Pensées diverses VI – Fragment n° 4 / 5 – Papier original : RO 161-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 175 p. 411 v° / C2 : p. 387 v°-389

Éditions savantes : Faugère I, 380 / Havet XXV.119 / Brunschvicg 314 / Tourneur p. 129-1 / Le Guern 658 / Lafuma 796 (série XXVIII) / Sellier 649

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Bibliographie

 

 

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Éclaircissements

 

Le présent fragment paraît être un recueil préparatoire des principales idées du Troisième discours sur la condition des Grands.

Voir dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1016 sq. L’étude du présent fragment permet de connaître une étape qui fait la transition entre les discours oraux que Pascal aurait tenus au futur duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes, et les discours imprimés que Nicole a introduits dans son traité De l’éducation d’un prince (1re édition, Savreux, 1670, p. 169-178 ; 2e éd., 1671, p. 270-286 ; Essais de morale, 2e vol., Paris, Desprez, p. 247-262). Voir p. 1018 sq., le relevé des points communs entre le  fragment et le texte publié par Nicole : des termes comme roi de concupiscence, grandeur d’établissement, respect d’établissement ne se trouvent nulle part ailleurs dans le manuscrit des Pensées que dans le présent texte et le suivant.

Troisième discours sur la condition des Grands.

« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence. C’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre. Ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez ; et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner. Et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter, faute de bien connaître l’état véritable de cette condition. »

OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1020 sq., remarque que tout en reproduisant le texte de Pascal, Nicole n’en procède pas moins à une réfutation de ses idées dans le traité De la grandeur (voir ce traité dans les Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 197-243).

L’introduction aux Discours sur la condition des Grands dans l’édition de Jean Mesnard, OC IV, p. 1013-1027, contient d’intéressants aperçus sur le rapport du texte des Pensées et celui des Trois discours.

 

Dieu

a créé tout pour soi,

 

La notion sous-jacente à ces formules est celle de fin. La création est faite pour la gloire de Dieu. Dieu doit donc être pris pour fin dernière de toute la Création.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 279 sq. La fin subjective (c’est-à-dire le motif) de la Création est uniquement la libre bonté de Dieu. Voir Isaïe, XLVIII, 11 : « Universa propter semetipsum operatus est ». Origène, De principiis, II, 9, écrit que Dieu « n’avait pas d’autre raison de créer qu’à cause de lui-même », c’est-à-dire de sa bonté. Saint Augustin, Cité de Dieu, XI, 24, écrit que « in eo vero quod dicitur : Vidit Deus, quia bonum est, satis significatur Deum nulla necessitate, nulla suae cujusquam utilitatis indigentia, sed sola bonitate fecisse quod factum est, id est, quia bonum est ». Cette thèse a été mise en forme plusieurs siècles plus tard. Voir la décision du concile Vatican I, Conciliorum œcumenicorum decreta, Cap. I, Bologne, Edizioni Dehoniane, 1996, p. 805-806 : « Deus bonitate sua et omnipotenti virtute, non ad augendam suam beatitudinem nec ad acquirendam, sed ad manifestandam perfectionem suam per bona quae creaturis impertitur, liberrimo consilio simul ab initio temporis utramque de nihilo condidit creaturam ». Voir Denzinger Heinrich, Enchiridion Symbolorum, éd. P. Hünemann, n° 3002 (anciennement 1783), Bologne, Edizioni Dehoniane, 2003, p. 1046. En effet, comme il ne peut y avoir en Dieu de motif extérieur, c’est-à-dire d’autre fin qui le dépasse, il faut que la finis operis se trouve en lui-même.

La fin objective de la Création est la gloire de Dieu : ce n’est que la même que l’idée précédente, prise sous un autre angle. La gloire de Dieu exige de sa créature qu’elle représente sa bonté, selon sa nature. On lit aussi dans Isaïe, XLIII, 7 : « Et omnem, qui invocat nomen meum in gloriam meam creavi eum, formavi eum, et feci eum » ; tr. de Port-Royal : « Car c’est moi qui ai créé pour ma gloire tous ceux qui invoquent mon nom ; c’est moi qui les ai formés et qui les ai faits ». C’est en ce sens que, selon Isaïe, VI, 3, « plena est omnis terra gloria ejus », et que le Psaume XVIII, 1, dit « Cœli enarrant gloriam Dei ». Dans ce cas aussi, des décisions ultérieures ont confirmé ces principes. Voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 281-282. Le concile Vatican I, Canon I, Conciliorum œcumenicorum decreta, p. 810, déclare anathème ceux qui nient que le monde ait été créé pour la gloire de Dieu (Denzinger, op. cit., éd. cit., canon I, n° 3025 (anciennement 1805)).

On peut aussi trouver des indications synthétiques sur les fins de l’acte créateur divin dans Hurter H., Tractatus specialis pars prior complectens tractatus tres, De Deo uno et trino, De Deo creatore et de Verbo incarnato, Oeniponte, Libraria academica wagneriana, 1896, Tract. VI, De Deo creatore, § 248-253, p. 208-212.

 

a donné puissance de peines et de biens pour soi.

 

Entendre que Dieu a délégué à certains hommes le pouvoir d’infliger des peines et d’accorder des biens. Cette puissance transmise permet de considérer le souverain politique comme une figure de Dieu dans l’ordre politique.

 

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Vous pouvez l’appliquer à Dieu ou à vous.

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Si à Dieu, l’Évangile est la règle.

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Si à vous, vous tiendrez la place de Dieu.

 

Vous pouvez : ne pas entendre qu’il s’agit d’une autorisation accordée aux souverains d’appliquer la puissance pour leur satisfaction propre, mais que deux voies différentes et contraires s’ouvrent aux princes.

Soit le souverain vit dans la pensée que la « puissance de peines et de biens » appartient réellement à Dieu, et qu’il n’est lui-même que le ministre de Dieu dans l’ordre de la concupiscence. Si à Dieu s’entend au sens de si vous l’appliquez à Dieu…(par opposition à si vous l’appliquez à vous). Dans ce cas il prendra pour règle de son gouvernement l’esprit de l’Évangile.

Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 243 sq. Parce qu’ils sont une image de Dieu, les princes chrétiens ne doivent pas être pris pour lui. Ils n’ont pas de supérieur au temporel, mais ils ne considèrent pas leur puissance comme une propriété dont ils peuvent jouir à leur gré : ils savent que leur autorité ne doit être employée que pour la fin pour laquelle ils l’ont reçue, et qu’il leur faudra rendre compte de l’usage qu’ils en font.

Soit c’est à lui-même que le roi rapporte la « puissance de peines et de biens ». Vous tiendrez signifie vous prendrez la place qui revient à Dieu. Dans ce cas, le roi imite Dieu en rapportant tout son gouvernement à sa propre gloire et à sa propre satisfaction. On reconnaît là dans l’ordre politique une situation qui est en fait celle de tous les hommes selon la Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751) : Eritis sicut dii scientes bonum et malum ; tout le monde fait le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais et s’affligeant ou se réjouissant trop des événements.

Mais ce roi impose dans l’ordre politique ce qui n’est vrai que de Dieu dans l’ordre de la charité. Le fait qu’il soit l’image de Dieu parmi les hommes, parce qu’il détient la puissance temporelle dans l’ordre des corps, ne signifie pas qu’il lui soit permis de s’identifier à Dieu, voire de se confondre avec lui (ce serait une forme d’idolâtrie). S’il est légitime, comme on l’a vu plus haut, que Dieu gouverne le monde pour sa gloire, il ne l’est pas qu’un homme que le hasard a placé au premier rang sacrifie tout ce qui l’entoure à sa seule satisfaction et à son orgueil. Il agit donc en tyran, dans la mesure où il impose dans l’ordre de la concupiscence une règle qui est le privilège du Dieu de charité.

Les deux voies s’excluent, comme le montre la suite.

La possibilité de la lecture possible Satan dans la seconde phrase (voir la transcription diplomatique) résulte peut-être d’une hésitation de Pascal dans sa recherche de l’expression exacte. Considérer un souverain tyrannique comme une figure de Satan serait une raison de se révolter contre lui. Cependant Pascal estime que le peuple doit soumission à son souverain même quand il abuse de son autorité. Comme Dieu a permis qu’il monte sur le trône, la fronde armée contre lui n’est jamais légitime, quoique la possibilité de lui opposer des remontrances demeure toujours disponible.

 

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Comme Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité, qui sont en sa puissance, ainsi...

 

Cette phrase inachevée, note OC IV, éd. J. Mesnard, se retrouve textuellement dans le Troisième discours sur la condition des Grands : « Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité. »

L’ordre de la charité est décrit dans le fragment sur les trois ordres, Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) : Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit.

 

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Connaissez‑vous donc et sachez que vous n’êtes qu’un roi de concupiscence, et prenez les voies de la concupiscence.

 

Pascal envisage ici la possibilité désignée plus haut par l’expression Si à Dieu, l’Évangile est la règle.

Sur l’ordre de la concupiscence, voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 101 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 197-227.

Le roi de concupiscence règne adéquatement sur les objets de la concupiscence, et sur les sujets qui recherchent ces biens.

Troisième discours sur la condition des Grands.

« Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire. »

Cette condition détermine la voie que doit suivre le prince de concupiscence.

Premièrement, il ne doit pas se prendre lui-même pour Dieu. S’il oublie qu’il n’en est que l’image, et s’il se prend pour un souverain absolu, s’il exige de la part de ses sujets un respect pour sa personne plutôt que pour sa position, ou s’il exige d’être adoré comme le sont les « géniaux grands guides » qui ont émaillé l’histoire, il commet une transgression d’un ordre à l’autre et de ce fait se rend coupable de tyrannie.

Secundo, il ne doit pas, sous le prétexte qu’il est la figure de Dieu dans l’ordre de la concupiscence, employer son pouvoir à conduire les hommes à Dieu en établissant une théocratie. Pascal est sur ce point nettement opposé aux positions du parti dévot. Le pouvoir politique n’est pas chargé de mener les sujets au salut par des moyens coercitifs. Il doit faire respecter la morale publique et veiller à l’exercice du culte. Sur le duel  par exemple, il doit, comme Pascal l’écrit dans la VIIe Provinciale, éd. Cognet, Garnier, p. 121, employer « sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses États ».

Tertio, ce n’est pas parce qu’il est instauré par Dieu à la tête du royaume de concupiscence, qu’il doit pour autant laisser libre cours aux excès de cette concupiscence. La distribution des biens de concupiscence doit se faire non pas dans un esprit pour ainsi dire jésuitique, comme le font les « bons Pères » qui « ont adopté pour principe de ne dresser aucun obstacle sur la pente que chacun a vers soi », et d’autoriser le meurtre, le vol, et les péchés qui aboutissent à détruire l’ordre social : voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, p. 132. Elle doit obéir au souci de justice et de bienfaisance à l’égard des sujets : toujours selon le Troisième discours sur la condition des grands, « en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. »

Ces règles se réduisent à un refus de la tyrannie, telle que la définit le fragment Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) : La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs‑là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux et tyranniques. « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis... » Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas ». Le roi de concupiscence ne doit usurper ni ce qui revient à Dieu, ni ce qui revient à ses sujets. La pensée politique de Pascal exclut à la fois l’État théocratique, et l’État politique totalitaire. Il ne semble pas qu’elle ait perdu de son actualité.

Goyet Thérèse, “Le propre de la puissance est de protéger”, Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 333-346.

Voir dans OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1025, sur les différences qui existent entre le présent fragment, les autres textes des Pensées et le Troisième discours sur la condition du roi de concupiscence.

Ces remarques se rattachent au bout du compte au problème de la manière dont le monarque figure Dieu dans l’ordre de la politique, à laquelle une étude indispensable a été consacrée par Mesnard Jean, “La monarchie de droit divin, concept anticlérical”, in Ferreyrolles Gérard (dir.), Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, 20-23 septembre 1990, Klincksieck, Paris, 1996, p. 111-138.

 

Au-delà de l’ordre de la concupiscence

 

Le présent fragment n’esquisse pas la fin du Troisième discours, où Pascal remarque que « bien exercer son métier de roi ne suffira pas à le sauver », et que « c’est toujours une grande folie que de se damner ». Le roi de concupiscence est aussi un roi chrétien, et, si dans l’ordre de la concupiscence, il conserve les prérogatives de son état, dans l’ordre de la charité il n’est en rien différent du plus humble de ses sujets : voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1025. Mais cette idée, qui sera développée dans le Troisième discours, n’est pas esquissée dans le présent fragment.