreu kavôd, qui signifie poids. La manifestation de la puissance divine avant l’écrasement des Égyptiens dans la mer Rouge est précédée de la formule « Vous verrez la gloire du Seigneur ». Dans le Nouveau Testament, gloire signifie l’irradiation de la puissance et de la sainteté de Dieu. La gloire divine apparaît comme une communication de ce qui fait la transcendance absolue de Dieu. On parle de la glorification des élus pour parler de l’état de communication qu’ils auront en paradis avec la personne de Dieu.

Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 298 sq. Par gloire, Pascal entend la vision béatifique dont les élus, contemplant la face de Dieu dans le ciel, jouissent avec un bonheur éternel et parfait.

Fries H. (dir.), Encyclopédie de la foi, art. Gloire, t. II, Paris, Cerf, 1967, p. 167 sq. Le thème de la gloire de Dieu remonte à l’Ancien Testament. Le mot hébreu évoque quelque chose de pesant, de grave, qui s’impose à l’homme. La gloire est inséparable de la sainteté, chose étrangère sans équivalent dans l’expérience humaine. Il est essentiel à la gloire d’appartenir à Dieu : elle exprime que Dieu est caché dans sa transcendance et présent par sa révélation. L’expression gloire de Dieu a pris le sens technique de manifestation extérieure de la sainteté de Yahvé. Cette notion enferme un caractère lumineux et la plénitude de la puissance : p. 168. Parmi les prophètes, c’est surtout Ézéchiel que se fait son chantre. D’autres mettent l’accent sur la sainteté. La gloire vient appuyer l’annonce de la Parole : p. 169. La gloire dans le Nouveau Testament : p. 170 sq. Jésus-Christ devient le porteur de la gloire. Gloire au sens eschatologique : lors de la parousie, le Seigneur apparaîtra avec gloire et puissance, entouré de ses anges, pour s’asseoir sur son trône de gloire : p. 170-171.

Pascal veut dire qu’Adam avant le péché, avait une communication auprès de Dieu quasi immédiate.

Dans les Écrits sur la grâce, Pascal présente la conception augustinienne dans sa plus grande cohérence, en réduisant la part du mystère à ce qu’elle doit être strictement. Il insiste sur la condition de l’homme en l’état d’innocence, capable de faire le bien ou le mal à son choix par la force de sa volonté, et bénéficiant d’une grâce suffisante lui permettant de réduire en acte ses volontés ; à ce stade, si l’homme avait choisi d’obéir à la volonté de Dieu, il aurait été confirmé dans la grâce. Pascal montre ensuite comment, tenté par le démon, Adam a voulu se faire centre du monde et usurper la place de Dieu, ce qui a entrainé sa chute et sa corruption. Il explique enfin comment et pourquoi la gravité de la blessure engendrée par le péché originel l’a laissé dans un état de faiblesse tel qu’il a besoin, pour résister à la concupiscence mauvaise, d’une grâce beaucoup plus forte que celle qu’il recevait à l’origine, que les augustiniens appellent la grâce efficace. Cette présentation comporte une part de théodicée, dans la mesure où elle montre comment Dieu peut sauver les uns et damner les autres sans manquer à sa justice. La part du mystère ne réside pas dans le péché lui-même, mais, comme l’indique le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164), dans sa transmission des origines à l’humanité présente.

Ni la nature de son péché : dans son Traité de la prédestination, 3, III, § 6, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq., Pascal explique cependant que « Adam tenté par le Diable succomba à la tentation, se révolta contre Dieu, enfreignit ses préceptes, voulut être indépendant de Dieu et égal à lui. » Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 248 sq., sur la rébellion orgueilleuse d’Adam.

Ni la transmission qui s’en est faite en nous : voir Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible. Il nous semble même très injuste. Qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part, qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.

Transmission : action par laquelle on transmet, on transporte. Ce mot est de peu d’usage, selon Furetière. Voir Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 55. Mot absent de tous les lexiques, sauf Furetière. M. Jungo pense que Pascal l’a trouvé dans Montaigne. C’est un hapax dans les Pensées.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, p. 96 sq. Le péché héréditaire. L’argument de la nécessité du baptême est l’un de ceux des Pères pour établir, contre les pélagiens, la transmission du péché d’Adam à toute sa descendance. Cela demeure une énigme : p. 106. Nous savons pourtant que cette communication doit mettre en nous quelque chose qui nous constitue effectivement pécheurs. C’est le « pli indélébile » que le péché a laissé dans la volonté, « la détermination immuable que le libre arbitre a, du premier coup, contractée, à ne plus se complaire que dans la jouissance des créatures », p. 106-107. C’est une disposition de « consentement habituel à la concupiscence » : p. 107.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 252 sq. Le mystère et le caractère incompréhensible de la transmission du péché. Il ne s’agit pas d’un pacte qui aurait établi Adam responsable pour tous ; le péché originel n’est pas une imputation juridique à tous de la faute d’un seul. Il enferme l’idée de la contagion, à partir d’une souche mauvaise, d’une transmission par voie de la concupiscence mauvaise : p. 253. Voir p. 271-272. La sagesse du jugement de Dieu demeure cachée en cette vie, sur le destin des enfants morts sans baptême. Saint Augustin écrit qu’après la mort, l’homme comprendra : voir Enchiridion, 95, « Tunc non latebit quid nunc latet, cum de duobus parvulis unus esset assumendus per misericordiam, alius per judicium relinquendus. »

 

Tout cela nous serait inutile à savoir pour en sortir et tout ce qu’il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus‑Christ ; et c’est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre.

 

Fondement 3 (Laf. 226, Sel. 258). Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en Adam et toute la morale en la concupiscence et en la grâce.

Sortir : se dégager de quelque endroit, de quelque affaire difficile (Furetière). L’édition de Port-Royal explique « sortir de nos misères ». On peut aussi comprendre qu’il s’agit de se dégager de l’embarras et des contradictions dans lesquels la condition humaine plonge les philosophes et les hommes en général. La formule peut être rapprochée de celle de A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Ce n’est pas là le moyen de vous guérir de vos injustices que ces sages n’ont point connues. Je puis seule vous faire entendre qui vous êtes.

 

Ainsi, les deux preuves de la corruption et de la rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables.

 

Esquisse de la preuve du christianisme par et contre ses ennemis, dont Pascal indique ici les deux formes ; voir Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 128. Les impies servent de preuve à la religion. Du côté des impies, leur indifférence a été expliquée dans Preuves par discours II (Laf. 432, Sel. 684) : Je leur demanderais s’il n’est pas vrai qu’ils vérifient par eux-mêmes ce fondement de la foi qu’ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption.

Voir aussi Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Mais ceux-là mêmes qui semblent les plus opposés à la gloire de la religion n’y seront pas inutiles pour les autres. Nous en ferons le premier argument qu’il y a quelque chose de surnaturel car un aveuglement de cette sorte n’est pas une chose naturelle. Et si leur folie les rend si contraires à leur propre bien, elle servira à en garantir les autres par l’horreur d’un exemple si déplorable, et d’une folie si digne de compassion.

La seconde forme de la preuve du christianisme par et contre ses ennemis se tire des Juifs, qui ont conservé pieusement des prophéties dont ils n’ont pas compris le sens spirituel, comme l’établissent les liasses Loi figurative, Prophéties et Preuves de Moïse.

Ainsi, les deux preuves de la corruption et de la Rédemption se tirent des impies, qui vivent dans l’indifférence de la religion, et des Juifs, qui en sont les ennemis irréconciliables. Voir Pensées, éd. Havet, I, 1866, p. 191. Sur le texte dont Port-Royal a usé comme introduction à ce fragment, pour expliquer en quoi l’histoire du peuple juif confirme les prophéties messianiques et le fait que Jésus-Christ est bien le Messie attendu. « Les impies qui s’abandonnent aveuglément à leurs passions sans connaître Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vérifient par eux-mêmes ce fondement de la foi qu’ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption. Et les Juifs qui combattent si opiniâtrement la Religion Chrétienne, vérifient encore cet autre fondement de cette même foi qu’ils attaquent, qui est que Jésus-Christ est le véritable Messie, et qu’il est venu racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misère où ils étaient ; tant par l’état où l’on les voit aujourd’hui et qui se trouve prédit dans les prophéties, que par ces mêmes prophéties qu’ils portent, et qu’ils conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnaître le Messie. Ainsi les preuves de la corruption des hommes, et de la rédemption de Jésus-Christ, qui sont les deux principales vérités du Christianisme, se tirent des impies qui vivent dans l’indifférence de la Religion, et des Juifs qui en sont les ennemis irréconciliables. »