Pensées diverses II – Fragment n° 35 / 37 – Papier original : RO 65-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 113 p. 361  / C2 : p. 317 v°

Éditions savantes : Faugère II, 19 / Brunschvicg 198 / Tourneur p. 92-4 / Le Guern 539 / Lafuma 632 (série XXIV) / Sellier 525

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris SEDES, 1993.

THIROUIN Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015.

 

 

Éclaircissements

 

La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité pour les grandes choses, marque d’un étrange renversement.

 

Sensibilité : disposition des sens à recevoir les impressions des objets (Furetière).

L’imagination explique en partie le manque de proportion que trahit l’insensibilité des hommes. Voir Laf. 551, Sel. 461. L'imagination grossit les petits objets jusqu'à en remplir notre âme par une estimation fantasque, et par une insolence téméraire elle amoindrit les grandes jusqu'à sa mesure, comme en parlant de Dieu. Voir Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 139 sq.

Sur la notion de disproportion, voir le commentaire de Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), Disproportion de l’homme.

On trouve sous la plume de Nicole des passages qui semblent faire écho à ce fragment. Voir Nicole Pierre, Essais de morale, I, De la crainte de Dieu, ch. II, La sensibilité et l’insensibilité de l’homme également prodigieuses. Naissent d’un fonds inconnu. Marquent le dérèglement et la grandeur de l’homme. Temps de cette vie, temps de stupidité, éd. 1755, p. 156 sq. « Il y a dans l’homme une sensibilité prodigieuse, capable de mouvements démesurés de tristesse, d’amour, de joie, de crainte, de désespoir ; et une insensibilité étonnante capable de résister aux objets les plus terribles. Mes mêmes choses font mourir les uns, et n’émeuvent pas seulement les autres, sans que l’on voie bien la raison et la cause de ces différents effets ». « La violence et l’inégalité de ces mouvements sont en même temps des preuves du dérèglement de l’homme et des marques de sa grandeur. Elles nous font voit qu’il y a d’étranges ressorts dans son esprit, et que s’ils étaient vivement touchés, ils produiraient encore des mouvements tout autres que ceux que nous ressentons ordinairement » : p. 157.

L’insistance sur l’énormité de cette disposition permet à Pascal d’en tirer qu’un tel effet réclame une cause à sa mesure, qui ne peut être que la main de Dieu. Voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être.

On peut interpréter ce fragment en termes purement humains, comme le feraient les moralistes, en supposant que les « plus grandes choses » sont par exemple la possibilité de la maladie et la certitude de la mort. La même idée, que les hommes se laissent fasciner par des choses aussi insignifiantes que la poursuite d’un gibier, la danse ou les jeux de balle, pour ne pas voir les véritables maux qui les menacent est aussi à la base des textes de la liasse Divertissement.

Mais on peut lui donner un sens plus fort en l’interprétant de la destinée surnaturelle de l’homme, comme dans le grand texte contre l’indifférence des libertins, où les termes de sensibilité et de renversement font écho au présent fragment.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). En vérité, je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout.

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

[...] Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre, dans peu d’années, dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.

[...] Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.

C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être.

La même idée est présentée sous une forme brève et plaisante dans le fragment Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce qu’ils sont si fermes qu’ils soient insensibles à tout ce qui les touche ? Éprouvons-les dans la perte des biens ou de l’honneur. Quoi ? c’est un enchantement.

Il y a là un raisonnement par raison des effets : la disproportion entre l’importance du problème de la destinée de l’homme et l’indifférence où se complaît la majorité des hommes exige une cause qui lui soit proportionnée ; mais il n’en est aucune dans la nature : il faut donc recourir à une cause qui dépasse les limites de la nature, autrement dit une cause surnaturelle.

Sur la vanité dont font preuve les hommes qui ne s’inquiètent pas de leur destinée, voir l’étude de Thirouin Laurent, Pascal ou le défaut de la méthode, p. 71 sq.

La force toute-puissante qui cause « l’assoupissement surnaturel » est celle qu’exerce le manque de la grâce, qui laisse l’obscurcissement et l’endurcissement dominer l’âme, lui ôtant  même la capacité de saisir les choses les plus évidentes. Voir sur ce sujet les Écrits sur la grâce, surtout la Lettre sur la possibilité des commandements et le Traité de la prédestination et de la grâce.