Pensées diverses IV – Fragment n° 6 / 23 – Papier original : RO 201-1 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 155 p. 389 v°-391 / C2 : p. 357 à 359

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXVIII - Pensées chrestiennes : 1669 et janvier 1670 p. 263 / 1678 n° 52 p. 256

    Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 286 / 1678 n° 36 et 37 p. 283-284

Éditions savantes : Faugère I, 203, LXXIV ; I, 173 ; I, 286, LXII ; I, 223, CXLIV et CXLIX ; I, 196, LVI ; I, 324, XIII / Havet XXV.121 ; VII.10 ; XXV.11 bis ; Prov. n° 201 p. 294 ; XXV.123 ; XXIV.67 ; VI.29 ; XXIV.31 / Brunschvicg 96, 10, 341, 864, 583, 340, 108, 859 / Tourneur p. 115-2 / Le Guern 627 / Lafuma 736 à 743 (série XXVI) / Sellier 617

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Bibliographie

 

 

DUCHESNEAU François, Les modèles du vivant de Descartes à Leibniz, Vrin, Paris, 1998.

ERNST Pol, “Les autographes de Gilberte dans l’original des Pensées”, Chroniques de Port-Royal, n° 31, 1982, p. 69-92.

FONTAINE Nicolas, Mémoires ou histoire des solitaires de Port-Royal, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2001.

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TATON René et alii, Histoire générale des Sciences, II, La Science moderne (de 1450 à 1800), Presses Universitaires de France, Paris, 1969.

 

Sur la machine arithmétique, voir la bibliographie dans les éclaircissements du passage qui lui est consacré ci-dessous.

 

 

Éclaircissements

 

M. Le Guern, dans son édition, suppose que ces fragments sont des commentaires du Discours de la méthode et fait plusieurs rapprochements. Les paragraphes sur l’automatisme animal et sur la circulation sanguine peuvent en effet provenir de réminiscences cartésiennes, mais les réflexions sur les menteurs et les malingres, et surtout la dernière remarque n’ont pas de rapport avec le Discours de la méthode.

 

Lorsqu’on est accoutumé à se servir de mauvaises raisons pour prouver des effets de la nature on ne veut plus recevoir les bonnes lorsqu’elles sont découvertes. L’exemple qu’on en donna fut sur la circulation du sang pour rendre raison pourquoi la veine enfle au-dessous de la ligature.

 

Harvey William, De motu cordis, éd. Richet, p. VII. Galien et les anciens avaient une conception erronée de la circulation : ils imaginaient bien une circulation du cœur, admettant un déplacement du sang vers les membres, mais sans retour, comme si le sang ayant irrigué les extrémités s’évanouissait, et nullement une circulation en général : p. 19.

D’autre part, dans la tradition scolastique, on admet que la phase active de l’activité cardiaque est la diastole, au cours de laquelle se réalise l’action vivifiante qui vaut au cœur sa dénomination de soleil du microcosme : voir Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, II, p. 140 sq. On considère que la diastole est un appel du sang dans le cœur, alors que la systole n’est qu’un temps passif. On ignore la communication du sang artériel avec le sang veineux (le réseau des vaisseaux capillaires n’est découvert qu’en 1661 par Malpighi). Seul le sang veineux est censé être le sang véritable, les artères étant réservées à la circulation des esprits vitaux. La disjonction de ces deux systèmes sanguins vient de ce que, lorsqu’on dissèque un cadavre, les artères sont vides, car leur fermeté chasse le sang, qui se retire dans les veines. C’est sur ce point que Jean Riolan, qui estime que les artères sont pleines d’air, attaque le livre de Harvey qui soutient que les artères sont pleines de sang.

La découverte de la circulation générale s’est faite progressivement.

Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, II, p. 141 sq., et Taton René (dir.), La science moderne, p. 384 sq. Le progrès par rapport aux doctrines de Galien se fait d’abord par la découverte de la circulation qui, dans le système formé par le cœur et les poumons, conduit le sang du ventricule droit du cœur aux poumons et de ceux-ci au ventricule gauche. Michel Servet la défend dans sa Christianismi restitutio, en 1553 et Vésale en 1555.

La compréhension de la seconde circulation, la grande circulation, est le fait du botaniste Cesalpino en 1593, qui constate que, si on ligature les veines du bras, l’afflux de sang se situe non au-dessus de la compression, mais au-dessous ; il s’ensuit que les veines conduisent le sang au cœur et non l’inverse. Or dès 1574, Fabrice d’Acquapendente a décrit des valvules à l’intérieur des veines, qui facilitent la remontée ou le retour du sang.

Au bout du compte c’est Harvey qui, en 1628, rassemble ces éléments épars et dégage la fonction avec la netteté, la rigueur et la précision désirables, et avec un sens expérimental aigu associé à une logique serrée, dans ses Exercitationes anatomicae de motu cordis et sanguinis. L’originalité de cette découverte est la mise en lumière d’une fonction circulatoire étendue à l’organisme entier et distincte de la fonction respiratoire : voir Gusdorf Georges, Op. cit., II, p. 143. La véritable fonction de la diastole et de la systole : p. 143.

L’exemple qu’on en donna fut sur la circulation du sang pour rendre raison pourquoi la veine enfle au-dessous de la ligature : M. Le Guern pense que ce pronom on désigne Descartes. On trouve en effet dans le Discours de la méthode un long passage sur la circulation sanguine. Voir sur l’expérience des chirurgiens sur la veine, le Discours de la méthode, V, AT VI, p. 51, éd. Alquié I, p. 623 sq. Descartes résume ici Harvey, De motu cordis, XI. Voir l’éd. C. Richet, 1869, Bourgois, Paris, 1990, p. 128 sq. Sur l’expérience du garrot qui fonde la description de la circulation générale, voir dans William Harvey, De motu cordis, éd. Richet, p. VII.

Rodis-Lewis Geneviève, Descartes. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 125. Les expériences de Descartes sur la circulation du sang, et ses réponses aux objections du médecin Plempius, marquées de la courtoisie due à un ami.

Discours de la méthode, V.

« 5. Mais afin qu’on puisse voir en quelle sorte j’y traitais cette matière, je veux mettre ici l’explication du mouvement du cœur et des artères, qui étant le premier et le plus général qu’on observe dans les animaux, on jugera facilement de lui ce qu’on doit penser de tous les autres. Et afin qu’on ait moins de difficulté à entendre ce que j’en dirai, je voudrais que ceux qui ne sont point versés en l’anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci, de faire couper devant eux le cœur de quelque grand animal qui ait des poumons, car il est en tous assez semblable à celui de l’homme, et qu’ils se fissent montrer les deux chambres ou concavités qui y sont : premièrement celle qui est dans son côté droit, à laquelle répondent deux tuyaux fort larges ; à savoir, la veine cave, qui est le principal réceptacle du sang, et comme le tronc de l’arbre dont toutes les autres veines du corps sont les branches ; et la veine artérieuse, qui a été ainsi mal nommée, pource que c’est en effet une artère, laquelle, prenant son origine du cœur, se divise, après en être sortie, en plusieurs branches qui vont se répandre partout dans les poumons : puis celle qui est dans son côté gauche, à laquelle répondent en même façon deux tuyaux qui sont autant ou plus larges que les précédents ; à savoir, l’artère veineuse, qui a été aussi mal nommée, à cause qu’elle n’est autre chose qu’une veine, laquelle vient des poumons, où elle est divisée en plusieurs branches entrelacées avec celles de la veine artérieuse, et celles de ce conduit qu’on nomme le sifflet, par où entre l’air de la respiration ; et la grande artère qui, sortant du cœur, envoie ses branches partout le corps. Je voudrais aussi qu’on leur montrât soigneusement les onze petites peaux qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre ouvertures qui sont en ces deux concavités ; à savoir, trois à l’entrée de la veine cave, où elles sont tellement disposées qu’elles ne peuvent aucunement empêcher que le sang qu’elle contient ne coule dans la concavité droite du cœur, et toutefois empêchent exactement qu’il n’en puisse sortir ; trois a l’entrée de la veine artérieuse, qui, étant disposées tout au contraire, permettent bien au sang qui est dans cette concavité de passer dans les poumons, mais non pas à celui qui est dans les poumons d’y retourner ; et ainsi deux autres à l’entrée de l’artère veineuse, qui laissent couler le sang des poumons vers la concavité gauche du cœur, mais s’opposent à son retour ; et trois à l’entrée de la grande artère, qui lui permettent de sortir du cœur, mais l’empêchent d’y retourner et il n’est point besoin de chercher d’autre raison du nombre de ces peaux, sinon que l’ouverture de l’artère veineuse étant en ovale, à cause du lieu où elle se rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu que les autres étant rondes, le peuvent mieux être avec trois. De plus, je voudrais qu’on leur fît considérer que la grande artère et la veine artérieuse sont d’une composition beaucoup plus dure et plus ferme que ne sont l’artère veineuse et la veine cave ; et que ces deux dernières s’élargissent avant que d’entrer dans le cœur, et y font comme deux bourses, nommées les oreilles du cœur, qui sont composées d’une chair semblable à la sienne ; et qu’il y a toujours plus de chaleur dans le cœur qu’en aucun autre endroit du corps ; et enfin que cette chaleur est capable de faire que, s’il entre quelque goutte de sang en ses concavités, elle s’enfle promptement et se dilate, ainsi que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu’on les laisse tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud.

6. Car, après cela, je n’ai besoin de dire autre chose pour expliquer le mouvement du cœur, sinon que lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang, il y en coule nécessairement de la veine cave dans la droite et de l’artère veineuse dans la gauche, d’autant que ces deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui regardent vers le cœur, ne peuvent alors être bouchées ; mais que sitôt qu’il est entré ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de ses concavités, ces gouttes, qui ne peuvent être que fort grosses, à cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort larges et les vaisseaux d’où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se dilatent, à cause de la chaleur qu’elles y trouvent ; au moyen de quoi, faisant enfler tout le cœur, elles poussent et ferment les cinq petites portes qui sont aux entrées des deux vaisseaux d’où elles viennent, empêchant ainsi qu’il ne descende davantage de sang dans le cœur ; et, continuant à se raréfier de plus en plus, elles poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux entrées des deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère, quasi au même instant que le cœur ; lequel incontinent après se désenfle, comme font aussi ces artères, à cause que le sang qui y est entré s’y refroidit ; et leurs six petites portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l’artère veineuse se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de sang, qui font derechef enfler le cœur et les artères, tout de même que les précédentes. Et pource que le sang qui entre ainsi dans le cœur passe par ces deux bourses qu’on nomme ses oreilles, de là vient que leur mouvement est contraire au sien, et qu’elles se désenflent lorsqu’il s’enfle. Au reste, afin que ceux qui ne connaissent pas la force des démonstrations mathématiques, et ne sont pas accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables, ne se hasardent pas de nier ceci sans l’examiner, je les veux avertir que ce mouvement que je viens d’expliquer suit aussi nécessairement de la seule disposition des organes qu’on peut voir à l’œil dans le cœur, et de la chaleur qu’on y peut sentir avec les doigts, et de la nature du sang qu’on peut connaître par expérience, que fait celui d’un horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses contrepoids et de ses roues.

7. Mais si on demande comment le sang des veines ne s’épuise point, en coulant ainsi continuellement dans le cœur, et comment les artères n’en sont point trop remplies, puisque tout celui qui passe par le cœur s’y va rendre, je n’ai pas besoin d’y répondre autre chose que ce qui a déjà été écrit par un médecin d’Angleterre [Hervaeus, de motus cordis], auquel il faut donner la louange d’avoir rompu la glace en cet endroit, et d’être le premier qui a enseigné qu’il y a plusieurs petits passages aux extrémités des artères, par où le sang qu’elles reçoivent du cœur entre dans les petites branches des veines, d’où il va se rendre derechef vers le cœur ; en sorte que son cours n’est autre chose qu’une circulation perpétuelle. Ce qu’il prouve fort bien par l’expérience ordinaire des chirurgiens, qui, ayant lié le bras médiocrement fort, au-dessus de l’endroit où ils ouvrent la veine, font que le sang en sort plus abondamment que s’ils ne l’avaient point lié ; et il arriverait tout le contraire s’ils le liaient au-dessous entre la main et l’ouverture, ou bien qu’ils le liassent très fort au-dessus. Car il est manifeste que le lien, médiocrement serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le bras ne retourne vers le cœur par les veines, n’empêche pas pour cela qu’il n’y en vienne toujours de nouveau par les artères, à cause qu’elles sont situées au-dessous des veines, et que leurs peaux, étant plus dures, sont moins aisées à presser ; et aussi que le sang qui vient du cœur tend avec plus de force à passer par elles vers la main, qu’il ne fait à retourner de là vers le cœur par les veines ; et puisque ce sang sort du bras par l’ouverture qui est en l’une des veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages au-dessous du lien, c’est-à-dire vers les extrémités du bras, par où il y puisse venir des artères. Il prouve aussi fort bien ce qu’il dit du cours du sang, par certaines petites peaux, qui sont tellement disposées en divers lieux le long des veines, qu’elles ne lui permettent point d’y passer du milieu du corps vers les extrémités, mais seulement de retourner des extrémités vers le cœur ; et de plus par l’expérience qui montre que tout celui qui est dans le corps en peut sortir en fort peu de temps par une seule artère lorsqu’elle est coupée, encore même qu’elle fût étroitement liée fort proche du cœur, et coupée entre lui et le lien, en sorte qu’on n’eût aucun sujet d’imaginer que le sang qui en sortirait vînt d’ailleurs.

8. Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la vraie cause de ce mouvement du sang est celle que j’ai dite. Comme, premièrement, la différence qu’on remarque entre celui qui sort des veines et celui qui sort des artères ne peut procéder que de ce qu’étant raréfié et comme distillé en passant par le cœur, il est plus subtil et plus vif et plus chaud incontinent après en être sorti, c’est-à-dire étant dans les artères, qu’il n’est un peu devant que d’y entrer, c’est- à-dire étant dans les veines. Et si on y prend garde, on trouvera que cette différence ne paraît bien que vers le cœur, et non point tant aux lieux qui en sont les plus éloignés. Puis, la dureté des peaux dont la veine artérieuse et la grande artère sont composées montre assez que le sang bat contre elles avec plus de force que contre les veines. Et pourquoi la concavité gauche du cœur et la grande artère seraient-elles plus amples et plus larges que la concavité droite et la veine artérieuse, si ce n’était que le sang de l’artère veineuse, n’ayant été que dans les poumons depuis qu’il a passé par le cœur, est plus subtil et se raréfie plus fort et plus aisément que celui qui vient immédiatement de la veine cave ? Et qu’est-ce que les médecins peuvent deviner en tâtant le pouls, s’ils ne savent que, selon que le sang change de nature, il peut être raréfié par la chaleur du cœur plus ou moins fort, et plus ou moins vite qu’auparavant ? Et si on examine comment cette chaleur se communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer que c’est par le moyen du sang, qui, passant par le cœur, s’y réchauffe, et se répand de là par tout le corps : d’où vient que si on ôte le sang de quelque partie, on en ôte par même moyen la chaleur ; et encore que le cœur fût aussi ardent qu’un fer embrasé, il ne suffirait pas pour réchauffer les pieds et les mains tant qu’il fait, s’il n’y envoyait continuellement de nouveau sang. Puis aussi on connaît de là que le vrai usage de la respiration est d’apporter assez d’air frais dans le poumon pour faire que le sang qui y vient de la concavité droite du cœur, où il a été raréfié et comme changé en vapeurs, s’y épaississe et convertisse en sang derechef, avant que de retomber dans la gauche, sans quoi il ne pourrait être propre à servir de nourriture au feu qui y est ; ce qui se confirme parce qu’on voit que les animaux qui n’ont point de poumons n’ont aussi qu’une seule concavité dans le cœur, et que les enfants, qui n’en peuvent user pendant qu’ils sont renfermés au ventre de leurs mères, ont une ouverture par où il coule du sang de la veine cave en la concavité gauche du cœur, et un conduit par où il en vient de la veine artérieuse en la grande artère, sans passer par le poumon. Puis la coction comment se ferait-elle en l’estomac, si le cœur n’y envoyait de la chaleur par les artères, et avec cela quelques-unes des plus coulantes parties du sang, qui aident à dissoudre les viandes qu’on y a mises ? Et l’action qui convertit le suc de ces viandes en sang n’est-elle pas aisée à connaître, si on considère qu’il se distille, en passant et repassant par le cœur, peut-être plus de cent ou deux cents fois en chaque jour ? Et qu’a-t-on besoin d’autre chose pour expliquer la nutrition et la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force dont le sang, en se raréfiant, passe du cœur vers les extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties s’arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres qu’elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse des pores qu’elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres ? Et enfin, ce qu’il y a de plus remarquable en tout ceci, c’est la génération des esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres ; sans qu’il faille imaginer d’autre cause qui fasse que les parties du sang qui, étant les plus agitées et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères qui les y portent sont celles qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté où il n’y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la concavité gauche du cœur tendent vers le cerveau, les plus faibles et moins agitées en doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s’y vont rendre seules. »

Selon Descartes, La description du corps humain, II, AT XI, p. 240, les expériences sur la veine sont telle que ne peuvent douter de la circulation prouvée par Harvey que « ceux qui sont si attachés à leurs préjugés ou si accoutumés à mettre tout en dispute, qu’ils ne savent pas distinguer les raisons vraies et certaines, d’avec celles qui sont fausses et probables ».

Cependant, si Descartes est d’accord avec Harvey sur la circulation du sang, il ne la conçoit pas du tout de la même manière. Voir la lettre de Descartes à Mersenne du 9 février 1639, Correspondance, AM III, p. 176-177, où il explique le mouvement du cœur de façon toute différente de Harvey.

Voir sur ce sujet Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, II, p. 146 sq. : Descartes admet la circulation, mais se trompe complètement dans l’interprétation des rôles réciproques de la diastole et de la systole : p. 146. Harvey le critique sévèrement. Il considère que le pouls est le résultat non de l’activité du muscle cardiaque, mais de la chaleur du cœur ; le cœur en lui-même est passif. Il fait correspondre la dilatation du cœur avec l’entrée dans les artères, alors que c’est le contraire qui est vrai.

Dreyfus-Le Foyer, “Les conceptions médicales de Descartes”, Études sur Descartes, Revue de métaphysique et de morale, 1937.

Gilson Étienne, “Descartes, Harvey et la scolastique”, in Études sur le rôle de la pensée médiévale…, Vrin, 1984, 5e éd., p. 51-101.

Cependant, les idées neuves sur de la circulation du sang, que ce soit telle que la conçoit Harvey, ou à la manière de Descartes, rencontrent de fortes résistances du côté de la faculté de médecine. La corporation médicale s’acharne à rejeter les découvertes de Harvey. Voir Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, II, p. 147 sq. Fagon (1638-1718) soutient sa doctrine, mais Guy Patin, obstinément scolastique, résiste avec acharnement : p. 147. L’épisode de l’Arrêt burlesque de 1671 fait écho à ces controverses : p. 147.

Millepierres, La vie quotidienne des médecins au temps de Molière, Paris, Hachette, 1964, p. 52 sq.

Les partisans de la circulation sont donc divisés devant leurs ennemis : quoiqu’ils soient d’accord sur le fait que le sang circule, sont très loin d’être unanimes sur les causes et le mécanisme de la circulation sanguine.

Pascal a lui-même fait l’expérience du fait que les personnes prévenues de fausses raisons refusent d’admettre les vraies quand on les leur propose.

Il pense sans doute aux effets observés sur le vide, qui est expliqué par de fausses raisons par les aristotéliciens partisans du plein, qui ne veulent pas admettre l’explication par la pesanteur de la masse de l’air, et qui croient le vide impossible pour des raisons purement métaphysiques : ils refusaient de recevoir l’expérience de Torricelli et les « expériences nouvelles » que Pascal lui-même a réalisées à Rouen et fait exécuter sur le puy de Dôme. Mais il a également en tête d’autres exemples aussi notoires.

Des observations mal venues lui ont été présentées par des savants lors de ses expériences de Rouen. Il faut citer :

Jacques Pierius, auteur d’un commentaire de la Physique d’Aristote, péripatéticien et partisan de l’horreur du vide, qui écrivit contre Pascal un opuscule intitulé An detur vacuum in rerum natura, 1646, 14 p. (voir des extraits du textedans OC II, p. 360 sq.) ; il réitéra contre le P. Magni en 1648, avec un Ad experientiam nuperam circa vacuum, R. P. Valeriani Magni demonstrationem et mathematicorum quorumdam nova cogitata, responsio ex peripateticae philosophiae desumpta, dont le titre répond exactement à la remarque de Pascal dans ce fragment.

Pascal a aussi dû répondre au père jésuite Étienne Noël, qui fut le professeur de philosophie de Descartes à partir d’octobre 1612. Lorsqu’il entame sa controverse avec Pascal, le P. Noël a 66 ans. On ne sait pas si Pascal lui a fait parvenir directement son opuscule ou si un intermédiaire comme Mersenne s’en est chargé. Mais le jésuite a écrit deux lettres à Pascal pour s’opposer à ses Expériences nouvelles touchant le vide. Pascal n’a répondu qu’à la première, et a ensuite adressé une réponse à son ami Le Pailleur ; ces textes se trouvent dans l’édition de J. Mesnard, t. II. Le P. Noël a aussi publié un ouvrage intitulé Le plein du vide. Étienne Pascal lui a adressé une lettre, mais elle ne touche que sa rhétorique, et non pas la question scientifique. Le père et le fils sont en revanche d’accord pour taxer le P. Noël de prévention (au sens cartésien du terme).

C’est dans ces textes que Pascal s’en prend à ses adversaires de la même manière que dans le présent fragment.

Dans la Lettre à Le Pailleur, OC II, p. 571, Pascal remarque que d’une de ses réponses à l’autre, le jésuite change d’opinion comme un moulin, pour ne pas approuver l’hypothèse du vide :

« Dans sa première pensée, la nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l’horreur ; dans la deuxième, la nature ne donne aucune marque de l’horreur qu’elle a pour le vide, et ne fait aucune chose pour l’éviter. Dans la première, il établissait une adhérence mutuelle à tous les corps de la nature ; dans la deuxième, il ôte toute cette adhérence et tout ce désir d’union. Dans la première il donnait une faculté attractive à cette matière subtile et à tous les autres corps ; dans la deuxième il abolit toute cette attraction active et passive. Enfin il lui donnait beaucoup de propriétés dans sa première, dont il la frustre dans la deuxième ; si bien que, s’il y a quelques degrés pour tomber dans le néant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu’il n’y ait que quelque reste de préoccupation qui l’empêche de l’y précipiter.

Mais je voudrais bien savoir de ce Père d’où lui vient cet ascendant qu’il a sur la nature, et cet empire qu’il exerce si absolument sur les éléments qui lui servent avec tant de dépendance, qu’ils changent de propriétés à mesure qu’il change de pensées, et que l’univers accommode ses effets à l’inconstance de ses intentions. Je ne comprends pas quel aveuglement peut être à l’épreuve de cette lumière, et comment on peut donner quelque croyance à des choses que l’on fait naître et que l’on détruit avec une pareille facilité. »

C’est à ce refus d’admettre des hypothèses que l’on n’a pas trouvées que Pascal attribue le foisonnement des imaginations de ses adversaires : voir l’adresse Au lecteur du Récit de la Grande expérience de l’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 688-689 :

« Le consentement universel des peuples et la foule des philosophes concourent à l’établissement de ce principe, que la nature souffrirait plutôt sa destruction propre que le moindre espace vide. Quelques esprits des plus élevés en ont pris un plus modéré : car, encore qu’ils aient cru que la nature a de l’horreur pour le vide, ils ont néanmoins estimé que cette répugnance avait des limites, et qu’elle pouvait être surmontée par quelque violence ; mais il ne s’est encore trouvé personne qui ait avancé ce troisième : que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter, et qu’elle l’admet sans peine et sans résistance. Les expériences que je vous ai données dans mon abrégé détruisent, à mon jugement, le premier de ces principes ; et je ne vois pas que le second puisse résister à celle que je vous donne maintenant ; de sorte que je ne fais plus de difficulté de prendre ce troisième : que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter ; que tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur et pression de l’air ; qu’elle en est la seule et véritable cause, et que, manque de la connaître, on avait inventé exprès cette horreur imaginaire du vide pour en rendre raison. Ce n’est pas en cette seule rencontre que, quand la faiblesse des hommes n’a pu trouver les véritables causes, leur subtilité en a substitué d’imaginaires, qu’ils ont exprimées par des noms spécieux qui remplissent les oreilles et non pas l’esprit : c’est ainsi que l’on dit que la sympathie et antipathie des corps naturels sont les causes efficientes et univoques de plusieurs effets, comme si des corps inanimés étaient capables de sympathie et d’antipathie. Il en est de même de l’antipéristase, et de plusieurs autres causes chimériques, qui n’apportent qu’un vain soulagement à l’avidité qu’ont les hommes de connaître les vérités cachées, et qui, loin de les découvrir, ne servent qu’à couvrir l’ignorance de ceux qui les inventent, et à nourrir celle de leurs sectateurs ».

Ce qui distingue la querelle sur le vide de celle qui touche à la circulation sanguine, aux yeux de Pascal, c’est précisément la multiplicité des suppositions qui sont censées s’opposer à la thèse du vide. Dans la Lettre à Le Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 575, Pascal remarque que les ennemis du vide sont divisés, alors que les partisans du vide sont parfaitement unanimes dans sa défense. Il écrit donc :

« Tous ceux qui combattent la vérité sont sujets à une semblable inconstance de pensées, et ceux qui tombent dans cette variété sont suspects de la contredire. Aussi est-il étrange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d’opinions différentes qui s’entrechoquent : l’un soutient l’éther, et exclut toute autre matière ; l’autre, les esprits de la liqueur, au préjudice de l’éther ; l’autre, l’air enfermé dans les pores des corps, et bannit toute autre chose ; l’autre, de l’air raréfié et vide de tout autre corps. Enfin il s’en est trouvé qui, n’ayant pas osé y placer l’immensité de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mérite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d’eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent à la perte d’un seul, [il succombe] nécessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prévaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naît de leur propre confusion. De sorte qu’il n’est pas nécessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu’il suffit de les abandonner à eux-mêmes, parce qu’ils composent un corps divisé, dont les membres contraires les uns aux autres se déchirent intérieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unité toujours égale à elle-même, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vérité qu’elle doit être suivie, jusqu’à ce qu’elle nous paraisse à découvert. Car ce n’est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu’on doit la chercher ; et l’on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de décider des choses évidentes, et qui défend d’assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C’est ce juste milieu et ce parfait tempérament dans lequel vous vous tenez avec tant d’avantage, et où, par un bonheur que je ne puis assez reconnaître, j’ai été toujours élevé avec une méthode singulière et des soins plus que paternels. »

Ces affirmations demanderaient du reste à être examinées.

 

On se persuade mieux pour l’ordinaire par les raisons qu’on a soi‑même trouvées que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 297. Caractère à la fois maïeutique et ironique de cette remarque.

Pascal fournit un exemple de la manière dont on se persuade de ce qu’on a soi-même pensé dans une personne qui lui est chère :

2e ms Guerrier (Laf. 983, Sel. 804). M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m’agrée ou me choque, sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu’ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu’on trouve après, mais qu’on ne trouve ces raisons que parce que cela choque.

Ernst Pol, “Les autographes de Gilberte”, in Chroniques de Port-Royal, 31 p. 69 sq. Voir p. 83 : Ernst y voit une référence aux derniers chapitres du Discours de la méthode. M. Le Guern renvoie aussi à Descartes, Œuvres complètes, AT VI, p. 69 : « on ne saurait si bien concevoir une chose et la rendre sienne, lorsqu’on l’apprend de quelque autre, que lorsqu’on l’invente soi-même ».

Mais la parenté est peut-être moins étroite qu’il ne semble au premier abord. Descartes parle de la conception des choses, et Pascal de la persuasion par des raisons : il s’agit chez lui de la transmission des pensées, et non de leur conception. La différence entre les deux points de vue est clairement marquée par J. Mesnard dans son introduction à l’opuscule De l’esprit géométrique, OC III, p. 378-379 : « Descartes s’intéresse particulièrement à l’opération qui conduit à la découverte de la vérité : sa méthode se présente comme méthode de recherche. Il est significatif que Pascal passe rapidement sur cet aspect, et qu’il entende donner essentiellement les règles à suivre dans la démonstration de la vérité déjà trouvée. Pascal s’attarde sur les moyens de communication avec autrui, par la voie d’un raisonnement qui permet de transmettre et d’imposer la vérité connue ».

En revanche, cette maxime n’est peut-être pas aussi éloignée qu’on pourrait le croire de la précédente. Car qu’est-ce qui empêche les Pierius et Noël d’admettre les expériences de Pascal, si ce n’est qu’ils ne les ont pas trouvées eux-mêmes ? Si véritablement ce passage fait allusion à Descartes, c’est peut-être moins à sa maxime de penser par soi-même, que le rappel d’un de ses traits de caractère, qui est de recevoir souvent assez mal les idées qui ne sont pas de lui. Pascal a pu penser par exemple à la controverse de Descartes avec Fermat sur les extrema et les tangentes, au terme de laquelle le philosophe n’a jamais voulu admettre sincèrement la valeur de la méthode de maximis et minimis.

L’idée revient chez plusieurs moralistes. Elle est devenue une sorte de lieu commun.

Voir Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 677 sq. Idée du P. Lamy : il ne faut pas persuader une vérité extérieure à l’esprit des auditeurs, mais dévoiler à chacun ce qu’il porte en soi, sans le savoir. Le dogmatisme n’est pas efficace. Recherche de la participation du lecteur dans la persuasion. Inspiration mondaine de cette maxime de Pascal.

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 99. Joubert, Pensées, essais et maximes, Paris, Gosselin, 1842, vol. 1, p. 317, développe : « On peut convaincre les autres par ses propres raisons, mais on ne les persuade que par les leurs. »

La Bruyère, Caractères, De la société et de la conversation, 16. L’esprit de la conversation, selon La Bruyère, consiste « bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres » : « celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui. »

Il n’est pas difficile de relier ce texte aux réflexions de Pascal sur l’amour propre et l’honnêteté.

 

L’histoire du brochet et de la grenouille de Liancourt : ils le font toujours et jamais autrement, ni autre chose d’esprit.

 

Faire par esprit : voir Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137). Par opposition à faire par instinct. Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre.

Sur les animaux-machines, voir Discours de la méthode, V.

Sur les discussions sur l’âme des bêtes, voir le dossier thématique.

Jovy Ernest, “L’histoire du brochet et de la grenouille de Liancourt dans les Pensées”, Études pascaliennes, Recueil de notes sur les Pensées, avec un avertissement de J. R. Armogathe, Vrin, Paris, 1981, p. 58-66 ; ou Études pascaliennes, IV : Investigations péripascaliennes, Paris, 1928, p. 58-66, qui renvoie au recueil d’Utrecht et aux Mémoires de Fontaine, II, p. 470. Liancourt était hostile à la théorie des animaux-machines.

L’histoire en question a été mise en circulation par un écrivain morave, J. Skala, dit Dubrawski (Johannes ou Janus Dubravius), qui fut évêque d’Olmutz de 1541 à 1553. Référence : De piscinis et piscis qui in eis aluntur, naturis libri quinque, édition la plus ancienne à la BN, 1559. L’anecdote conte qu’une grenouille sauta sur la tête d’un brochet et finit par l’aveugler. Des pêcheurs attestaient que le processus se reproduisait souvent. L’ouvrage de Dubravius fut republié par Jean Rodolphe Camerer (Camerarius) dans le recueil Sylloge memorabilium medicinae, et mirabilium naturae arcanorum centuriae 22, où elle se trouve à la 9e centurie.

Une étude procurée par McKenna Antony, “L’histoire du brochet et de la grenouille. Pascal et Izaac Walton”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 12, 1990, p. 18-19 approfondit la question. E. Jovy a découvert la source dans le livre de Dubravius, De piscinis et piscium qui in eis aluntur..., dont la première édition connue date de 1559 ; il cite l’anecdote, reprise dans le livre de Johann Rudolf Camerarius, intitulé : Sylloges memorabilium medecinœ ; mais il n’explique pas pourquoi Liancourt aurait emprunté cette anecdote à Camerer, plutôt que directement à Dubravius. A. McKenna a découvert une traduction anglaise du livre de Dubravius paru en 1659 sous le titre : A new book of good husbandry, very pleasant and of great profit, both for gentlemen and yeomen, containing the order and manner of making fish-ponds, etc. (London, 1599) qui eut apparemment un certain succès : Dubravius est fréquemment invoqué comme source par Izaac Walton dans son traité The Compleat Angler, or the contemplative man’s recreation. Being a discourse of rivers, and fishponds, and fish, and fishing. Not unworthy theperusal of most anglers. Publié en 1653, ce traité d’Izaac Walton a connu plusieurs éditions avant la mort de l’auteur en 1683. La deuxième édition (The Compleat Angler…, The second edition much enlarged, Printed by T. M[axey] for Rich. Marriot and to be sold at his shop in St. Dunstan’s Churchyard, Fleetstreet, London, 1655, p. 200) donne l’anecdote suivante : « Mais avant que d’aller plus loin, il faut que je vous dise qu’il y a une grande antipathie entre le brochet et certaines grenouilles : c’est ce qu’apprend le lecteur de Dubravius, évêque de Bohème, qui, dans son livre Des Poissons et des Étangs, fait part de ce qu’il a vu de ses propres yeux et qu’il n’a pas pu s’empêcher de raconter au lecteur. Voilà l’histoire :

« Alors que lui et l’évêque Thurzo se promenaient au bord d’un étang en Bohème, ils virent une grenouille sauter sur la tête d’un brochet pendant que celui-ci se reposait tranquillement près du rivage ; les joues enflées et les yeux hagards de la grenouille exprimaient son agressivité ou sa colère, et elle étendit ses pattes pour entourer la tête du brochet ; peu après elle atteignit les yeux qu’elle creva avec les pattes et avec les dents ; torturé de douleur, le brochet se précipitait ici et là dans l’étang, se frottant contre les herbes et contre tout ce qui pouvait lui permettre de se débarrasser de son adversaire ; mais en vain, car la grenouille continuait à chevaucher triomphalement, et à mordre et à torturer le brochet jusqu’à ce qu’il n’ait plus de force ; et alors la grenouille plongea avec le brochet au fond de l’eau ; peu après elle reparut, et croassa, et semblait se réjouir comme un conquérant, après quoi elle se retira dans sa cachette. L’évêque, qui avait suivi le duel, ordonna à son pêcheur de prendre ses filets et de faire de son mieux pour récupérer le brochet pour qu’ils puissent faire le récit de cet événement ; on retira alors le brochet de l’eau, et ses deux yeux avaient été arrachés ; et alors qu’ils commençaient à s’en étonner, le pêcheur les interrompit pour les assurer que les brochets rencontrent souvent une telle mort ».

J’ai raconté cette histoire, qui se trouve au sixième chapitre du livre de Dubravius, à un ami, qui m’a répondu : « C’est aussi vraisemblable que de voir la souris crever les yeux au chat. » Mais il n’a pas réfléchi qu’il existe des grenouilles-pêcheuses, que les Dalmatiens appellent diableresses, dont je pourrais vous raconter une histoire tout aussi extraordinaire ... » (Tr. d’A. McKenna ; le texte anglais est fourni dans les éditions de son étude dont les références figurent en bibliographie). La remarque de Pascal, estime A. McKenna, porte non sur les textes de Dubravius et de Camerer, mais plutôt sur la version de cette anecdote qu’on lisait dans le traité d’Izaac Walton.

 

Dessin extrait de The complete Angler.

 

Voir la note de GEF XIII, p. 259, qui, faute d’avoir trouvé la véritable source, renvoie à un intéressant passage de Fontaine, Mémoires ou histoire des solitaires de Port-Royal, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2001, p. 909 (cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, II, XVII, éd. Le Roy, Pléiade, t. 1, p. 758). Discussions sur les animaux-machines à Port-Royal : « Mais puis-je oublier le plaisant entretien où ce bon seigneur ferma la bouche à M. Arnauld, tout savant qu’il était ? On parlait de la philosophie de M. Descartes qui était alors l’entretien de toutes les compagnies. M. Arnauld, qui avait un esprit universel et qui était entré dans le système de Descartes sur les bêtes, soutenait que ce n’était que des horloges, et que, quand elles criaient, ce n’était qu’une roue d’horloge qui faisait du bruit. M. de Liancourt lui dit : « J’ai là-bas deux chiens qui tournent la broche chacun leur jour. L’un s’en trouvant embarrassé, se cacha lorsqu’on l’allait prendre, et on eut recours à son camarade pour tourner au lieu de lui. Le camarade cria, et fit signe de sa queue qu’on le suivît. Il alla dénicher l’autre dans le grenier et le houspilla. Sont-ce là des horloges ? » dit-il à M. Arnauld qui trouva cela si plaisant qu’il ne put faire autre chose que d’en rire ».

Le rapprochement avec le Discours de la méthode, AT VI, p. 58-59, selon l’éd. Le Guern, Pléiade, II, p. 1524, est difficilement défendable.

Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137). Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre.

Voir plus bas le fragment sur la machine arithmétique comparée aux animaux.

 

La vérité est si obscurcie en ce temps et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité on ne saurait la connaître.

 

Connaître : au sens de reconnaître. Voir Miracles II (Laf. 840, Sel. 425). Ce n’est point ici le pays de la vérité ; elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l’a couverte d’un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix ; le lieu est ouvert au blasphème et même sur des vérités au moins bien apparentes. Si l’on publie les vérités de l’Évangile on en publie de contraires, et on obscurcit les questions, en sorte que le peuple ne peut discerner.

En ce temps : s’agit-il, comme le suggère M. Le Guern, Œuvres complètes, II, Pléiade, p. 1524, d’une réflexion sur l’époque de la condamnation de Galilée ? L’écart chronologique entre cette affaire et les années 1660-1661 n’est guère compatible avec l’expression en ce temps.

Voir saint Augustin, Contra Faustum, XVIII. « Non intratur in veritatem nisi per charitatem ». Tr. : « On ne parvient à la vérité que par la charité ».

Cette remarque fait dépendre la connaissance de la vérité de l’amour qu’on a pour elle. Voir le début de l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 3-5, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413-414.

« Je ne parle pas ici des vérités divines, que je n’aurais garde de faire tomber sous l’art de persuader, car elles sont infiniment au-dessus de la nature : Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît. Je sais qu’il a voulu qu’elles entrent du cœur dans l’esprit, et non pas de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté infirme, qui s’est toute corrompue par ses sales attachements. Et de là vient qu’au lieu qu’en parlant des choses humaines on dit qu’il les faut connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu’il les faut aimer pour les connaître, et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

4. En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre surnaturel, et tout contraire à l’ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu’ils devaient faire des choses saintes, parce qu’en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de là vient l’éloignement où nous sommes de consentir aux vérités de la religion chrétienne, tout opposée à nos plaisirs. Dites-nous des choses agréables et nous vous écouterons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l’agrément devait régler la créance ! Et c’est pour punir ce désordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu’après avoir dompté la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui le charme et qui l’entraîne.

5. Je ne parle donc que des vérités de notre portée ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l’âme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement ».

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, III, XIX (éd. de 1664), VI, éd. D. Descotes, p. 461 sq., sur la manière dont l’amour propre (et non l’amour de la vérité) engendre des raisonnements vicieux.

Voir le fragment Conclusion 1 (Laf. 377, Sel. 409). Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer.

Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 30 sq. Ce n’est pas une connaissance de Dieu qui déclenche l’amour de Dieu, mais l’amour qui, en nous portant vers lui, rend possible la connaissance de Dieu.

Soumission 6 (Laf. 172, Sel. 203). La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce, mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion mais la terreur. Terrorem potius quam religionem.

Voir Ordre 5 (Laf. 7, Sel. 41). Lettre qui marque l’utilité des preuves, par la Machine. La foi est différente de la preuve. L’une est humaine et l’autre est un don de Dieu. Justus ex fide vivit. C’est de cette foi que Dieu lui-même met dans le cœur, dont la preuve est souvent l’instrument, fides ex auditu, mais cette foi est dans le cœur et fait dire non Scio mais Credo. Le fragment a l’intérêt de ramener une fois de plus à la distinction entre la cause principale et la cause secondaire telle que l’explique le Traité de la prédestination.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 659. L’inversion de la fonction des puissances de l’âme dans le processus du consentement se double d’une confusion entre vérités humaines et vérités divines. La préséance de l’entendement sur la volonté est valable uniquement pour les choses humaines ; les vérités divines touchent au contraire le cœur d’abord, et l’esprit ensuite.

L’expression en ce temps suppose cependant qu’il ne s’agit pas d’une vérité générale, mais que ce soit les circonstances qui dictent à Pascal ce commentaire. Le fragment est probablement lié aux polémiques sur la signature du formulaire.

 

Les malingres sont gens qui connaissent la vérité, mais qui ne la soutiennent qu’autant que leur intérêt s’y rencontre. Mais hors de là ils l’abandonnent.

 

Le mot malingres a posé des problèmes à tous les éditeurs, probablement parce qu’ils n’ont pas vu que Pascal propose ici ce qu’il appelle dans De l’esprit géométrique une définition nominale.

Gilberte a écrit malingres. Havet propose de remplacer par molinistes, mais le contexte s’y prête mal.

Tourneur propose de lire malingues, pour dire malins au sens de méchants.

Ernst Pol, “Les autographes de Gilberte ” in Chroniques de Port-Royal, 31, p. 69 sq. Sur le mot malingre : p. 84. Tous les éditeurs, sauf Sellier, remplacent malingres par malins ; Le Guern suggère que cela renseigne sur la prononciation de Pascal, ce qui paraît aventureux. Ernst suggère un lapsus calami.

GEF XIV, p. 27, conserve malingres, en proposant de comprendre tièdes ou faibles. Brunschvicg renvoie alors aux nouveaux thomistes qui, selon les premières Provinciales, ont abandonné la défense de la grâce efficace lorsque les jésuites l’ont attaquée. Au jacobin qui déclare : « Nous souffririons tous le martyre, lui dit le père, plutôt que de consentir à l’établissement de la grâce suffisante au sens des jésuites. Saint Thomas, que nous jurons de suivre jusqu’à la mort, y étant directement contraire », le janséniste répond : « Allez, mon père, votre ordre a reçu un honneur qu’il ménage mal. Il abandonne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n’a jamais été abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse qui a été attendue par les patriarches, prédire par les prophètes, apportée par Jésus-Christ, prêchée par saint Paul, expliquée par saint Augustin le plus grand des pères, maintenue par ceux qui l’ont suivi, confirmée par saint Bernard le dernier des pères, soutenue par saint Thomas l’Ange de l’école, transmise de lui à votre ordre, appuyée par tant de vos pères, et si glorieusement défendue par vos religieux sous les papes Clément et Paul. Cette grâce efficace, qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir dans un saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au monde jusques à la fin des temps, se trouve comme délaissée par des intérêts si indignes. Il est temps que d’autres mains s’arment pour sa querelle. Il est temps que Dieu suscite des disciples intrépides au Docteur de la grâce, qui ignorant les engagements du siècle servent Dieu pour Dieu. La grâce peut bien n’avoir plus les dominicains pour défenseurs ; mais elle ne manquera jamais de défenseurs ; car elle les forme elle-même par sa force toute puissante. Elle demande des cœurs purs et dégagés, et elle-même les purifie, et les dégage des intérêts du monde incompatibles avec les vérités de l’Évangile. Prévenez ces menaces, mon père, et prenez garde que Dieu ne change ce flambeau de sa place, et qu’il ne vous laisse dans les ténèbres, et sans couronne. »

Le rapprochement est tout de même contestable, car si le fragment date de la période de 1660-1661, les premières Provinciales sont déjà très lointaines dans le passé, et jamais en 1656 Pascal n’a employé le mot malingres pour parler des nouveaux thomistes.

Il paraît plus opportun de revenir aux dictionnaires de l’époque.

Malingre : voir Dictionnaire de l’Académie : se dit d’une personne qui a peine à retrouver ses forces et sa santé après une longue maladie, ou dont les forces ou la santé diminuent sans aucune maladie apparente. Style familier.

Malingre : terme populaire, qui se dit des gens qui ne sont pas en bonne santé, ou qui sont convalescents ou valétudinaires, et surtout de ceux qui sentent des incommodités sans en connaître la cause. Ce mot est tiré du jargon de l’argot, où les gueux s’appellent malingres, quand ils excitent les gens à leur donner l’aumône, en faisant paraître quelque maladie ou difformité vraie ou apparente (Furetière).

Le sens de pauvres permet un rapprochement peut-être plus pertinent avec l’expression du fragment Laf. 972, Sel. 803, Pauvres de la grâce. J. Mesnard, OC III, p. 715, explique l’expression de pauvres de la grâce par un rapprochement avec la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 7, Suite approximative de la pièce précédente. Fin de la lettre, OC III, p. 708-716, § 21. « C’est en cette sorte que tous les hommes doivent toujours s’humilier sous la main de Dieu en qualité de pauvres, et dire comme David (Ps. XXXIX, 18) : Seigneur, je suis pauvre et mendiant. Certainement, il ne parlait pas des biens de la fortune, car il était roi. Il ne parlait pas aussi des biens de la grâce, car il était prophète et juste. En quoi consistait donc la pauvreté de cet homme si abondant, sinon en ce qu’il pouvait perdre à toute heure son abondance, et qu’il n’avait nul pouvoir de la conserver ? Car s’il eût eu le pouvoir prochain de demeurer dans cette justice, qu’est-ce qu’il lui eût manqué pour se dire riche, et non pas pauvre ? § 22. Certainement il n’y a personne qui puisse être appelé pauvre, s’il a le pouvoir prochain de demander, et l’assurance d’obtenir s’il demande. Et c’est pourquoi tous pauvres manquent infailliblement ou du pouvoir de demander ou du pouvoir d’obtenir. Or les pauvres de la grâce ne manquent jamais du pouvoir d’obtenir s’ils demandent ; reste donc nécessairement qu’ils manquent du pouvoir de demander. § 23. Aussi il y a cette différence entre les pauvres dans l’ordre de la nature et les pauvres dans l’ordre de la grâce, que les pauvres du monde ont toujours le pouvoir prochain de demander, et ne sont jamais assurés de celui d’obtenir : au lieu que les pauvres de la grâce sont toujours assurés d’obtenir ce qu’ils demandent, mais ils ne sont jamais assurés d’avoir le pouvoir de demander. »

Les pauvres de la grâce sont des personnes qui ne reçoivent que des grâces insuffisantes pour persévérer dans le bien. Pascal l’explique comme suit dans le fragment cité plus haut : Petenti dabitur. Donc il est en notre pouvoir de demander ; au contraire, donc il n’y est pas, parce que l’obtention y est le prier n’y est pas. Car parce que le salut n’y est pas, et que l’obtention y étant la prière n’y est pas. Ces pauvres n’ont pas le pouvoir prochain, mais seulement un pouvoir éloigné de demander la grâce.

Les malingres seraient en ce sens des personnes qui ont eu assez de grâce pour connaître la vérité, mais qui par manque de grâce et par malice, n’ont pas su la défendre jusqu’au bout, et l’ont abandonnée dans le péril.

Cette lecture a l’avantage de respecter la transcription malingres de la Copie. Elle répond au sens que propose Furetière et à un aspect de la pensée de Pascal sur la grâce. Enfin, elle répond au caractère de définition nominale du passage : c’est certainement parce que Pascal sait que le terme de malingres n’est pas courant, qu’il estime d’en donner une définition. Il faudrait de ce fait rapprocher ce passage du travail de renouvellement du vocabulaire théologique effectué par Pascal dans les Écrits sur la grâce, signalé par Jean Mesnard, OC III, p. 620-622.

 

La machine d’arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux. Mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté comme les animaux.

 

Voir plus haut la remarque sur l’histoire du duc de Liancourt.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 86.

GEF XIII, p. 258, renvoie au Privilège accordé à Pascal le 22 mai 1649, OC II, éd. J. Mesnard, p. 711 sq. Mais on peut aussi évoquer l’Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de voir la machine arithmétique et de s’en servir, OC II, éd. J. Mesnard, p. 334 sq.

Vie de Pascal, 1e version, OC I, éd. J. Mesnard, p. 576. Sur la machine arithmétique, qui réduit en machine une science qui est entièrement dans l’esprit.

Le commentaire de Brunschvicg minor, p. 486, va contre le texte, et exclut sans raison que Pascal ait pu avoir, sur la nature des animaux, une pensée plus élaborée que la simple doctrine des animaux-machines. GEF XIII, p. 258 ne contient d’ailleurs pas de note semblable. Havet, dans sa note au fragment XXIV, 67, a au contraire pensé que « ce fragment contient une objection de Pascal à la doctrine des animaux-machines ».

Voir le dossier thématique sur l’âme des bêtes.

Gusdorf Georges, La révolution galiléenne, I, p. 230, sur la simulation de la pensée par la machine. La machine de Pascal n’est pas un esprit, mais elle peut exercer certaines fonctions de l’esprit. Le modèle mécaniste fonde une analogie entre les deux domaines du conscient et du non-conscient, qui tout semble opposer : p. 231. Il y a donc analogie entre les deux domaines, mais sur quels points ?

Descartes, Discours de la méthode, V, sur les animaux-machines et le problème de l’âme des animaux.

Fragments sur la nature animale : voir ci-dessus l’histoire du brochet et de la grenouille.

Grandeur 3 (Laf. 107, Sel. 139). Le bec du perroquet qu’il essuie quoiqu’il soit net. Ce fragment insiste sur l’inutilité de certaines actions des animaux.

Noter que si la machine, d’après Pascal, fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux, les animaux ont une volonté qui manque à la machine. Le manque de pensée chez les bêtes, d’après la Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 782, tient à ce qu’ils n’ont pas assez de mémoire pour retenir et mettre en œuvre ce dont « la nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ».

Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 781-782 :

« N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme, et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que les autres demeurent toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’elles en ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il conserve toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études leur auraient pu acquérir à la faveur de tant de siècles. »

Mais la machine n’a évidemment pas de volonté : la Pascaline, par exemple, n’effectue que les calculs que l’utilisateur détermine à l’aide de ses inscripteurs. Les animaux, eux, ont selon Pascal une volonté, ce qui les différencie des pures machines. Mais cette volonté n’est ni réfléchie ni raisonnable.

Par conséquent, ce qui distingue les animaux des hommes, ce n’est pas tant la capacité de penser, c’est le fait que chez les animaux, elle est bornée par la faiblesse de la mémoire, et qu’incapable d’enchaîner des idées, elle se réduit à l’instinct immédiat. Autrement dit, ce qui fait le caractère purement mécanique de la conduite des animaux, ce qu’elle recommence toujours le même apprentissage, et que leur instinct n’engendre que des produits qui sont toujours les mêmes. Cette position est d’une originalité que n’a pas comprise Lucien Goldmann, Le Dieu caché, p. 246 sq.

Laf. 685, Sel. 564. Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.

Un texte généralement allégué pour soutenir l’hypothèse que Pascal partage entièrement la doctrine des animaux-machines est le fragment Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137) : Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct, et s’il parlait par esprit ce qu’il parle par instinct pour la chasse et pour avertir ses camarades que la proie est trouvée ou perdue, il parlerait bien aussi pour des choses où il a plus d’affection, comme pour dire : rongez cette corde qui me blesse et où je ne puis atteindre. Mais ce fragment n’implique pas que les animaux ne soient que de pures machines : il affirme seulement que les animaux ne font pas de lien logique entre le moment où ils courent et celui où ils se trouvent à la mangeoire. Les hommes en revanche ne pensent pas d’une manière aussi fragmentée.

La bibliographie de la machine arithmétique de Pascal est fournie par OC II, éd. J. Mesnard, p. 327-328.

Nagase Haruo, “Bibliographie de la machine arithmétique de Pascal ; avec réflexion sommaire sur les travaux récents”, Études de langue et littérature européennes, 26, Université d’Okayama, 2007, p. 17-32.

Voici quelques indications utiles pour s’informer sur les machines de Pascal.

Payen Jacques, “Les exemplaires conservés de la machine de Pascal”, L’œuvre scientifique de Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1964, p. 229-247. Cette étude doit être complétée par l’introduction à l’Avis sur la machine, édité par J. Mesnard, OC II, p. 319-328.

Pour l’état le plus récent des exemplaires connus, qui doit inclure la machine dite du Chevalier Durant-Pascal, actuellement propriété des musées de Clermont-Ferrand, se reporter à :

Mourlevat Guy, Les machines arithmétiques de Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, La Française d’édition et d’imprimerie, 1988 (Étude d’ensemble des machines connues, avec les explications arithmétiques et mécaniques nécessaires).

Mourlevat Guy, “L’artifice du mouvement de la Machine arithmétique”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 11, 1989, p. 28-31.

Vidal Nathalie et Vogt Dominique, Les machines arithmétiques de Blaise Pascal, Musée Henri-Lecoq, Clermont-Ferrand, 2011 (Ouvrage abondamment illustré).

Strowski Fortunat, “Pascal et la machine à calculer”, Mélanges G. Lanson, Paris, 1922, p. 222-226.

Scheler Lucien, “Blaise Pascal, Jacques Buot et la machine à calculer”, Bulletin bibliophilique, 1951, p. 186-195.

Taton René, “Pascal et la machine arithmétique”, Pascal et Port-Royal, Paris, Fayard, 1962, p. 67-72.

Flad Jean-Paul, “Les trois premières machines à calculer. Schickard (1623), Pascal (1642), Leibniz (1673)”, Les conférences du Palais de la Découverte, 93, Série D, Histoire des Sciences, Palais de la Découverte, Paris, 1963.

Taton René, “Sur l’invention de la machine arithmétique”, L’œuvre scientifique de Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1964, p. 207-228.

Yasui Genji, “Pascal et sa machine arithmétique”, Bulletin de la Faculté des Lettres (Hautes Études), n° 28, 1982, Tokyo, Faculté des Lettres, 1982 (en japonais).

Cléro Jean-Pierre, “Une arithmétique pour la main. Réflexions sur la machine arithmétique”, in Cléro Jean-Pierre (éd.), Les Pascal à Rouen, 1640-1648, Colloque de l’Université de Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2001, p. 107-127.

Hébert Élisabeth (dir.), Instruments scientifiques à travers l’histoire, Paris, Ellipses, 2004.

Meurillon Christian, “La machine arithmétique à la genèse des ordres pascaliens”, La Machine dans l’imaginaire (1650-1800), Revue des Sciences Humaines, LVIII, 186-187, avril-octobre 1982, p. 147-158.

Nagase Haruo, “Rhétorique de la machine arithmétique : signification de son invention dans la pensée de Pascal”, Études de langue et littérature françaises, 72, Tokyo, 1998, p. 17-30.

Nagase Haruo, “La machine arithmétique de Pascal et le nombre négatif”, Études de langue et littérature européennes, Université d’Okayama, 23, 2005, p. 1-11 (en japonais).

Nagase Haruo, “La machine arithmétique de Pascal et la notion de nombre négatif ”, Journal of the Faculty of Letters, Université d’Okayama, 46, 2006, p. 93-102.

Nagase Haruo, “La machine arithmétique de Pascal et les Pensées”, in Symposium. Mélanges offerts au professeur Koichi Takaoka, Tokyo, Asahi Shuppan, 26, 2006, p. 435-444 (en japonais).

Parmi les échos contemporains, remarquer

Greengrass Mark, “Sir Balthazar Gerbier et la machine à calculer de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 19, 1997, p. 10-16.

Une attention particulière doit être accordée au manuscrit Usage de la machine, actuellement propriété de la Bibliothèque du Patrimoine de Clermont-Ferrand ; voir l’édition de ce mode d’emploi de la « Pascaline » dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 159-184.

Goyet Thérèse, “Le manuscrit Usage de la Machine”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 4, 1982, p. 6-11.

Mourlevat Guy et Descotes Dominique, “Usage de la Machine. Manuscrit acquis par le CIBP”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, 8, 1986, p. 4-24.

Sur la place de la machine de Pascal dans les progrès de l’intelligence artificielle, voir De la machine à calculer de Pascal à l’ordinateur : 350 ans d’informatique, Paris, C. N. A. M., 1990.

Marguin Jean, Histoire des instruments et machines à calculer ; trois siècles de mécanique pensante, Paris, Hermann, 1997.

Pour l’initiation des enfants à la « Pascaline », voir Ellenberger Michel et Collin Marie-Marthe, La Machine à calculer de Blaise Pascal, Nathan, Paris, 1993, 80 p.

Sont actuellement accessibles au public les machines possédées par le CNAM, le Staatlicher Mathematisch-Physikalischer Salon de Dresde et les machines des musées de Clermont-Ferrand (Musée d’Art Roger-Quilliot et Musée Henri-Lecoq, qui présente dans une salle particulière des reconstitutions mécanique et électronique à usage pédagogique).

 

Quoique les personnes n’aient point d’intérêts à ce qu’elles disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu’ils ne mentent point, car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

 

Faut-il lire point d’intérêts au pluriel, comme l’écrit Gilberte Périer, ou d’intérêt au singulier, comme portent les deux Copies et l’édition de Port-Royal ? Ne pas avoir d’intérêt dans une affaire est une expression courante, à laquelle on est tenté de recourir dans le cas présent. Mais la lectio difficilior paraît plus exacte et riche de sens, car un mensonge peut répondre à plusieurs intérêts différents (d’amour propre, de finance, de tactique, de sentiment), ce qui accroît la généralité de la maxime.

Pascal, qui connaît bien son Corneille, se souvient peut-être de ce que le Dorante du Menteur, I, 6, déclare à son valet Cliton :

« J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles,

Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer

Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,

Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire

Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire.

Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors

De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps... »

Encore Dorante trouve-t-il un plaisir à mentir dans l’étonnement qu’il provoque. Mais mentir dans le but de mentir est tout de même rare.

Pascal se souvient peut-être de ce qu’il a fait dire au bon père jésuite de la VIIe Provinciale : « quiconque s’obstine à borner son désir dans le mal pour le mal même, nous rompons avec lui ; cela est diabolique : voilà qui est sans exception, d’âge, de sexe, de qualité ». Il entend bien entendu suggérer, dans ce passage, que le fait est assez peu fréquent.

 

Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu de l’orage lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point. Les persécutions qui travaillent l’Église sont de cette nature.

 

Travailler : au sens de tourmenter, voire de torturer.

Pascal inverse ici le thème du suave mari magno célèbre de Lucrèce, De natura rerum, II, 1-4 :

« Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,

e terra magnum alterius spectare laborem. »

Tr. : « Il est agréable, quand les vents déchaînent la haute mer, de regarder de la terre les souffrances des autres ».

Hugo Grotius a repris en partie cette idée, en se plaçant du point de vue du chrétien qui connaît la vérité, et veut porter secours à ceux qu’il voit dans l’erreur. Le contraste avec la manière dont Pascal reprend l’image est éclairant. Voir Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, IV, I. Tr. de Le Jeune : Réfutation du Paganisme. § I. « Lors qu’on est à l’abri d’un péril où l’on voit d’autres personnes engagées, on ne peut guère se défendre de quelque sentiment de plaisir à cette vue, toute triste qu’elle peut être. Comme ce plaisir ne naît pas du malheur d’autrui, mais de ce que l’on s’en voit exempt, il est sans malignité, et n’a rien de blâmable. Un chrétien donc qui du chemin sûr où Dieu l’a mis voit le reste des hommes ne tenir aucune route certaine, et s’égarer en mille manières, peut s’abandonner à toute la joie que lui inspire le bonheur qu’il a d’être dans la bonne voie. Mais il ne s’en doit pas tenir là ; il est dans la plus étroite obligation de travailler pendant toute sa vie à secourir les errants autant qu’il lui est possible, à leur tendre la main, à les attirer dans le bon parti, et à leur faire part de son bonheur. »

Les images de la navigation ne sont pas rares dans les Pensées (Voir Laf. 697, Sel. 576 et Laf. 699, Sel. 577) et dans les Provinciales (voir la première lettre). À côté de références peu convaincantes, GEF XII, p. 302, renvoie à un passage plus pertinent de Tertullien, De baptismo, qui pourrait fournir une source de l’image de la navigation : « Navicula illa figuram Ecclesiae praeferebat, quod in mari, id est saeculo, fluctibus, id est persecutionibus et tentationibus, inquietatur ». Tr : « Ce navire présentait la figure de l’Église car sur la mer de ce monde, elle est agitée par les flots de la persécution et de la tentation ».

Pascal se place ici du point de vue du navigateur qui peine à diriger son navire, mais qui est certain que celui-ci ne périra pas. La substitution de qu’il à qu’on est significative. C’est bien du bateau qu’il est dit qu’il ne périra pas, mais non pas nécessairement des marins et des passagers. De même, c’est l’Église qui a la certitude de son éternité, et non pas les fidèles, qui peuvent subir le martyre.

Le fragment de Pascal peut s’entendre de deux manières : il s’agit peut-être des persécutions que des souverains païens infligent aux chrétiens, mais on peut aussi penser aux persécutions qui sont infligées à certains de ses membres par l’Église elle-même, comme celles que subit Port-Royal de la part de la papauté à l’époque de Pascal. Dans les deux cas, le Christ a garanti à l’Église qu’elle reviendrait à la vérité. C’est pourquoi on lit dans les Pensées :

Pensée n° 3C (Laf. 916, Sel. 746). Le silence est la plus grande persécution. Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu’il faut vocation, mais ce n’est pas des arrêts du Conseil qu’il faut apprendre si on est appelé, c’est de la nécessité de parler. Or après que Rome a parlé et qu’on pense qu’il a condamné la vérité, et qu’ils l’ont écrit, et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d’autant plus haut qu’on est censuré plus injustement et qu’on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu’à ce qu’il vienne un pape qui écoute les deux parties et qui consulte l’antiquité pour faire justice.

Aussi les bons papes trouveront encore l’Église en clameurs.

L’Inquisition et la Société les deux fléaux de la vérité.

[...] Si mes lettres sont condamnées à Rome ce que j’y condamne est condamné dans le ciel.

Ad tuum domine Jesu tribunal appello.

Dans le Discours sur la possibilité des commandements, 5, Nouvelle rédaction d’ensemble, ample, mais inachevée, § 28, OC III, éd. J. Mesnard, p. 754, Pascal rappelle que l’Église a un devoir de prudence lié à « l’assurance [...] de son éternelle durée ».

Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, p. 200 sq., particulièrement p. 202, qui fournit des références utiles sur ce point.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 450. L’Église comme point fixe. L’image vient de saint Augustin, In Ps. 103, IV, n. 4-5 ; In Ps. 96, n. 4.

Matthieu XVI, 18. « Et ego dico tibi, quia tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam, et portae inferi non praevalebunt adversus eam ». Tr. de Port-Royal : « Et moi aussi je vous dis que vous êtes Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et les portes d’enfer ne prévaudront point contre elle ». Le commentaire de Port-Royal insiste sur le fait que la « foi apostolique que le Seigneur a établie comme la vraie règle de celle de tous les chrétiens » affirme que « tout ce qui n’a point Pierre pour fondement ne peut subsister : et toutes les différentes sectes qui s’en éloignent n’appartiennent point à cette Église de Jésus-Christ », qui a la promesse de la durée.