Fragment Prophéties n° 5 / 27  – Papier original : RO 232-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Prophéties n° 352 p. 165-165 v° / C2 : p. 198

Éditions de Port-Royal : Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu’enseigne la Religion Chrétienne : 1669 et janvier 1670 p. 59  / 1678 n° 2 p. 60-61

Éditions savantes : Faugère II, 275, XVI / Havet X.4 / Brunschvicg 694 / Tourneur p. 283-4 / Le Guern 307 / Lafuma 326 / Sellier 358

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Bibliographie

 

 

GOYET Thérèse, “La méthode prophétique selon Pascal”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 63-74.

JOLIVET R., “Pascal et l’argument prophétique”, Revue apologétique, 15 juillet et 1er août 1923.

PINTARD René, Le libertinage érudit dans la première moitié du dix-septième siècle, Boivin, Paris, 1943.

SELLIER Philippe, “Le fondement prophétique”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont, P. U. B. P., 2004, p. 53-61 ; repris in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 263-270.

SELLIER Philippe, “Après qu’Abraham parut : Pascal et le prophétisme”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 471-483.

SELLIER Philippe, “Le fondement prophétique”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 461-470.

SINOIR Michel, “L’argument de prophétie selon Pascal. Sa nature particulière. Sa valeur permanente”, Esprit et Vie, 83e année, 9e série, n° 51, 20 déc. 1973, p. 745-754.

THIROUIN Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991.

 

 

Éclaircissements

 

Et ce qui couronne tout cela est la prédiction afin qu’on ne dît point que c’est le hasard qui l’a fait.

 

L’édition de Port-Royal supprime cette phrase initiale, ne laissant subsister que ce qui touche le parti sur ce qu’il faut croire. Le lien avec les prophéties est entièrement effacé. Ce qui a intéressé les éditeurs, c’est tout ce qui, dans la suite, aborde la condition et les doutes de l’incrédule, et de ce qu’il devrait raisonnablement faire. Le fragment est ainsi placé dans une perspective proche de celle de l’argument du pari ; c’est pourquoi les éditeurs l’ont intégré à un ensemble formé par des passages de Preuves par discours I (Laf. 418 à 425, Sel. 680).

Les copies portent qui la fait, qui est indiscutablement conforme au manuscrit.

Havet suit Faugère et lit qui l’a faite. Cela semble signifier qu’il faut comprendre qui a fait la prédiction. Havet lui-même avoue qu’il ne comprend pas le sens de cette phrase, mais que l’on devine qu’il est question des prophéties.

Si on lit qui l’a fait, le pronom l’ renvoie nécessairement à tout cela.

Tout cela désigne sans doute l’enchaînement des événements qui ont abouti à l’avènement du Christ. L’expression revient d’ailleurs dans la phrase suivante, apparemment avec le même sens. Le sens de la phrase doit alors être le suivant : pour que l’ensemble des événements qui ont abouti à l’avènement du Christ ne soit pas pris pour le résultat d’événements produits par le hasard, Dieu y a ajouté la prédiction, qui montrait que leur enchaînement avait été ordonné d’avance, conformément à une intention directrice. L’idée de Pascal serait que la prédiction atteste que l’ordre historique des événements a été dirigé par une Providence dont les intentions ont été annoncées d’avance, afin qu’on ne se laisse pas tromper par le désordre apparent des événements. Cette interprétation paraît recevable, sauf en ce qu’elle ne respecte pas la lettre du manuscrit, qui porte la fait et non l’a faite.

L’idée de hasard amène l’idée de parti, qui se trouve dans les deux phrases qui suivent. Cependant, il faut bien voir que le mot hasard n’a pas ici le même sens que dans la doctrine des partis. Dans la géométrie du hasard, le hasard peut être évalué avec précision : lorsqu’on lance une pièce, on sait qu’elle ne peut retomber que sur pile ou sur face (on exclut implicitement comme très improbable qu’elle retombe sur la tranche, et comme impossible qu’elle demeure suspendue en l’air). Mais dans le cas présent, l’idée de hasard désigne tout autre chose, savoir des forces aveugles dont on ignore l’existence et le sens, des conflits de forces inconnues au sein du chaos de l’histoire, qui auraient au bout du compte abouti à la naissance du Christ sans que l’on puisse savoir ni comment ni pourquoi. Le sens du mot hasard n’est pas très éloigné de celui de Naudé, lorsqu’il remplace le destin et la providence par un enchaînement purement naturel des causes, dépourvu d’intention directrice. Voir Pintard René, Le libertinage érudit dans la première moitié du dix-septième siècle, Boivin, Paris, 1943, p. 467 sq.

Le sens ne peut pas être le même si on lit qui la fait. La renvoie alors nécessairement à prédiction. Mais dire que le hasard a fait une prédiction n’a pas grand sens.

Il semble donc qu’il faut s’en tenir à la leçon qui l’a fait, qui seule paraît comporter un sens intelligible.

 

Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard.

 

Tout cela apparaît dans la phrase précédente.

Brunschvicg commente le passage comme suit : parti s’entend au sens de probabilité, dans le lexique de Pascal. On dit que c’est le hasard pour se débarrasser d’une question gênante ; mais si on était en face de la mort, on envisagerait sérieusement le problème de la religion, on ne serait plus tenté de tout rejeter sur le hasard ; c’est la mauvaise volonté qui fait l’incrédulité. Ce commentaire concorde avec l’édition de Port-Royal pour laisser de côté tout lien avec les prophéties.

Le problème, c’est que cela contredit directement la lettre du texte.

Littéralement, le texte signifie : une personne qui n’a que huit jours à vivre pensera que tout cela est un coup du hasard.

Mais on s’attendrait plutôt à lire au contraire : « Quiconque n’ayant plus que 8 jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela est un coup du hasard ». Pascal se serait-il embrouillé dans les doubles négations ?

L’édition de 1670, VII, 2, p. 59, montre que les éditeurs ont vu la difficulté, et ont trouvé moyen de la tourner en faisant dire à Pascal le contraire de ce qu’il a écrit : « Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne jugerait pas que le party est de croire que tout cela n’est pas un coup de hasard, aurait entièrement perdu l’esprit. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose. »

L’édition Sellier, Garnier, 2011, comme l’édition Le Guern, tente de résoudre la difficulté en faisant de la phrase une interrogative. Ils ajoutent un point d’interrogation qui n’est ni dans le manuscrit, ni dans les copies. La phrase serait dans ce cas une interrogation qui serait aussi un défi. Au sens de pensez-vous vraiment que, dans l’urgence, vous ne penserez pas que ce n’est pas un coup du hasard ?

On peut préférer une interprétation approchante, mais qui évite le tour interrogatif : la phrase serait l’expression d’une exclamation devant une hypothèse complètement invraisemblable ; il faudrait l’imaginer comme suivie d’un haussement d’épaules, comme devant une opinion visiblement insoutenable.

La formule a ceci d’intéressant que le parti, qui porte en principe sur des hasards particuliers, porte ici sur le fait de savoir si on a affaire à un effet de hasard ou non. Ce sur quoi on parie est le fait même de savoir si on a affaire au hasard, et non pas, ce fait du hasard étant admis, en faveur de quel hasard on doit décider. C’est une généralisation étonnante de l’idée de parti. Car cela signifie que le fait de considérer les choses comme soumises au hasard et par conséquent induisant l’usage des partis, est lui-même un parti entre l’option c’est le hasard et l’option c’est la nécessité.

 

Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose.

 

Philippe Sellier remarque que cette affirmation revient sous différentes formes en plusieurs endroits des Pensées, toujours avec un sens différent, ce qui confirme l’idée soutenue par Pascal que le contexte peut conférer à une même formule des significations toujours nouvelles.

Saint Pierre, Seconde épître, 3, 8. « Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour ».

Le temps ne fait rien à l’affaire... Mais dans l’épître de Pierre, on se place du point de vue de Dieu, Pascal se place au point de vue de l’homme.

Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5). Afin que la passion ne nuise point faisons comme s'il n'y avait que huit jours de vie.

Preuves de Moïse 3 (Laf. 293, Sel. 324). Si on doit donner huit jours, on doit donner toute la vie.

Commencement 9 (Laf. 159, Sel. 191). Si on doit donner huit jours de la vie, on doit donner cent ans.

Il faut entendre que l’état d’urgence, comparable à celui d’un homme qui n’a plus que huit jours à vivre, existe effectivement.

Cette clause renvoie à la liasse Commencement. Cette maxime explique pourquoi, dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), Pascal a supprimé les « suppositions » selon lesquelles le fait que l’on puisse vivre longtemps devait inspirer un certain mode de vie : à partir du moment où huit jours et cent ans sont équivalents, ces suppositions n’avaient plus lieu d’être.