Pensées diverses III – Fragment n° 51 / 85 – Papier original : RO 433-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 136 p. 377 v° / C2 : p. 335 v°-337

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 285/ 1678 n° 31 p. 281-282

Éditions savantes : Faugère I, 202, LXXI ; I, 192, XLV / Havet XXV.65, VI.24 / Michaut 720 et 721 / Brunschvicg 119 et 382 / Tourneur p. 104-4 / Le Guern 592 / Lafuma 698 et 699 (série XXV) / Sellier 577

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Bibliographie

 

 

CLAUDEL Paul, Journal, I, 1904-1932, éd. F. Varillon et J. Petit, Pléiade, Paris, Gallimard, 1968.

COSTABEL Pierre, “Pascal et les mathématiques”, Pascal et Port-Royal, Fayard, Paris, 1962, p. 73-76.

COUTURAT Louis, De l’infini mathématique, Paris, Blanchard, 1973.

DESCOTES Dominique, Littérature et géométrie, Clermont, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001.

DESCOTES Dominique, “Les nombres dans les Pensées”, in Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, 2013, p. 199-219.

FORCE Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, Op. cit., 2, Publications de l’Université de Pau, Novembre 1993, p. 55-62.

GODEFROY Gilles, L’aventure des nombres, Paris, Odile Jacob, 1997.

MAGNARD Pierre, “Le principe de similitude”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 401-408.

MESNARD Jean, “Desargues et Pascal”, in DHOMBRES J. et SAKAROVITCH J., Desargues et son temps, Paris, A. Blanchard, 1994, p. 87-99.

MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, 20, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

MOROT-SIR Édouard, La métaphysique de Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1973.

PRIGENT Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128.

 

 

Éclaircissements

 

Nature s’imite.

La nature s’imite :

 

Laf. 541, Sel. 459.

Nature diversifie

et imite

Artifice imite

et diversifie.

Laf. 663, Sel. 544. La nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures, les espaces de même. Et les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre ; ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel. Ce n’est pas qu’il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel, mais ces êtres terminés se multiplient infiniment. Ainsi il n’y a ce me semble que le nombre, qui les multiplie, qui soit infini.

La nature ne s’imite pas toujours, et c’est parfois une illusion d’y voir certaines régularités.

Laf. 660, Sel. 544. Spongia Solis. Quand nous voyons un effet arriver toujours de même nous en concluons une nécessité naturelle, comme qu’il sera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dément et ne s’assujettit pas à ses propres règles.

Pascal tient les deux bouts de la chaîne : hétérogénéité d’une part, similitude de l’autre. C’est un modèle qui réapparaît dans le texte sur les trois ordres, Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339), qui sont hétérogènes les uns aux autres, mais aussi analogues les uns aux autres.

Couturat Louis, De l’infini mathématique, p. 176, sur le texte de Pascal et des problèmes qu’il pose.

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, p. 117-128. Voir p. 127. Principe d’harmonie dû à un même maître, contenu dans le principe des figuratifs. La croissance de l’arbre figure de la croissance d’un principe dans l’esprit. Principe d’ordre et d’unité.

GEF XIII, p. 43, note sur Br. 119, cite Ravaisson, “Philosophie de Pascal”, Revue des deux mondes, 15 mars 1887, qui fait le rapprochement avec les coniques telles que les a conçues Desargues : « les propriétés d’une figure compliquée peuvent être considérées comme des modifications des ressemblances d’une figure plus simple ; que par exemple la section conique qui est l’ellipse n’est qu’une perspective du cercle que le cône a pour base », ce qui fait de la métamorphose le « secret des mathématiques ». Théorie d’universelle similitude, ayant pour fond une identité radicale. GEF XIII, p. 43, cite aussi Cournot, De l’origine et des limites de la correspondance entre l’algèbre et la géométrie, p. 397, sur ce fragment.

Force Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, Op. cit., 2, p. 55-62, développe l’idée de l’analogie entre les phénomènes naturels, proche de ce que Leibniz désigne sous le mot d’expression : p. 56.

Magnard Pierre, “Le principe de similitude”, Méthodes chez Pascal, p. 401-408. Voir p. 403 sur ce fragment.

 

une graine jetée en bonne terre produit ;

 

L’adjectif bonne est en addition. Pascal pense peut-être à la parabole du semeur, dans Luc VIII, et plus précisément au verset 8 : « Une autre partie tomba dans une bonne terre ; et ayant levé elle porta du fruit, et rendit cent pour un ». Corrélativement, à la ligne suivante, l’addition un bon, au-dessus du mot esprit, établit le parallélisme.

Sebonde Raymond de, Théologie naturelle, ch. 57. « D’un bien petit grain, qui est quasi tout partout semblable à soi-même, au moins qui ne reçoit nulle différence remarquable, nous voyons tant de diverses choses être produites : les racines, le tronc, l’écorce, la moelle, les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits... Tout ainsi qu’entre nous celui qui entreprend une besogne par ordre et par prudence, la conduit sans violence jusqu’au but et fin parfaite de son intention : ainsi les arbres, à la mode d’un bon ouvrier, produisent proportionnellement l’une chose après l’autre... Vu que nous lisons en l’opération des arbres la conduite et le progrès tout pareil à celui que fait notre intelligence, et qu’ils n’ont pas en eux un pareil entendement qui les guide, il faut sans doute que celui-là et non autre presse leurs opérations qui nous a donné l’entendement que nous avons. »

D’après Le Guern, n° 592, ce passage serait une suite de notes sur la philosophie cartésienne. Pascal se souviendrait de l’idée cartésienne des semences de vérité. Voir Descartes, lettre-préface des Principes, 1647, éd. Alquié, III, p. 779-780. La philosophie comparée à un arbre pourvu de branches (médecine, mécanique et morale) ; on cueille les fruits, non du tronc, mais des extrémités des branches. Le rapprochement est tout de même superficiel.

Claudel Paul, Journal, I, 1904-1932, éd. F. Varillon et J. Petit, p. 799. « La nature s’imite : une graine jetée en bonne terre produit, un principe jeté dans un bon esprit produit : les nombres imitent l’espace (voir Art poétique) – Pascal. Et même ils le créent ? Tout est fait et conduit pas un même maître ».

 

un principe jeté dans un bon esprit produit.

 

De l’Esprit géométrique, II, De l’Art de persuader, § 24, OC III, éd. J. Mesnard, p. 424-425. « Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées. » Pascal donne l’exemple de Descartes, inventeur du Cogito.

Sebonde Raymond de, Théologie naturelle, ch. 57. « D’un bien petit grain, qui est quasi tout partout semblable à soi-même, au moins qui ne reçoit nulle différence remarquable, nous voyons tant de diverses choses être produites : les racines, le tronc, l’écorce, la moelle, les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits... Tout ainsi qu’entre nous celui qui entreprend une besogne par ordre et par prudence, la conduit sans violence jusqu’au but et fin parfaite de son intention : ainsi les arbres, à la mode d’un bon ouvrier, produisent proportionnellement l’une chose après l’autre... Vu que nous lisons en l’opération des arbres la conduite et le progrès tout pareil à celui que fait notre intelligence, et qu’ils n’ont pas en eux un pareil entendement qui les guide, il faut sans doute que celui-là et non autre presse leurs opérations qui nous a donné l’entendement que nous avons. »

Pascal pense peut-être à ce qu’il a pu expérimenter dans ses travaux sur les coniques : ayant suivi dans ses débuts les principes de Desargues, il n’en a pas moins su en tirer des conséquences qui lui sont personnelles, de l’aveu même de Desargues, à propos de la proposition qu’il appelle la Pascale. Voir sur ce point Mesnard Jean, “Desargues et Pascal”, in Dhombres J. et Sakarovitch J., Desargues et son temps, p. 87-99. Sur la fécondation d’un esprit par un autre, p. 99. « Situation rendue possible par un même sens du concret, par un même don de vision dans l’espace, joint à une puissante imagination créatrice, à une impeccable rigueur intellectuelle, à un sentiment tout moderne, mais très spécifique, de la portée universelle de l’expérience mathématique » : p. 99.

 

Les nombres imitent l’espace, qui sont de nature si différente.

 

Godefroy Gilles, L’aventure des nombres, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 32, par exemple transcrit « les nombres imitent l’espace, qui est de nature si différente », ce qui ne constitue pas un contresens, mais déforme tout de même le texte.

Couturat Louis, De l’infini mathématique, Paris, Blanchard, 1973, p. 179, estime qu’il est significatif que Pascal ait écrit les nombres imitent l’espace et non pas l’espace imite les nombres.

GEF XIII, p. 43, note sur Br. 119, en référence à Cournot, De l’origine et des limites de la correspondance entre l’algèbre et la géométrie, p. 397, qui cite ce fragment.

Cette affirmation n’est pas conforme à la géométrie classique. Euclide distingue radicalement grandeurs et nombres. Il n’aurait pas admis qu’on appliquât aux nombres les critères qu’il propose pour les grandeurs. L’axiome d’Archimède porte théoriquement sur les grandeurs.

Euclide, Éléments, éd. Vitrac, t. 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 529 sq. Dans les Éléments, la théorie de la proportionnalité construite à partir de la Définition V s’applique aux différentes espèces de grandeurs géométriques et stéréométriques : aires planes, arcs, solides : p. 529. Mais la théorie des proportions ne doit pas être considérée comme faisant partie des théorèmes généraux, qui sont antérieurs à la distinction de la géométrie et de l’arithmétique, sciences mathématiques particulières. Primo, la théorie de la proportionnalité s’appliquerait aussi bien aux grandeurs qu’aux nombres et il faudrait alors admettre que les nombres sont des cas particuliers de grandeurs ; de sorte que le nombre, par nature non indéfiniment divisible, deviendrait un cas particulier de l’infiniment divisible. D’autre part, cette thèse sur la généralité du livre V s’accorde mal avec la présence, dans le livre VII, d’une seconde définition de la proportionnalité et de l’établissement d’un noyau de résultats pour les proportions numériques (double traitement de la proportionnalité) : p. 530-531. Voir les conclusions p. 536 sq. Pour Aristote, c’est la géométrie qui est subordonnée à l’arithmétique, car ses principes sont moins généraux, moins abstraits que ceux de l’arithmétique. Voir Euclide, Éléments, éd. Vitrac, t. 2, p. 531.

Aristote, Seconds analytiques, 75 a 38-75 b 6. « On ne peut passer dans la démonstration d’un genre à un autre, par exemple démontrer le géométrique par l’arithmétique... Il est possible que les axiomes dont procède la démonstration soient les mêmes, mais si les genres sont différents, comme pour l’arithmétique et la géométrie, on ne peut appliquer la démonstration arithmétique aux propriétés des grandeurs, à moins d’admettre que les grandeurs soient des nombres ».

Barrow par exemple est d’un avis analogue : voir Jesseph Douglas M., Squaring the circle. The war between Hobbes and Wallis, Chicago and London, University of Chicago Press, 1999, p. 37. Contre Wallis, Barrow soutient que les nombres, loin d’être des réalités subsistant par elles-mêmes, ne sont que de simples symboles dont le contenu dérive de leur application à la géométrie : p. 39. La position de Hobbes est proche de celle de Barrow : p. 40.

Cependant l’époque de Pascal voit se développer des formes de mathématiques qui tendent au contraire à associer les nombres et l’espace. Descartes ouvre sa géométrie sur la déclaration qu’il ne craindra pas d’user des termes de l’arithmétique pour traiter des problèmes de géométrie. Wallis, Mathesis universalis, X, Œuvres, I, p. 56, affirme nettement la soumission de la géométrie à l’arithmétique : « Universa algebra est vere arithmetica, non geometrica ; ideoque potius arithmeticis quam geometricis principiis explicanda ». C’est toute l’évolution des mathématiques dans le sens de l’arithmétisation de la géométrie qui est en cause dans ces lignes. On peut consulter là-dessus, parmi d’autres, les livres accessibles de Godefroy Gilles, L’aventure des nombres, cité plus haut, ou Boyer Carl B. et Merzbach Uta, A history of mathematics, New York, Wiley, 1991.

Mesnard Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, 20, p. 45-57. Voir p. 55 sq. Pascal, précurseur du calcul infinitésimal, tend à resserrer l’écart entre le nombre et l’étendue.

Ce fragment fait partie de plusieurs textes dans lesquels Pascal prolonge la réflexion entamée dans le Potestatum numericarum summa et L’esprit géométrique, et poursuivie dans les Lettres de A. Dettonville sur l’espace et les nombres.

Dans le Potestatum numericarum summa, Pascal prend acte du fait que nombres et quantité continue remotissima videntur. Autrement dit, il existe une différence essentielle entre les nombres, qui sont discrets, et l’espace, qui est continu. Cependant, il ajoute que « la nature éprise d’unité » établit entre ces choses apparemment hétérogènes une liaison admirable. Voir la conclusion du Potestatum numericarum summa, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1271-1272. « Dans le cas d’une grandeur continue, des grandeurs d’un genre quelconque, ajoutées, en tel nombre qu’on voudra, à une grandeur d’un genre supérieur, ne l’augmentent de rien. Ainsi les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides, ou, pour employer le langage des nombres dans un traité consacré aux nombres, les racines ne comptent pas par rapport aux carrés, les carrés par rapport aux cubes, les cubes par rapport aux carrés-carrés, etc. Donc les degrés inférieurs doivent être négligés comme dépourvus de toute valeur. Ces points sont familiers à ceux qui ont étudié les indivisibles, mais j’ai cru bon de leur consacrer cette addition, afin que la liaison, digne d’une admiration inlassable, que la nature éprise d’unité établit entre les choses les plus éloignées en apparence ressorte de cet exemple, où l’on peut voir la mesure d’une grandeur continue inséparable de la sommation des puissances numériques. »

Dans De l’esprit géométrique, I, § 23 et 25, OC III, éd. J. Mesnard, p. 402-403, pour montrer qu’il y a des « propriétés communes à toutes choses, dont la connaissance ouvre l’esprit aux plus grandes merveilles de la nature » (§ 22, p. 402), Pascal montre que la divisibilité infinie de l’espace se trouve également dans les nombres :

« 23. Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier ; et ainsi toujours à l’infini, sans jamais arriver à un qui le soit de telle sorte qu’on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur qu’on ne puisse encore en descendre à une infinité d’autres, sans tomber dans le repos.

De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme le centième ou la dix millième partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours à l’infini, sans arriver au zéro ou néant.

De même, quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage ; et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l’infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus aucune étendue.

Il en est de même du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver à un instant et à un pur néant de durée.

C’est à dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. »

« 25. Car qu’y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut être augmenté ? Ne peut-on pas le doubler ? Et que la promptitude d’un mouvement peut être doublée, et qu’un espace peut être doublé de même ?

Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse être divisé par la moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un néant ? Et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un nombre ?

De même, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas être ralenti de moitié, en sorte qu’il parcoure le même espace dans le double du temps, et ce dernier mouvement encore ? Car serait-ce un pur repos ? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse ?

Ainsi un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore ? Et comment se pourrait-il que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la première étendue ? »

Peut-être ce passage fait-il écho à Stevin Simon, L’arithmétique, Royal Netherlands Academy of Arts and sciences, Stevin, II B, The principal works of Simon Stevin, Vol. II B, p. 508 sq. Dans la Seconde partie des définitions des nombres géométriques de son Arithmétique, Stevin remarque que les nombres, qui sont comme côté de carré, carré et cube, présentent une « similitude des nombres et grandeurs », qui manifeste « plusieurs secrets des nombres ».

Costabel Pierre, “Pascal et les mathématiques”, in Pascal et Port-Royal, p. 74 : le géomètre voit là où l’algébriste hésite à cause de la nature discrète du nombre ; il voit un même principe d’ordre relatif régir des êtres mathématiques a priori radicalement différents, et cela lui suffit pour parler en nombres des grandeurs continues de la géométrie, comme il le fait dans les Lettres de A. Dettonville.

À l’idée que l’on peut réduire la géométrie à l’arithmétique ou vice versa, Pascal substitue celle d’une relation d’imitation, on dirait presque de figuration.

Force Pierre, “La nature et la grâce dans les Pensées de Pascal”, Op. cit., 2, p. 55-62, remarque que, pour Pascal, le principe n’est pas à sens unique : on peut dire indifféremment que les nombres imitent l’espace, et que l’espace imite les nombres : p. 56-57.

Cependant, il semble que Pascal ait été amené par ses réflexions sur l’infini à accorder une certaine priorité au nombre. Voir le fragment Laf. 663, Sel. 544. La nature recommence toujours les mêmes choses, les ans, les jours, les heures, les espaces de même. Et les nombres sont bout à bout, à la suite l’un de l’autre ; ainsi se fait une espèce d’infini et d’éternel. Ce n’est pas qu’il y ait rien de tout cela qui soit infini et éternel, mais ces êtres terminés se multiplient infiniment. Ainsi il n’y a ce me semble que le nombre, qui les multiplie, qui soit infini. Voir Descotes Dominique, Littérature et géométrie, p. 324 sq., et Descotes Dominique, “Les nombres dans les Pensées”, in Chroniques de Port-Royal, 63, p. 199-219.

 

Tout est fait et conduit par un même maître.

 

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, p. 117-128. Voir p. 127. Ce principe d’harmonie dû à un même maître est contenu dans le principe des figuratifs. La croissance de l’arbre figure la croissance d’un principe dans l’esprit. C’est un principe d’ordre et d’unité qui s’étend à l’ensemble des choses.

Morot-Sir Édouard, La métaphysique de Pascal, p. 84 sq. L’image du maître doit être comprise en ce sens que l’imitation à l’intérieur de la nature est elle-même la conséquence d’une imitation de Dieu par la nature, qui, comme création, tient son origine de Dieu. La seule causalité naturelle est une causalité d’imitation : p. 85. La graine imite la plante, le principe imite la théorie complète, la graine imite le principe et réciproquement, le nombre imite l’espace et réciproquement, et finalement tous ces aspects de la nature imitent Dieu.

Cette interprétation peut s’appuyer sur un passage de la lettre de Blaise et Jacqueline Pascal à leur sœur Gilberte du 1er avril 1648, OC II, éd. J. Mesnard, p. 583-584. « Quelque ressemblance que la nature créée ait avec son créateur, et encore que les moindres choses et les plus petites et les plus viles parties du monde représentent au moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve qu’en Dieu, on ne peut pas légitimement leur porter le souverain respect, parce qu’il n’y a rien de si abominable aux yeux de Dieu et des hommes que l’idolâtrie, à cause qu’on y rend à la créature l’honneur qui n’est dû qu’au Créateur ».

 

La racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences.

 

GEF XIII, p. 43, renvoie à Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 637. « L’humeur que suce la racine d’un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit ». Le rapprochement n’est pas très éclairant.

Le passage pose un problème de ponctuation : la dernière ligne est-elle en continuité avec la précédente ? C’est ce que pensent certains éditeurs, Havet d’une part, Sellier de l’autre, qui placent deux points après un même maître. Le sens serait alors : un même maître, c’est-à-dire Dieu, conduit toutes choses, comme la racine, les branches, etc. Cette ponctuation est celle des Copies C1 et C2.

Cependant, le manuscrit passe à la ligne après un même maître, et l’article initial des mots la racine porte la majuscule. Il est plus probable que Pascal a voulu établir une sorte de liste dont les termes se répondent, les premiers relevant de l’ordre végétal, les seconds de l’ordre du raisonnement, en soulignant les correspondances analogiques : la racine avec les principes, les branches et les fruits avec les conséquences. Il s’agit d’une esquisse de tableau à double entrée :

 

Racine

Branches, fruits

Principes

Conséquences

 

La comparaison des parties du raisonnement avec le monde végétal se trouve déjà dans De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 24, OC III, éd. J. Mesnard, p. 424-425 : « Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées ». Le § 25 ajoute qu’il « arrive bien plus souvent qu’un bon esprit fait produire lui-même à ses propres pensées tout le fruit dont elles sont capables ».

 

Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence comme en un vaisseau : quand tous vont vers le débordement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.

 

Le texte initial était : quand tout se remue, rien ne se remue, quand tous vont vers le débordement, nul n’y va.

Au sens littéral, débordement signifie inondation des rivières qui sortent hors de leur lit (Furetière). Mais il est certainement pris ici dans le sens figuré et moral : débauche, dissolution en paroles, en actions. L’édition de Port-Royal remplace ce mot par dérèglement, que l’on trouve dans Laf. 697, Sel. 576 et qui est plus courant dans le langage de l’époque.

En apparence est une addition, qui modifie et corrige cette première rédaction, difficilement défendable dans ses deux parties : l’universalité du mouvement ne supprime pas réellement ce mouvement, et le fait que tous aillent au débordement avec ensemble ne supprime pas le caractère moralement fautif de ce débordement. Pascal lui-même l’a amplement démontré dans les Provinciales consacrées aux excès des casuistes. Pascal est donc obligé d’introduire l’idée d’apparence.

La précision selon laquelle tout se remue également est une addition, nécessaire dans le cas présent, car si les mobiles vont à différentes vitesses, l’emportement généralisé apparaît.

L’addition comme en un vaisseau établit un lien avec le fragment précédent.

Laf. 697, Sel. 576. Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature et ils la croient suivre, comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans un vaisseau, mais où prendrons-nous un port dans la morale ?

Noter que ce dernier texte précise et nuance le présent fragment : celui qui s’arrête fait peut-être remarquer le mouvement, mais ce n’est pas pour autant qu’il fait remarquer que ce sont les autres qui se déplacent, car le langage est pareil de tous côtés, et chacun se croit fixe et voit les autres en mouvement.