Fragment Prophéties n° 8 / 27  – Papier original : RO 398-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Prophéties n° 352 p. 165 v°-167 / C2 : p. 199

Éditions de Port-Royal : Chap. XV - Preuves de Jésus-Christ par les prophéties : 1669 et janvier 1670 p. 118  / 1678 n° 6 p. 118

Éditions savantes : Faugère II, 275, XV / Havet XVIII.8 et XXV.165 / Brunschvicg 734 / Tourneur p. 284-2 / Le Guern 310 / Lafuma 329 / Sellier 361

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Bibliographie

 

 

LHERMET Joseph, Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

MARTIN Raymond, Pugio fidei Raymundi Martini, ordinis praedicatorum, adversus Mauros et Judaeos [...], Cum observationibus Domini Joseph de Voisin [...], Paris, Henault, 1651.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2009.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, ch. V, Paris, Nizet, 1977.

 

 

Éclaircissements

 

Que Jésus-Christ serait petit en son commencement et croîtrait ensuite.

La petite pierre de Daniel.

 

Écho des paroles de Jean Baptiste à propos de Jésus-Christ. Voir Jean, III, 30 : « Illum oportet crescere me autem minui » ; « Il faut qu’il croisse, et que je diminue. »

La petite pierre qui abat la statue colossale symbolise le christianisme qui renverse le paganisme et s’accroît ensuite. Il s’agit de la réponse à la consultation demandée par le roi Nabuchodonosor au prophète Daniel sur un rêve qu’il a fait. Voir Daniel, II, 31-35 : « Tu rex, videbas, et ecce quasi statua una grandis : statua illa magna, et statura sublimis stabat contra te, et intuitus ejus erat terribilis. 32. Hujus statuae caput ex auro optimo erat, pectus autem et brachia de argento, porro venter et femora ex aere, 33. tibiae autem ferreae, pedum quaedam pars erat ferrea, quaedam fictilis. 34. Videbas ita donec abscissus est lapis sine manibus, et percussit statuam in pedibus ejus ferreis et fictilibus, et comminuit eos. 35. Tunc contrita sunt pariter ferrum, testa, aes, argentum et aurum, et redacta quasi in favillam aestivae areae, quae rapta sunt vento, nullusque locus inventus est eis : lapis autem qui percusserat statuam, factus est mons magnus, et implevit universam terram » ; « 31. Voici donc, ô roi, ce que vous avez vu. Il vous a paru comme une grande statue : cette statue, grande et extraordinairement haute, se tenait debout devant vous, et son regard était effroyable. 32. La tête de cette statue était d’un or très pur, la poitrine et les bras étaient d’argent, le ventre et les cuisses étaient d’airain ; 33. Les jambes étaient de fer, et une partie des pieds était de fer, et l’autre d’argile. 34. Vous étiez attentif à cette vision, lorsqu’une pierre se détacha d’elle-même, et sans la main d’aucun homme, de la montagne, et frappant la statue à ses pieds de fer et d’argile, elle les mit en pièces. 35. Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent et l’or se brisèrent tout ensemble, et devinrent comme la menue paille que le vent emporte hors de l’aire pendant l’été, et ils disparurent sans trouver plus aucun lieu ; mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne qui remplit toute la terre. »

Voir Prophéties III (Laf. 485, Sel. 720), qui donne la traduction commentée de ce passage. Daniel 2.

Tous vos devins et vos sages ne peuvent vous découvrir le mystère que vous demandez.

(Il fallait que ce songe lui tînt bien au cœur.)

Mais il y a un Dieu au ciel qui le peut et qui vous a révélé dans votre songe les choses qui doivent arriver dans les derniers temps.

Et ce n’est pas par ma propre science que j’ai eu la connaissance de ce secret, mais par la révélation de ce même Dieu qui me l’a découvert pour la rendre manifeste en votre présence.

Votre songe était donc de cette sorte. Vous avez vu une statue grande, haute, et terrible qui se tenait debout devant vous. La tête était en or, la poitrine et les bras étaient d’argent, le ventre et les cuisses étaient d’airain, et les jambes étaient de fer mais les pieds mêlés de fer et de terre (argile).

Vous la contempliez toujours de cette sorte, jusqu’à ce que la pierre taillée sans mains a frappé la statue par les pieds mêlés de fer et de terre et les a écrasés.

Et alors s’en sont allés en poussière, et le fer, et la terre, et l’airain et l’argent, et l’or, et se sont dissipés en l’air, mais cette pierre qui a frappé la statue, est crue, en une grande montagne et elle a rempli toute la terre. Voilà quel a été votre songe et maintenant je vous en donnerai l’interprétation.

Vous qui êtes le plus grand des rois et à qui Dieu a donné une puissance si étendue, que vous êtes redoutable à tous les peuples, vous êtes représenté par la tête d’or de la statue que vous avez vue.

Mais un autre empire succédera au vôtre qui ne sera pas si puissant et ensuite il en viendra un autre d’airain qui s’étendra par tout le monde.

Mais le quatrième sera fort comme le fer, et de même que le fer brise et perce toutes choses, ainsi cet empire brisera et écrasera tout.

Et ce que vous avez vu que les pieds et les extrémités des pieds étaient composés en partie de terre et en partie de fer. Cela marque que cet empire sera divisé et qu’il tiendra en partie de la fermeté du fer et en partie de la fragilité de la terre.

Mais comme le fer ne peut s’allier solidement avec la terre de même ceux qui sont représentés par le fer et par la terre ne pourront faire d’alliance durable quoiqu’ils s’unissent par des mariages.

Or ce sera dans le temps de ces monarques que Dieu suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit ni jamais transporté à un autre peuple. Il dissipera et finira tous ces autres empires, mais pour lui il subsistera éternellement. Selon ce qui vous a été révélé de cette pierre qui n’étant point taillée de main est tombée de la montagne et a brisé le fer, la terre, et l’argent et l’or.

Voilà ce que Dieu vous a découvert des choses qui doivent arriver dans la suite des temps. Ce songe est véritable et l’interprétation en est fidèle.

Lors Nabuchodonosor tomba le visage contre terre, etc.

L’édition Brunschvicg renvoie au Pugio fidei, part. II, ch. 5, Ubi adhuc per prophetiam Danielis probatur Messiam jam venisse, p. 273 sq. Ce chapitre contient en particulier les sections suivantes : I. Ipsa Danielis verba, sive somnium Nebucadnetzaris de statua heterogenea ; II. Messias est lapis abscisus de monte sine manibus : cette section montre que l’assimilation du Messie avec la pierre qui frappe la statue se trouve chez les rabbins. La Conclusio proposée dans la section X, Messias ergo venit sub quarta monarchia, présente l’intérêt d’établir un rapport entre cette première partie du fragment et la deuxième partie : Pascal a cherché dans le Pugio fidei des passages qui montrent que le Messie est déjà venu : c’est l’objet de la fin du texte : si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie je m’assurerais qu’il serait venu, et voyant qu’ils mettent son temps avant la destruction du 2e temple je dirais qu’il serait venu. Le ch. 7, Qualiter Dominus noster est lapis abscissus de monte sine manibus, p. 283 sq., est consacré à des considérations historiques.

 

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Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie, néanmoins après les prédictions si admirables de l’ordre du monde que je vois accomplies, je vois que cela est divin,

 

Le fragment est construit sur une succession de situations, qui correspondent chacune à un degré croissant d’information.

La première branche est Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie, la seconde Si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie, et la troisième voyant qu’ils mettent son temps avant la destruction du 2e temple.

La progression est la suivante :

Le § 1 suppose que l’on a lu les Écritures, mais sans y chercher l’annonce d’un Messie,

Le § 2 suppose qu’on a lu les Écritures en prêtant attention à l’annonce du Messie.

Le § 3 suppose que l’on prête attention aux circonstances spécifiées dans l’annonce de ce Messie.

Le premier volet du raisonnement se situe en dehors de la tradition prophétique : Pascal raisonne comme un lecteur qui n’aurait jamais entendu parler de la prophétie messianique. Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie a donc une valeur de concession provisoire.

Mais lorsque Pascal a composé le premier jet de son fragment, il n’avait pas encore bien vu la nécessité de cette clause. Car dans la première rédaction, le membre de phrase Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie, néanmoins ne figurait pas : il a été ajouté après l’achèvement du reste du texte (voir la transcription diplomatique). Pascal l’a sans doute inséré pour faire pendant à la proposition si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie, qui, elle, appartient bien au premier jet.

L’addition de l’expression Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie a donc transformé la structure logique de l’argument, qui revêt ainsi la forme d’un dilemme fondé sur la distinction entre le lecteur qui est supposé n’avoir jamais entendu parler du Messie, et celui qui sait que le Nouveau Testament annonce la venue d’un Messie.

Je vois que cela est divin : les prophéties, miracle subsistant, permettent de parvenir à la conclusion qu’il y a quelque chose de divin dans la réalisation des prophéties, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse l’ordre normal de la nature. Voir Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, ch. V, p. 176 sq.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. Les miracles sont les signes par excellence qui traduisent l’insertion de Dieu dans l’histoire contemporaine. La réalisation des prophéties en fait partie, comme miracle subsistant. Valeur probante du fait prophétique pris dans son ensemble : p. 416-417.

Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 562 sq., sur l’accomplissement des prédictions.

C’est un écho de la promesse faite par la Sagesse de Dieu dans le fragment A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends point vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends point aussi vous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrariétés j’entends vous faire voir clairement par des preuves convaincantes des marques divines en moi qui vous convainquent de ce que je suis et m’attirer autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser et qu’ensuite vous croyiez les choses que je vous enseigne quand vous n’y trouverez autre sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connaître si elles sont ou non.

L’accomplissement des prophéties est l’une des marques de leur vérité et de la véracité des prophètes.

Prophéties 11 (Laf. 332, Sel. 364). Prophéties. Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de J.-C. pour le temps et pour la manière et que J.-C. serait venu conformément à ces prophéties ce serait une force infinie. Mais il y a bien plus ici. C’est une suite d’hommes durant quatre mille ans qui constamment et sans variations viennent l’un ensuite de l’autre prédire ce même avènement. C’est un peuple tout entier qui l’annonce et qui subsiste depuis 4 000 années pour rendre en corps témoignage des assurances qu’ils en ont, et dont ils ne peuvent être divertis par quelques menaces et persécutions qu’on leur fasse. Ceci est tout autrement considérable.

Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735). Prophéties preuves de divinité.

 

et si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie je m’assurerais qu’il serait venu,

 

Ces mêmes livres : il s’agit des livres prophétiques, et de ceux qui témoignent de l’accomplissement de leurs prédictions.

Pascal suppose ici que le lecteur a une connaissance suffisante des Écritures pour avoir vu que l’Ancien Testament annonce un Messie. Le fait que les Écritures montrent des prophéties accomplies, et que cet accomplissement témoigne d’un caractère divin donne l’assurance que le Messie qu’elles annoncent est venu.

La lecture qu’il serait venu pose un problème d’interprétation, dans la mesure où la conclusion de la phrase suivante, je dirais qu’il serait venu, paraît n’en être qu’une simple répétition. C’est sans doute cette difficulté qui a conduit Lafuma à proposer la lecture certain au lieu de venu (voir la transcription diplomatique) : la lecture je m’assurerais qu’il serait certain a dû lui paraître rétablir une progression logique entre je vois que cela est divin et je dirais qu’il serait venu. Voir l’analyse ci-après.

 

et voyant qu’ils mettent son temps avant la destruction du second temple je dirais qu’il serait venu.

 

Cette dernière hypothèse transforme le dilemme en gradation : Pascal distingue le cas du lecteur qui sait seulement que l’Ancien Testament annonce un Messie, et celui du lecteur qui, ayant examiné les textes, sait que le Messie doit venir avant la destruction du second Temple.

Brunschvicg transcrit par erreur que c’est Jésus. La conclusion de Pascal est moins précise : ce n’est pas l’identification de Jésus comme Messie, mais la certitude que ce Messie, quel qu’il soit, est déjà venu (et n’est plus à attendre, comme c’est le cas parmi les Juifs).

Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368). La plus grande des preuves de J.-C. sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin. Aussi Dieu a suscité des prophètes durant 1.600 ans et pendant 400 ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de J.-C. dont l’Évangile devant être cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire mais que ces prophéties fussent par tout le monde pour le faire embrasser par tout le monde.

Prophéties 14 (Laf. 336, Sel. 367). Il faut être hardi pour prédire une même chose en tant de manières. Il fallait que les 4 monarchies, idolâtres ou païennes, la fin du règne de Juda, et les 70 semaines arrivassent en même temps, et le tout avant que le 2e temple fût détruit.

Prophéties 17 (Laf. 338, Sel. 370). Prédictions.Qu’en la 4e monarchie, avant la destruction du 2e temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée en la 70e semaine de Daniel, pendant la durée du 2e temple les païens seraient instruits et amenés à la connaissance du Dieu adoré par les Juifs, que ceux qui l’aiment seraient délivrés de leurs ennemis, remplis de sa crainte et de son amour.

Y a-t-il réellement redite entre les deux phrases, si je savais que ces mêmes livres prédissent un Messie je m’assurerais qu’il serait venu d’une part, et voyant qu’ils mettent son temps avant la destruction du second temple je dirais qu’il serait venu ? Le progrès dans l’argument ne réside pas dans la formule il serait venu, commune aux deux phrases, mais dans la différence modale entre je m’assurerais et je dirais.

Le sens global de l’argument serait alors :

1. dans l’hypothèse où je n’aurais jamais entendu parler du Messie, la conformité des prophéties avec l’accomplissement montré par l’ordre du monde m’aurait permis de conclure qu’il faut y voir l’effet d’une action divine ;

2. dans l’hypothèse où au contraire je saurais que les livres prophétiques annonçaient un Messie, sachant que leurs prédictions sont accomplies, je serais assuré que ce Messie serait venu ;

3. et voyant que ces prophéties placent l’avènement de ce Messie, avant la ruine du deuxième temple de Jérusalem, je pourrais déclarer affirmativement que cet avènement a déjà eu lieu.

La progression dans les conclusions serait

§ 1. Les prophéties témoignent d’un ordre divin dans l’histoire.

§ 2. On peut être assuré de la venue du Messie.

§ 3. On peut affirmer que le Messie est déjà venu.

La brièveté du fragment n’empêche pas qu’il ait donné lieu à une élaboration rhétorique complexe dont témoigne l’état du manuscrit.