Fragment Transition n° 2 / 8  – Papier original : RO 49-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 246 p. 89 / C2 : p. 115

Éditions savantes : Faugère I, 225, CLIII / Havet XXV.16 bis / Brunschvicg 208 / Tourneur p. 234-2 / Le Guern 183 / Lafuma 194 / Sellier 227

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(Voir aussi les textes barrés au verso)

 

 

Bibliographie

 

 

MAGNIONT Gilles, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, Lyon, P. U. L., 2003, p. 133-135.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 263 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, p. 327.

THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in DESCOTES Dominique, McKENNA Antony et THIROUIN Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 357 sq.

 

Voir la bibliographie de Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230).

 

 

Éclaircissements

 

Pourquoi ma connaissance est‑elle bornée, ma taille, ma durée à cent ans plutôt qu’à mille ? Quelle raison a eu la nature de me la donner telle et de choisir ce milieu plutôt qu’un autre dans l’infinité, desquels il n’y a pas plus de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus que l’autre ?

 

La réflexion de Pascal porte ici principalement sur le temps et l’éternité, mais le début du fragment envisage également la mesure du corps (la taille), la durée de la vie et les limites de la connaissance humaine. Cette perspective très générale se concentre ensuite sur la durée de l’existence humaine, mais sans perdre en ampleur : dans tous les cas, Pascal pose le problème des limites de la condition humaine, sous tous ses aspects.

Voir Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 357. Dans sa brièveté, ce fragment annonce le développement de Disproportion de l’homme, avec lequel il partage le lexique de la borne, de l’infinité et du milieu. Dans ce fragment, il ne s’agit pas de connaître l’homme, mais d’examiner la connaissance que possède l’homme, ses bornes et ses incapacités à l’égard du monde qui l’entoure.

Ma durée à 100 ans : ce nombre est déjà exceptionnel pour une vie d’homme ; les centenaires étaient rares à l’époque… Pascal pense peut-être aux patriarches, qui ont vécu très longtemps. La question est alors inverse : pourquoi ont-ils des vies si longues ? Mais dans le cas des patriarches, il y a une bonne raison, qui est d’assurer la perpétuité du récit de la création. En tout cas, aucun patriarche n’a atteint les 1 000 ans. Mais de toute façon, 100 et 1 000 sont une même chose à l’égard de l’infini. Les hommes ne s’en rendent pas compte en général, car ils jugent de tout selon leurs passions ; mais selon Prophéties 5 (Laf. 326, Sel. 358), si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose. Le locuteur du fragment Transition 2 a pris conscience d’une contingence que la plupart des hommes ignorent.

L’idée que toutes les durées, qu’elles soient de 100 ou 1 000 ans, sont équivalentes dans l’infinité et constituent des milieux également nuls à l’égard de l’infini, conduit à l’idée, qui est ici seulement esquissée, que tous les moments du temps sont équivalents, de sorte que rien n’attache ma personne à tel moment de l’histoire plutôt qu’à un autre. Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 327, sur le thème particulier de l’égarement dans le temps, et non seulement dans l’espace, qui tient à la contingence absolue de la place assignée à l’homme dans l’infinité de la durée.

C’est ce que souligne le fragment Misère 17 (Laf. 68, Sel. 102). Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis, le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?

Ce fragment postule implicitement une analogie entre l’espace, le temps, et la force de l’esprit humain, qui sont tous également bornés. La connaissance relève de l’ordre de l’esprit ; la taille relève de l’espace et de la durée du temps, qui sont des réalités physiques de l’ordre des corps.

L’analogie entre l’espace et le temps est affirmée dans L’esprit géométrique : il y a une infinité de points dans une ligne, comme il y a une infinité d’instants dans le temps. Voir L’esprit géométrique, I, § 39, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411. « Ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d’étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s’estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie. »

Quant à l’analogie entre les réalités physiques du temps et de l’espace et l’ordre spirituel de la connaissance, elle est affirmée dans le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339).

L’idée est reprise avec ampleur dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe qu’un autre ait un peu plus d’intelligence des choses s’il en a, et s’il les prend un peu de plus haut, n’est-il pas toujours infiniment éloigné du bout et la durée de notre vie n’est-elle pas également infirme de l’éternité pour durer dix ans davantage.

Dans la vue de ces infinis tous les finis sont égaux et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

La question n’est pourtant pas exactement la même : là où Disproportion de l’homme constate, dans le désabusement, l’égale insignifiance de tous les moments du temps, Transition 2 demande une raison de cette disproportion de la condition humaine.

Le mystère n’est pas tant que la nature donne à chacun une taille, une durée, une connaissance particulières et différentes des autres, mais que ces attributs soient assignés à une personne qui est moi.

Le problème est posé du point de vue de la nature, et nullement du point de vue de Dieu. La nature physique est en effet indifférente aux déterminations qui font le moi humain.

Ces réflexions doivent être complétées par la description du moi inassignable du fragment Laf. 688, Sel. 567.

Mais si on envisage le même problème du point de vue de Dieu, la question se pose de manière différente, dans la mesure où le destin de chaque homme est voulu par Dieu, pour des raisons nécessairement inconnues des hommes, mais qui n’en sont pas moins fondées dans l’insondable sagesse de Dieu. Dieu dit en effet à l’homme que telle goutte de sang a été versée pour lui.

Rien ne tentant plus que l’autre : dans cette expression qui a dérouté plusieurs éditeurs, le verbe tenter a sans doute ici le sens d’induire à faire quelque chose ; rien dans les moments du temps qui sont tous équivalents les uns des autres, ne donne une raison de m’assigner une place à tel moment plutôt qu’à tel autre. L’idée est formulée autrement dans Disproportion de l’homme, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : Dans la vue de ces infinis tous les finis sont égaux et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre.

 

Pour approfondir…

 

Sur ce type de monologue, voir Magniont Gilles, Traces de la voix pascalienne. Examen des marques de l’énonciation dans les Pensées, p. 133-135. Modalité d’énonciation interrogative, qui est le fait d’un homme isolé dans un univers dont il constate le mutisme. La fonction émotive domine dans la mesure où la question, qui trahit une angoisse, ne s’adresse à personne. Le procédé consiste en une « théâtralisation d’une énonciation antérieure » (D. Maingueneau, L’analyse du discours : introduction aux lectures de l’archive, Paris, Hachette, 191, p. 134).

Pascal a déjà utilisé cette forme rhétorique dans Ordre 2 (Laf. 2, Sel. 38) : Que dois‑je faire ? Je ne vois partout qu’obscurités. Croirai‑je que je ne suis rien ? Croirai‑je que je suis dieu ?

Misère 17 (Laf. 68, Sel. 102) : Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, memoria hospitis unius diei praetereuntis, le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ?

Cette inquiétude à l’égard de la situation de l’individu dans l’éternité du temps est expressément attribuée au libertin paresseux dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.