Fragment Transition n° 4 / 8  – Papier original : RO 347 r/v°, 351 r/v°, 355 r/v°, 359 r/v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 248 à 257 p. 91 à 99 v° / C2 : p. 117 à 129

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXII - Connoissance générale de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 171-178 / 1678 p. 168-174 (chap. complet)

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 331-335 / 1678 n° 27 p. 326-330

Éditions savantes : Faugère II, 63, I ; II, 68, II ; II, 75, II / Havet I.1 / Brunschvicg 72 / Tourneur p. 236-1 / Le Guern 185 / Maeda I p. 219 / Lafuma 199 / Sellier 230

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Éclaircissements

 

 

 

Sommaire

 

Bibliographie

Analyse du texte de RO 347 : Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté...

Analyse du texte de RO 347 v° : Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est...

Analyse du texte de RO 351 : qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue...

Analyse du texte de RO 351 v° : Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature...

Analyse du texte de RO 355 : Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible...

Analyse du texte de RO 355 v° : Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle, et nous quitte...

Analyse du texte de RO 359 : La flamme ne subsiste point sans l’air...

Analyse du texte de RO 359 v° : De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses...

 

 

H.

Disproportion de l’homme.

 

Pascal a d’abord écrit Incapacité, mais le mot disproportion apparaît dès les premières lignes de la rédaction initiale. Il passe d’un terme psychologique et moral à un terme mathématique. La correction marque un changement dans la signification du texte.

Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 360. Sur la substitution du terme disproportion à incapacité.

Disproportion est un terme technique de mathématique. On dit en style mathématique que deux grandeurs a et b ont une raison (ratio) ou un rapport entre elles lorsque, quelque grande que soit a, et si petite que soit b, il existe un nombre e qui, multipliant b, engendre une grandeur supérieure à a (Euclide, Éléments, V, Définition 4). Au sens strict, proportion désigne une égalité entre deux raisons (Euclide, Éléments, V, Définition 6). Voir les explications de B. Vitrac dans son édition des Éléments, t. 2, p. 58-61. Mais on emploie souvent le mot proportion pour dire que deux grandeurs ont un certain rapport entre elles. Voir par exemple Commandino Federigo, Euclid. Elem. Lib. V, Def. IV, 57 v° : « Proportionem habere inter se magnitudines dicuntur, quae multiplicatae se invicem superare possunt. »

Arnauld Antoine, Nouveaux éléments de géométrie, II (1683), IX, éd. D. Descotes, p. 189. « Ce qu’on entend par la proportion géométrique ou par le mot de proportion quand on n’y ajoute rien, n’est autre chose que l’égalité de deux raisons, qui consiste en ce que la quantité relative d’un antécédent comparé à son conséquent, est égale à la quantité relative d’un autre antécédent comparé aussi à son conséquent ». Lorsqu’on peut égaler le rapport a/b à un autre rapport c/d, ou lorsqu’on peut lui donner une valeur e, de sorte que a/b = e, on appelle e la raison de b à a, qui représente le nombre de fois qu’il faut prendre b pour égaler a (a = eb). Voir Euclide, Eléments, V, éd. Heath, t. 2, p. 114 et p. 120 ; éd. Vitrac, t. 2, p. 38 sq.

On dit au contraire qu’il y a disproportion entre deux grandeurs a et b lorsque, si grand que soit e, on n’arrive jamais à égaler le produit eb à a, de sorte qu’on a toujours a > eb. Cette définition est clairement expliquée dans L’esprit géométrique, lorsque Pascal remarque que jamais, en ajoutant des points les uns aux autres, on n’arrive à engendrer une ligne, que jamais en accolant des lignes les unes aux autres on n’engendre une surface, et ainsi de suite pour les surfaces et les volumes. Dans les nombres, de même, le zéro n’a aucune proportion avec les nombres, puisque, même si on ajoute un très grand nombre de fois le zéro à lui-même, on ne peut jamais parvenir à engendrer le plus petit nombre qui soit, et comme Pascal le remarque dans Infini rien, jamais des nombres finis ajoutés les uns aux autres autant de fois que l’on veut n’engendrent un nombre infini. Et inversement si longtemps qu’on divise un nombre, on n’arrive jamais au zéro absolu : on engendre des nombres de plus en plus petits. Cela vaut aussi pour l’espace : on ne parvient jamais, en divisant un espace, à un point indivisible, et on a beau ajouter des points les uns aux autres, comme ils n’ont pas de longueur, ils n’engendrent jamais une ligne douée de longueur, si petite soit-elle. Et le point est dans l’espace l’équivalent de l’instant dans le temps.

Disproportion signifie donc : absence de rapport, qui interdit d’engendrer une grandeur par l’accroissement continuel d’une autre, et inversement, impossibilité de passer à l’ordre de grandeur inférieur par division continue.

La disproportion permet de définir des genres de grandeur différents. On dit que des grandeurs sont de genres différents, ou hétérogènes, lorsqu’il est impossible pour une grandeur d’ordre n d’engendrer une grandeur d’ordre n + 1 : c’est sur cette base que sont conçus les différents corps de la géométrie classique : la ligne qui a une dimension ne peut engendrer une surface qui en a deux ; les surfaces ne peuvent engendrer des solides qui ont trois dimensions. Inversement, ce n’est pas en coupant indéfiniment une ligne de dimension 1 que l’on peut arriver à un point qui n’a ni parties ni dimension.

Pascal applique ce terme de disproportion à la situation de l’homme dans l’univers infini. Cet emploi exige quelque précaution.

On distingue classiquement deux sortes d’infini : l’infini réel et l’infini virtuel. L’infini actuel est réellement infini : par définition il ne comporte pas de limite : c’est ce qui est plus grand que toute grandeur donnée, ou ce au-delà de quoi il ne peut rien y avoir.

L’infini potentiel ou virtuel ne doit être dit infini que relativement à la dimension de l’homme : voir Heath Thomas, Mathematics in Aristote, p. 102 sq. Le fait que dans notre pensée l’accroissement ne s’arrête jamais est illustré par le fait qu’il n’y a pas de nombre assignable auquel on ne puisse ajouter l’unité : p. 104.

Un fini variable, appelé soit infiniment grand, soit infiniment petit. On appelle infiniment petite une quantité variable qui tend vers zéro, et infiniment grand une quantité variable qui croît au delà de toutes bornes, ayant pour limite l’infini. Il ne faut pas confondre la quantité variable et la quantité fixe qui est sa limite. On emploie couramment le mot infini pour désigner une grandeur finie, mais si grande à l’égard de l’homme qu’il ne peut en percevoir ni en concevoir les limites.

Voir sur ce point l’analyse de Gardies Jean-Louis, Pascal entre Eudoxe et Cantor, p. 70 sq. et p. 114 sq. « Ce fragment sur les deux infinis ne se réfère qu’à l’infini potentiel ; en un sens l’infini actuel en est absent » ; « dans ce passage, la démarche de Pascal est fondamentalement et délibérément anthropocentrique : c’est de l’expérience humaine des deux infinis qu’il témoigne, c’est-à-dire de ce pouvoir qu’a l’homme, non certes d’embrasser l’infini, mais au contraire de concevoir toujours du plus grand ou du plus petit, sans rencontrer jamais une limite à ce pouvoir ». Noyé dans un univers actuellement infini, l’homme ne peut en avoir l’idée que par le biais de l’infini potentiel.

 

9.

 

Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. (texte barré verticalement)

Si celles‑là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme, et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière. (texte barré verticalement)

 

La signification du nombre 9 est actuellement incertaine. Le fait que sur plusieurs fragments, de pareils chiffres se retrouvent, savoir Transition 3 (Laf. 198, Sel. 229), qui porte le titre H. 5, et Transition 5 (Laf. 200, Sel. 231) intitulé H. 3., semble indiquer qu’un ensemble de textes numérotés constituait une suite consacrée à un même sujet (peut-être l’homme, symbolisé par la lettre H). En tout état de cause, cette série, si elle a existé, ne nous serait connue que de façon lacunaire.

Connaissances naturelles s’entend par opposition aux surnaturelles.

Ligature qui permet de situer le texte : il se situe après l’enquête philosophique sur la condition de l’homme, et le mouvement qui va de Contrariétés à A P. R. et Commencement.

Lanavère Alain, “L’argument des deux infinis…”, p. 88. Pascal raisonne ici par dilemme : ou la science est fausse, et l’homme est incapable de la moindre vérité, ou la science est vraie, et il doit se sentir écrasé par l’univers.

 

Et puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même et connaissant quelle proportion il y a.  (texte barré verticalement)

 

L’objet de Disproportion de l’homme est de ramener l’homme à lui-même, comme le montre la suite du texte : Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est. Transition 4 donc fait, dans l’économie des Pensées, contrepoint à la liasse Divertissement, qui montre comment l’homme parvient à oublier sa véritable condition.

Tocanne Bernard, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, p. 39 sq. Antécédents des idées de Disproportion de l’homme. Le texte est une mosaïque d’idées assez courantes à l’époque, mais il dégage un son unique ; on ne trouve nulle part ailleurs le frisson vertigineux que Pascal communique à son lecteur.

 

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent.

 

Pascal commence par l’infiniment grand parce qu’il pense qu’il se conçoit plus aisément que l’infiniment petit. Voir De l’esprit géométrique, § 26, OC III, éd. J. Mesnard, p. 404. « Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n’ai jamais connu personne qui ait pensé qu’un espace ne puisse être augmenté. Mais j’en ai vu quelques uns, très habiles d’ailleurs, qui ont assuré qu’un espace pouvait être divisé en deux parties indivisibles, quelque absurdité qu’il s’y rencontre.

Je me suis attaché à rechercher en eux quelle pouvait être la cause de cette obscurité, et j’ai trouvé qu’il n’y en avait qu’une principale, qui est qu’ils ne sauraient concevoir un continu divisible à l’infini : d’où ils concluent qu’il n’y est pas divisible. »

La majesté de la nature est évoquée par Montaigne, Essais, I, 25, De l’institution des enfants, éd. Balsamo, Pléiade, p. 163. « Qui se présente comme dans un tableau, cette grande image de notre mère nature, en son entière majesté : qui lit en son visage, une si générale et constante variété : qui se remarque là dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Voir Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 38.

Sur la critique et destruction de la notion classique de contemplation dans Transition 4, voir Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 364. Idée de contemplation.

 

 Style et rhétorique de Transition 4

 

Lanavère Alain, “L’argument des deux infinis chez Pascal et chez La Bruyère”, p. 83. Le développement sur l’infini de grandeur est très fortement structuré. En un premier temps Pascal invite le lecteur à contempler les cieux, il s’agit alors d’une vision. En un second temps l’imagination est invitée à relayer la vue. Enfin, une fois que l’imagination a pu se perdre dans l’infiniment grand, Pascal contraint son lecteur à revenir à lui-même. Le tout s’achève sur une interrogation dramatique, qui impose l’idée de la disproportion de l’homme et de l’univers : Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ? Dans ce début, Pascal pratique l’éloquence qui se moque de l’éloquence. Le premier temps de la vision est scandé par cinq injonctions, d’une manière qui brise l’ordre naturel, qui serait de commencer par le spectacle de la réalité quotidienne, pour s’élever peu à peu crescendo avec un style de plus en plus orné. Voir p. 83 sq., l’analyse rhétorique du début de Disproportion de l’homme.

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence », à l’œuvre dans les Pensées. Voir p. 278 sq., sur la technique de l’anaphore dans ce texte.

Sartre Jean-Paul, “L’homme et les choses”, in Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 250-251. Brève étude de la ponctuation dans cet incipit.

Du Vair Guillaume, De la sainte philosophie, éd. Michaux, p. 52. Le style, fait d’impératifs successifs qui orientent la réflexion avec autorité, et oblige le lecteur à faire un bilan, semble annoncer celui de Pascal. Noter : la comparaison permet de comprendre ce que Pascal a retenu de la grande rhétorique oratoire des magistrats gallicans. Voir sur ce sujet l’article de Marc Fumaroli, “Pascal et le tradition rhétorique gallicane”, in Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 359-370.

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave 1866, p. 22. Critique de la déformation du style de Pascal par Port-Royal.

Pascal ne recherche pas le pittoresque dans son évocation. Il pourrait le faire s’il cherchait à créer l’émerveillement par le spectacle de mondes nouveaux et différents de celui que nous connaissons. Mais il ne fait pas de science fiction. Il s’oppose sur ce point aux apologistes tels le P. Silhon ou Yves de Paris, qui cherchent à émerveiller le lecteur par le spectacle de l’ordre et d’harmonie de l’univers, censés révéler la main de Dieu. Voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 140 sq. Ce que Pascal cherche à créer, c’est un vertige par l’imagination de l’opération épuisante d’accroissement, puis de diminution. Or cette opération est strictement répétitive, et ce qu’elle engendre est d’ailleurs toujours pareil au même, à l’échelle près.

 

Qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers,

 

Une lampe éternelle : voir Koyré Alexandre, La révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borrelli, p. 63. Le soleil est considéré comme lampada pulcherrima, qui a pour fonction d’illuminer et d’éclairer l’univers ; aux yeux de Copernic, elle explique la place qu’il tient dans le monde, la première en dignité et centrale en position.

 

que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit

 

Comme un point : l’expression est très ancienne, et elle est même courante : Pascal ne peut l’ignorer. Elle remonte à l’Antiquité : voir Mayaud Pierre-Noël, Le conflit entre l’astronomie nouvelle et l’Écriture sainte aux XVIe et XVIIe siècles. Un moment de l’histoire des idées. Autour de l’affaire Galilée, Paris, Champion, 2005, t. 1, p. 140 sq. : Aristarque et la proposition que « la terre est dans la relation d’un point et d’un centre à la sphère de la lune » ; voir Heath Thomas, Aristarchus of Samos, p. 352-353. Cela n’a de sens que si les termes de point et de centre visent le volume de la terre elle-même, et selon la valeur de 80 rayons terrestres pour la distance terre-Lune, qu’aurait déterminée Aristarque, soit un rapport de 1 à 512 000 entre le volume de la terre et la sphère de la Lune, ces termes correspondent au volume.

Busson Henri, La pensée religieuse…, p. 295. La formule se trouve chez Pline, Hist. Nat., 68, et Sénèque, Quest. Nat., Proem.

Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium caelestium, Livre I, ch. 6, tr. A. Koyré, sl, Diderot, 1998, p. 57 : « Le ciel, par comparaison avec la terre, est immense et offre l’aspect d’une grandeur infinie et que, pour l’estimation du sens, le terre est, par rapport au ciel, ce que le point est au corps et le fini à l’infini ».

Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmologique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006, p. 88 sq., qui cite l’Almageste de Ptolémée, I, 6 : la terre est comparativement à la sphère des étoiles comme un point. La formule revient chez Copernic.

Autour de Pascal lui-même, l’expression est bien connue. Voir Mersenne Marin, Harmonie universelle, De la nature et des propriétés du son, éd. C.N.R.S., t. 1, p. 76 : « Il se peut faire que l’espace qui contient la partie visible du monde depuis la terre jusqu’aux étoiles ne soit que comme un point à l’égard du reste du monde qui est par delà... » De même, on trouve dans les Quaestiones in Genesim, col. 52 : « Eadem ratione de hoc fictito mundo, ac de firmamento nostro possumus affirmare, ut sit alterius etiam novi respectu velut punctum, unitas, aut arenae granum, et sic in infinitum... » Voir Lenoble Robert, Mersenne..., p. 250-251.

« Puncti instar », dit J. Cousin à propos de la terre in Fundamenta religionis, ch. II, p. 2. « Mundi punctus », selon T. Raynaud, Theol. Nat., p. 452. Voir Costar, Lettres, I, 413 : « ces globes célestes en comparaison desquels la terre ne paraît qu’un point. » Voir Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, p. 51.

Charron Pierre, Les trois vérités, I, 5, reprend sur ce point le passage de Montaigne cité plus haut. « Certes ce monde n’est qu’un point (devant Dieu) en un champ vaste, et au milieu d’une circonférence infinie ». Voir aussi De la sagesse, II, ch. II, § 7 : « il se faut présenter comme en un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté, remarquer là-dedans un royaume, un empire, voire tout ce monde visible, comme le trait d’une pointe si délicate, et y lire une si générale et constante variété en toutes choses ».

Au prix du vaste tour que cet astre décrit : c’est un alexandrin ; Montfaucon de Villars le présente comme tel dans le cinquième dialogue de son traité De la délicatesse ; voir Descotes Dominique, La première critique des Pensées, Paris, C.N.R.S., 1980, p. 52.

Vastitude : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 55. Pascal écrit d’abord « la réalité de cette vastitude infinie ». Vaste n’a pas de substantif, de sorte que vastitude peut être trouvé nécessaire. Montaigne a employé vasteté, qui est demeuré sans écho.

 

et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui‑même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui roulent dans le firmament, embrassent.

 

On trouve dans le même passage de Montaigne cité plus haut l’expression pointe délicate : voir Essais, I, XXVI, De l’institution des enfants, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 163-164 : « Qui se présente comme dans un tableau, cette grande image de notre mère nature, en son entière majesté : qui lit en son visage, une si générale et constante variété : qui se remarque là dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ».

L’image se trouve aussi dans De l’Esprit géométrique, § 29, OC III, éd. J. Mesnard, p. 406 : « Enfin, s’ils trouvent étrange qu’un petit espace ait autant de parties qu’un grand, qu’ils entendent aussi qu’elles sont plus petites à mesure ; et qu’ils regardent le firmament au travers d’un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s’ils ne peuvent comprendre que des parties si petites, qu’elles nous sont imperceptibles, puissent être autant divisées que le firmament, il n’y a pas de meilleur remède que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe délicate jusques à une prodigieuse masse. »

Rouler : verbe ordinairement employé pour le mouvement des astres, voir Mersenne Marin, Harmonie universelle, Livre second, Du mouvement des corps, Prop. VI, éd. C.N.R.S., t. 1, p. 103. Voir aussi Yves de Paris, Théol. Nat., Pars II, ch. XI, t. 1, p. 478 : « voyons rouler sous nos pieds les globes que nous regardions dessus nos têtes. De là le monde ne nous paraît que comme une boule suspendue dans le vaste des espaces… ; et ce corps qui a sa grandeur bornée me fait concevoir un vide infini qui l’environne et qui peut loger une infinité de mondes. »

 

Disproportion de l’homme et la cosmologie de Pascal

 

On a beaucoup glosé, au colloque de Royaumont, sur l’incohérence de cette cosmologie ; voir  dans “Pascal savant”, in Blaise Pascal, colloque de Royaumont, notamment, p. 383-384, les remarques d’Alexandre Koyré, qui se demande s’il faut interpréter ce passage « dans le sens ptoléméen », c’est-à-dire géocentrique, ou dans le sens « tychonien », c’est-à-dire avec la terre au centre du monde, et le soleil tournant autour d’elle, mais la plupart des planètes tournant autour du soleil.

Koyré estime que ce texte est anticopernicien et incohérent. Pascal, selon lui, ne croit pas à l’infinité de l’univers.

Mayaud Pierre-Noël, Le conflit entre l’Astronomie nouvelle et l’Écriture sainte aux XVIe et XVIIe siècles. Un moment de l’histoire des idées. Autour de l’affaire Galilée, Paris, Champion 2005, 5 vol., t. III, p. 946. Voir t. IV-V, p. 445, note 1. Ces lignes ont un caractère radicalement géocentrique ; elles impliquent même l’absence totale de difficulté à concevoir que les étoiles accomplissent chaque jour un tour par rapport auquel celui du Soleil n’est qu’une pointe très délicate, la comparaison étant celle utilisée par Copernic pour évaluer la dimension de la sphère des fixes par rapport à celle du grand orbe de la Terre. Mayaud concède que « dans la culture de l’époque où l’infinité de l’univers n’était encore le fait que de Bruno et de Descartes, il est possible cependant que ce passage relève seulement de la rhétorique du discours sur l’infiniment grand » : p. 445.

C’est un fait que Pascal ne croit pas que le système cosmologique de Copernic soit véritablement démontré. Il le dit dans la Lettre au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, II, p. 524 : « C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes s’ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d'erreur, soutenir l'une au préjudice des autres [...], sans se rendre ridicule ? » Voir Mesnard Jean, “Pascal et Copernic”, p. 241-249. Pascal considère l’hypothèse de Copernic comme douteuse. Il n’est pas le seul ; voir notamment Mersenne et Roberval.

Il y a quelque chose de burlesque dans ces critiques de Disproportion de l’homme au nom de la révolution copernicienne. On imagine le lecteur de Pascal obligé de digérer un cours de cosmologie copernicienne, avant d’être appelé à une méditation sur la disproportion de sa nature avec celle de l’univers. C’est se tromper de genre : Pascal n’écrit pas un traité d’astronomie, mais un texte censé amener une méditation dans un processus de conversion. Dans le cadre rhétorique que Pascal crée dans le fragment, il serait contre-productif de divertir le lecteur avec l’exposé des cosmologies rivales du XVIIe siècle. La question dans le texte n’est pas de savoir si le Soleil ou la Terre est au centre du monde, mais quelle est la situation de l’homme dans l’univers. Or celle-ci est strictement la même, du point de vue moral, dans toutes les hypothèses. Voir la mise au point de Lanavère Alain, “L’argument des deux infinis chez Pascal et chez La Bruyère”, in Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, p. 82 : le lecteur de Pascal en 1670 ne pouvait pas se tromper sur l’objet du texte ; « il n’y cherchait pas une description objective des deux infinis, ni une réflexion objective sur la disproportion de l’homme et les limites de sa connaissance, mais une méditation proprement religieuse. » Voir aussi Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. 1993, p. 89 : Si Pascal, dans Disproportion de l’homme, semble assigner à la terre une position centrale, c’est qu’il adopte le point de vue de l’observateur terrestre, ce qui est naturel dans un texte qui vise à situer l’homme dans la nature.

D’autre part, la question n’a strictement aucune sens : à partir du moment où le monde est supposé infini en grandeur et en petitesse, il n’y a aucun sens à demander quel en est le centre, puisque tous les points peuvent être considérés comme centre. Dans cette perspective, les trois hypothèses cosmologiques sont à peu près équivalentes, à la complication près.

 

  L’évaluation des dimensions cosmiques à l’époque de Pascal

 

On trouve un relevé des distances cosmiques telles qu’on les évaluait à l’époque de Pascal dans Mersenne Marin, La vérité des sciences, IV, XVII, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 945 sq. Voir la Première table, des semi-diamètres de la terre et des astres, avec les distances des planètes et des étoiles d’avec le centre de la terre. Les tables suivantes donnent les dimensions des astres. On trouve d’autres indications dans d’autres ouvrages de Mersenne, notamment Mersenne Marin, Quaestiones in Genesim, col. 871 ; Mersenne Marin, Questions inouïes, Question VIII.

Pour la distance de la Terre aux étoiles et au firmament, Mersenne, La Vérité des sciences IV, éd. D. Descotes, p. 947. La distance des étoiles, ou du firmament est de 14 000 semi-diamètres terrestres, ou de 48 204 000 milles, ou de 240 520 000 000 pieds de Roi. Même mesure dans l’Harmonie universelle, Traité de la nature des sons, Livre second, Du mouvement des corps, Proposition II, Corollaire II, p. 92, et Livre premier, De la voix, Proposition XXIV, p. 32 sq.

 

  L’infinité du monde

 

L’immensité du ciel est une conséquence de l’héliocentrisme copernicien. Voir Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie, p. 88 sq. ; Koyré Alexandre, La révolution astronomique, p. 50 sq. Mais Copernic ne franchit pas l’abîme qui sépare l’immensité de l’infinité : il ne parle que pour l’estimation du sens. Voir Copernic Nicolas, De revolutionibus orbium caelestium, Livre  , ch. 6, tr.  A. Koyré, sl, Diderot, 1998, p. 57 : « Le ciel, par comparaison avec la terre, est immense et offre l’aspect d’une grandeur infinie et que, pour l’estimation du sens, le terre est, par rapport au ciel, ce que le point est au corps et le fini à l’infini ». « Cette démonstration ne prouve rien d’autre que la grandeur indéfinie du ciel comparé à la terre. Par contre, jusqu’où s’étend cette immensité n’est pas clair du tout. Car, comme pour les corpuscules très petits et indivisibles que l’on appelle atomes, qui, parce qu’ils ne sont pas perceptibles, ne forment pas tout de suite – pris à deux ou à plusieurs – un corps visible, et néanmoins peuvent être multipliés jusqu’à ce que, finalement, ils arrivent à se joindre en nombre suffisant pour former une grandeur apparente, de même en ce qui concerne le lieu de la terre, bien qu’elle ne le soit pas au centre du monde, sa distance (du centre) n’est cependant pas commensurable, notamment par rapport à la sphère des étoiles fixes » : p. 58-59. Kepler non plus ne croit pas le monde infini.

L’idée de l’infinité positive de l’univers ne s’est imposée que par la suite. C’est l’une des thèses principales de Giordano Bruno, selon lequel si le monde n’était pas infini, une partie de la toute-puissance de Dieu serait demeurée vacante. L’infinité de Dieu implique celle de l’univers. Sur cette évolution, voir Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini.

 

Mais si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre, elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir.

 

Lanavère Alain, “L’argument des deux infinis chez Pascal et chez La Bruyère”, p. 82 sq. Analyse stylistique du passage de la vision à l’imagination dans ce texte : p. 84. Alors qu’on attend une rhétorique grandiose, Pascal lui substitue des propositions brèves, abruptes, sans coordination. La construction est fondée sur trois esquisses d’images : la lampe qui éclaire une pièce comme le soleil éclaire l’univers, le vaste tour comme pointe très délicate, et le tourbillon des astres qui roulent.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde, p. 264 sq. L’imagination permet à l’homme de prendre conscience de sa situation dans l’espace. Elle joue un rôle essentiel dans Disproportion de l’homme. L’imagination y dépasse d’abord le visible en projetant au-delà de sa limite les éléments qu’elle y a puisés : elle donne au ciron, dont l’intérieur est impénétrable à l’œil nu, des caractéristiques physiques repérables chez l’homme et les animaux qui lui sont proportionnés (jambes, jointures, veines) ; puis, tout comme elle se lassait de concevoir les vastitudes célestes, elle s’épuise à représenter les petitesses microscopiques de l’animalcule ; mais lorsqu’elle atteint son « dernier objet », et la frontière à partir de laquelle s’ouvre le purement concevable, elle outrepasse cette limite et s’épanche dans le champ de l’infini qui lui est en théorie inaccessible. L’imagination parvient à faire voir l’infini dans le fini.

Le mouvement d’accroissement procède en plusieurs temps : Pascal commence par se placer à l’échelle humaine ; puis il s’élève à l’échelle cosmique, telle que l’observation astronomique peut représenter l’univers. Enfin, alors que le mouvement devrait s’arrêter là, il fait intervenir l’imagination, qui succédant à la vision, permet de multiplier indéfiniment les espaces. La distance qui sépare les deux premiers temps permet de concevoir une faible idée de celle des deux suivants, qui va à l’infini. La division qui suit procèdera de même.

 

Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses.

 

La première rédaction a été espaces imaginaires. Cette expression n’est pas venue sous la plume de Pascal par hasard : c’est une expression classique de la cosmologie ancienne, pour désigner, dans l’hypothèse d’un univers fini, le néant qui se trouve en dehors des bornes de l’univers.

Voir la note de Mersenne Marin, Correspondance, II, p. 357-358, sur la théorie aristotélicienne des espaces imaginaires, avec les références des sectateurs d’Aristote. L’idée des espaces imaginaires était sans doute familière à Pascal, car elle est une conséquence directe de la négation aristotélicienne absolue du vide. Aristote et ses disciples sont des tenants de la finitude du monde : pour eux, le monde est fini, borné et entièrement plein. Si l’on se place dans cette hypothèse, on est nécessairement amené à imaginer qu’à une distance qui ne nous est pas bien connue, ce monde est limité par une surface qui lui sert de borne. Qu’y a-t-il au delà de cette limite ? Rien, puisque tout ce qui existe, corps, lieu, espace, temps, est dans le monde. Hors du monde, il n’y a rien, ni lieu, ni mouvement, ni temps. Mais il faut bien comprendre aussi qu’on n’y trouve pas de vide, car si dans le vide, il n’existe aucun corps, il serait encore possible qu’un corps y existât. Mais hors du monde, même le vide n’a pas de place. Voir Aristote, De Cœlo, I, 8, 276 a. Voir Toletus, OC, Lib. IV, c. 9, t. 78, q. 10 : « et vacuum etiam hic in mundo si esset, imaginarius esset locus, videlicet spatium » ; « etiamsi sit extra coelum illa imaginaria distantia, non tamen dicitur vaacuum, quia naturaliter nulle corpus ibi potest esse ; a theologis vocatur inane ». Comme il n’y a pas de terme propre pour désigner ce néant que l’on ne conçoit pas et où il n’y a littéralement rien, on parle d’espaces imaginaires.

Cette conception qui paraît aujourd’hui étrange permet de poser des problèmes curieux : admettons par exemple qu’un voyageur cosmique parvienne à la paroi qui limite le monde, et qu’il passe le bras à travers la surface. Il est clair que son bras ne ressortira pas de l’autre côté, puisque de l’autre côté il n’y a rien, et même qu’il n’y a pas d’autre côté. Mais quand il retirera son bras, la partie qui a été engagée se reformera-t-elle à mesure qu’il la retirera, ou au contraire le bras sera-t-il réduit à un moignon, la partie en question ayant été littéralement anéantie lorsqu’elle est sortie du monde ? Je vous laisse y penser... Consultez sur ce point Heath Thomas, Mathematics in Aristotle, p. 104.

L’expression est connue en dehors des cercles astronomiques : voir Le Guern Michel, “Pascal et les Diversités de J. P. Camus”, p. 305 sq., qui remarque que Camus écrit du paradis : « les philosophes et théologiens appellent ces espaces imaginaires : c’est-à-dire, la grandeur desquels n’a aucune borne, auxquels tous les cieux, tout le corps de l’univers comparé n’est qu’une petite boule, un point, un rien, Dieu ne pouvant être borné et circonscrit d’aucun lieu : il faut croire que ces espaces surpassent tout lieu, et sont infinis ». Il va de soi que Pascal n’avait pas besoin de lire Camus pour connaître les espaces imaginaires.

D’après Vincent Carraud, la substitution du mot imaginables à imaginaires, suppose que Pascal a eu recours à Descartes, Principes, « vere imaginabilia, hoc est, realia ».

 

C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.

 

Cette image résume le mouvement vers l’infiniment grand qui s’achève : on ne trouve nulle part la circonférence du côté de l’infini de grandeur. Elle prépare aussi le mouvement suivant, vers l’infiniment petit, qui constitue une recherche vertigineuse du centre.

De Gandillac Maurice, “Sur la sphère infinie de Pascal”, Revue d’histoire de la philosophie, 33, janvier-mars 1943, p. 32-44. La sphère infinie a été rendue célèbre par Pascal, mais c’est une image ancienne, qui a subi de nombreuses variations, dans la forme et dans le sens selon les auteurs, les époques, et le contexte intellectuel.

De Gandillac Maurice, “Pascal et le silence du monde”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Colloque de Royaumont, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 342-365, suivi d’une discussion, p. 353.

Seidengart Jean, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmologique à l’aube de la science classique, p. 444 sq. L’univers comme sphère infinie dans le centre est partout, la circonférence nulle part, selon Pascal. L’image de la sphère infinie couronne la description de l’égarement de l’homme : p. 449 sq.

La formule sur la sphère infinie est très ancienne ; elle a d’abord été appliquée à Dieu, qui, pour les anciens panthéistes, se confondait avec l’univers ; une longue évolution la abouti à l’appliquer à l’univers.

E. Jovy a composé une histoire de ce symbole : voir Jovy Ernest, Études pascaliennes, VII, La « sphère infinie » de Pascal, Vrin, Paris, 1930 ; ou Études pascaliennes, Recueil de notes sur les Pensées, avec un avertissement de J. R. Armogathe, Vrin, Paris, 1981.

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D’autre part, du fait que tout point peut être centre, on peut rapprocher ce passage de ceux où Pascal montre que lorsqu’un point se meut dans l’espace, on peut toujours imaginer qu’il en est le centre, et que ce sont tous les autres points qui se meuvent. Thème développé par Pascal dans le fragment Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe, pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau. Mais où prendrons-nous un port dans la morale ?

Voir une explication dans Couturat Louis, De l’infini mathématique, p. 298-299, à propos du cas d’un cercle pris dans un plan : « Le centre du plan est partout, car l’origine est un point quelconque pris à volonté dans le fini du plan ; la circonférence du plan n’est nulle part car si on l’imagine dans le fini, on suppose le plan limité, ce qui est contraire à son idée ; et si on la conçoit rejetée à l’infini, ce n’est plus une circonférence, c’est une droite ou un point. Ainsi si le plan infini est, à certains égards, analogue à un point, c’est pour ainsi dire à un point immense [...]. La corrélation du zéro et de l’infini, l’équivalence du point et du plan ne sont donc pas, en mathématiques, des faits surprenants et inouïs ; et d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que nous voyons deux infinis opposés se rejoindre et les extrêmes se toucher ».

La sphère infinie chez Pascal a fait l’objet d’une étude thématique, dans Poulet Georges, Les métamorphoses du cercle, p. 56 sq.

 

Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute‑puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

 

Lanavère Alain, “L’argument des deux infinis chez Pascal et chez La Bruyère”, in Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, p. 87 sq. Le recours à Dieu dans Disproportion de l’homme. Pascal interrompt sa réflexion critique anthropologique, pour tourner l’esprit du lecteur vers Dieu. Le même procédé intervient plus bas, à propos des « étonnantes démarches » de l’univers, qui ne sont compréhensibles que par leur créateur.

Moment important. Ce qui précède tend à marquer que Dieu n’est pas connaissable sur le mode scientifique. Mais ici, Pascal suggère que l’infinité qui dépasse l’esprit humain est la marque de la puissance de Dieu, qu’il comprend encore moins. Par conséquent, la connaissance par la raison n’exclut pas la connaissance de type figuratif. Pascal y revient un peu plus bas.