Fragment Souverain bien n° 2 / 2 – Papier original : RO 377 r° / v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Souverain bien n° 202 p. 65-65 v° / C2 : p. 91 à 93

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 162-163 / 1678 n° 1 p. 161-164

    Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 37-38 / 1678 n° 7 p. 40

Éditions savantes : Faugère II, 121, I / Havet VIII.2 / Michaut 605 / Brunschvicg 425 / Tourneur p. 216-1 / Le Guern 138 / Lafuma 148 / Sellier 181

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Bibliographie

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La logique, I, IX (1664 ; X en 1683), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011

ARNAULD D’ANDILLY Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre, p. 16-17.

Saint AUGUSTIN, Les Confessions, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 567 sq.

Saint AUGUSTIN, De Trinitate, XIII, 20.

CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, 1974, p. 35 sq.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 168 sq.

JUNGO Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 57.

LAFON Guy, “L’instance de l’éloignement. Une lecture de Pascal (Pensées Br. n° 425 )”, in Esquisse pour un christianisme, Paris, Cerf, 1979, p. 181-202.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 50, n. 70, et p. 82, n. 62.

LE GUERN Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, Paris, Larousse, 1972, p. 118 sq.

MAGNARD Pierre, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 257 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 232 sq.

MESNARD Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585.

NADEAU Christian, Le vocabulaire de saint Augustin, Paris, Ellipses, 2001, p. 11 sq.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 80 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Éclaircissements

 

Seconde partie.

Que l’homme sans la foi ne peut connaître

le vrai bien, ni la justice.

 

Havet, éd. des Pensées, I, 1866, p. 118, renvoie pour l’interprétation de la formule Seconde partie, au fragment Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40) ; mais ce fragment semble donner une autre portée à la seconde partie : le fragment Souverain bien 2, qui montre que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice, paraît plutôt répondre à la Première partie du programme, Misère de l’homme sans Dieu.

Première partie : Misère de l’homme sans Dieu.

Deuxième partie : Félicité de l’homme avec Dieu.

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Autrement

Première partie : Que la nature est corrompue, par la nature même.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 168 sq., insiste sur l’importance de la clause sans la foi. Examen de la signification de l’expression Seconde partie.

 

Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. Je n’écris ces lignes et on ne les lit que parce qu’on y prend plus de satisfaction qu’on ne La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet.

 

Démarche : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 57. Selon Richelet, « ce mot au figuré est beau et nouveau ». Il est en vogue selon le P. Bouhours. Andry lui attribue « d’ordinaire une idée de soumission ». Pascal l’emploie dans un sens très particulier.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 233 sq. Deux constatations opposées tirées de l’étude de l’homme : les hommes cherchent le bonheur, et le bonheur leur est inaccessible. L’illusion qui les pousse à poursuivre leur recherche est semblable à celle qui anime le divertissement.

Magnard Pierre, Nature et histoire..., p 257 sq. Sur le désir d’être heureux. La distinction entre le bonheur universellement convoité et la diversité des moyens mis en œuvre pour le conquérir est le fait fondamental autour duquel tourne le fragment.

L’idée que l’homme est toujours conduit par la recherche du bonheur remonte à Platon, Euthydème, 278 e, éd. L. Robin, Pléiade, I, p. 570. « Est-ce que, en vérité, nous ne souhaitons pas tous, nous autres hommes, avoir du bonheur ? […] Il n’est personne qui ne le souhaite, dit Clinias ». Voir Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 265 sq. Le bien souverain est « tout ce qu’il y a de plus parfait », à quoi l’âme attache sa contemplation. Le bien souverain ne se divise ni ne se partage.

L’idée peut être rattachée au courant stoïcien : voir Du Vair, La Philosophie morale des stoïciens, éd. Michaux, p. 63 sq. « La fin de l’homme et de toutes ses pensées et de tous ses mouvements, c’est le bien ». Le raisonnement est analogue, mais entre bien et bonheur, il y a une différence.

L’idée est reprise par saint Augustin. Voir Saint Augustin, Les Confessions, Bibliothèque augustinienne, t. 14, p. 567 sq., note sur la volonté universelle de vie heureuse. Pour saint Augustin, le bonheur s’identifie avec la connaissance, la jouissance et enfin la vision de Dieu.

Encyclopédie saint Augustin, article Bonheur, eudémonisme, Paris, Cerf, 2005, p. 173 sq., sur la notion augustinienne du souverain bien.

Saint Augustin, De moribus ecclesiae catholicae, Lib. I, III. « Ratione igitur quaeramus, quemadmodum sit homini vivendum. Beate certe omnes vivere volumus neque quisquam est in hominum genere, qui non huic sententiae, antequam plane sit emissa, consentiat. » Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, Paris, Larousse, 1972, p. 119, signale que ce texte a été traduit par Arnauld.

Voir aussi Serm. 306, de diversis 112, 3, n. 3. « Omnis autem homo, qualiscumque sit, beatus vult esse. Hoc nemo est qui non velit [...]. Diversis cupidinitatibus homines rapiuntur, et alius cupit hoc, alius illud. Diversa genera sunt vivendi in genere humano ; et in multitudine genreum vivendi alius aliud aligit et capessit [...]. Beata ergo vita, omnium est communis possessio : sed qua veniatur ad eam, qua tendatur, quo itinere tento perveniatur, inde controversia est... »

Le formule est conforme à l’eudémonisme antique et à l’augustinisme. Voir saint Augustin, De Trinitate, XIII, 20 : « Beatos esse se velle omnes in corde suo vident... » ; Serm. 17, c. 3 : « non enim amatur nisi quod delectat ».

Ph. Sellier fournit aussi d’autres références : Confessions, X, 21, n. 31 ; In Ps. 32, II, n. 14 ; De civitate Dei, VIII, 3 et XI, 1 ; Contra Adimantum, 18, n. 2.

L’idée n’est cependant plus originale au XVIIe siècle ; on la retrouve un peu partout. Voir Jansénius, Augustinus, P. N. I, c. 2 : « Beati omnes esse volumus. Quod ita verum et certum et medullis omnium infixum est... »

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, Les vérités de la grâce, p. 82, n. 62, insiste sur le fait que c’est par nécessité logique que l’on n’aime que ce qui semble bon. L’âme n’a pas de puissance pour l’opposé du bonheur.

Mersenne, L’usage de la raison, éd. Buccolini, Paris, Fayard, 2002, p. 28-29. La volonté ayant le bien pour objet, ne peut se transporter hors de ses limites : et bien qu’elle puisse haïr le mal, elle ne peut l’aimer. On ne fait le mal qu’en le prenant pour un bien ou en espérant obtenir un bien par ce mal.

Voir Senault Jean-François, L’homme chrétien, VIIIe traité, Discours I, Que l’homme désire d’être heureux, et qu’il ne le peut être qu’en Dieu, p. 764, cité par M. Le Guern, éd. des Œuvres complètes de Pascal, Pléiade, II, p. 1368 : « Quelque chose que fassent les hommes, quelques desseins qu’ils conçoivent, quelques entreprises qu’ils exécutent, ils veulent toujours être bienheureux ; s’ils s’engagent dans la guerre, ils cherchent leur bonheur dans la victoire ; s’ils s’accordent avec leurs ennemis, ils cherchent la félicité dans la paix ».

L’idée se trouve aussi chez les auteurs libertins : voir Pintard René, Le libertinage érudit..., p. 482. Selon Gassendi, un seul principe semble inné et universel, le désir de bonheur. On peut fonder sur lui une éthique, pas une théologie naturelle. Voir Opera, III, p. 417-418.

Je n’écris ces lignes et on ne les lit que parce qu’on y prend plus de satisfaction qu’on ne la volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet : ce retour critique de Pascal sur son propre travail d’auteur rappelle le fragment Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront... La mise en cause de l’intention du moraliste empêche le texte d’être sommairement moralisateur. La phrase a sans doute été barrée parce que l’idée intervenait trop tôt : il n’était pas opportun de mettre en cause l’intention profonde d’un auteur sur un texte qu’il n’avait pas encore écrit.

 

C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre.

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 83.

Voir Souverain bien 1 (Laf. 147, Sel. 181), qui indique que ce sont les stoïciens qui conseillent de se suicider lorsque la mort apparaît comme un bien.

Un peu plus bas dans le présent fragment, Pascal parle de la destruction propre de l’homme. Voir sur ce point le commentaire de Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 173.

 

Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions.

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 80 sq. L’ignorance du souverain bien.

Le procédé de l’énumération est fréquent chez Pascal, lorsqu’il cherche à représenter une variété indéfinie d’éléments. Voir par exemple l’énumération burlesque des noms des casuistes dans la cinquième Provinciale.

Voir aussi dans De l’Esprit géométrique, II, De l’art de persuader, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 417, l’explication de la difficulté de l’art d’agréer par la diversité des tempéraments des hommes : « La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent. »

La diversité des conditions donne du relief à l’universalité du désir de trouver le souverain bien.

 

Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est un comble éternel.

 

Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, Paris, Larousse, 1972, p. 120.

Pascal note ici que le fait récurrent de l’échec des hommes dans sa recherche du bonheur devrait persuader l’homme qu’il est par nature incapable de le trouver. Il y a là un passage du fait au droit qu’il n’autorise pas toujours.

Dans le domaine de la physique, d’après la lettre au P. Noël, Pascal pense que « pour faire qu'une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s'en ensuivent, au lieu que, s'il s'ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer de sa fausseté », OC II, éd. J. Mesnard, p. 524. Comme il n’est jamais certain que ce fait contraire ne se présentera pas, toute hypothèse conserve quelque chose de provisoire, tant qu’elle n’est pas démontrée géométriquement, ou par l’impossible.

Ce n’est pas nécessairement à mauvais escient que l’homme refuse de se laisser convaincre par la force des exemples. Voir Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Théorie de l’exemple et de l’induction rhétorique : p. 571. L’induction n’est valide que si tous les cas particuliers sont pris en compte dans la loi générale qui s’appuie sur eux ; la découverte d’une exception peut la ruiner. Pour l’exemple, cette totalité est en général irréalisable ; on ne peut pas par l’exemple dépasser le domaine du probable.

Impuissance : Pascal utilise ici des notions auxquelles il a eu affaire dans la rédaction des Écrits sur la grâce et des premières Provinciales. L’impuissance se définit comme absence du pouvoir prochain.

Il n’a pas hésité à transposer ce genre de raisonnement du domaine théologique, du premier des Écrits sur la grâce, la Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, § 9, p. 695-696 : pour résoudre la « question de fait de savoir si aucun juste ne réduit en acte le pouvoir prochain qu'il a de prier », Pascal convient que l’on « ne saurait répondre qu'en s'informant de tous les justes en particulier de quelle sorte la prière se forme en eux » ; mais comme on n’est jamais certain si la prière ne peut pas se produire sans action de la grâce, « ce serait une témérité impertinente d'assurer de tous les justes passés et à venir que jamais la prière ne se trouvera en eux [par] la réduction qu'ils auront faite de leur pouvoir prochain en acte », comme le font saint Augustin et ses disciples. En d’autres termes, on ne peut pas passer sans imprudence de la constatation des faits à l’affirmation d’une vérité universelle.

On pourrait opposer de la même manière à Pascal que la longue suite des échecs des philosophes pour trouver le souverain bien ne prouve pas rigoureusement « notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts ».

Il semble pourtant que dans le fragment Souverain bien 2, Pascal semble suggère le contraire. Mais c’est que, sur ce point, une très haute probabilité, telle que celle que donne l’accumulation des échecs depuis la haute Antiquité, permet de parvenir à une assurance suffisante, d’autant plus qu’aucun contre-exemple ne s’est jamais présenté.

D’autre part, Pascal s’en prend implicitement à ce que Pierre Magnard appelle, dans Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 261, le « jeu des petites différences », qui consiste dans la recherche obstinée des écarts les plus minuscules entre les exemples précédents et un cas présent, en vue de se donner l’illusion que telle petite différence permettra d’aboutir là où tous les autres ont échoué. Il n’y a donc pas là de contradiction avec les principes proposés plus haut : en physique aussi, une « délicate différence » ne suffit pas à invalider une hypothèse : il y faut un fait considérable, significatif, observé selon les règles et bien avéré.

D’autre part, Pascal compte bien montrer qu’en effet, il existe une possibilité pour l’homme d’accéder à la connaissance du souverain bien, à condition de poser une différence vraiment essentielle : l’homme peut trouver le souverain bien non par ses propres forces, mais par la foi.

Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 35, propose un rapprochement avec Montaigne, Essais, III, 13, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 1112 ; mais le contexte est différent, et touche la question des lois et de leur application : « La multiplication de nos inventions, n'arrivera pas à la variation des exemples. Ajoutez y en cent fois autant : il n'adviendra pas pourtant, que des événements à venir, il s'en trouve aucun, qui en tout ce grand nombre de milliers d'événements choisis et enregistrés, en rencontre un, auquel il se puisse joindre et apparier, si exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diversité, qui requière diverse considération de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. »

 

 Piper, l’expérience nous pipe

 

Piper : terme de Montaigne. Piper, c’est attraper à la glu.

Port-Royal substitue espérance à expérience. Cela semble rendre le texte plus immédiatement compréhensible, mais déforme gravement le sens du texte. Il faut sans doute entendre que lorsque l’on pense à quelque entreprise, on consulte l’expérience des prédécesseurs, pour tirer parti de leurs réussites et de leurs échecs, afin de s’en inspirer et aussi de trouver des « petites différences » qui persuadent qu’on réussira. C’est en ce sens que l’exemple instruit peu. Cette interprétation serait confirmée par le fragment Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67) : Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire, qu’il est au contraire dans la sagesse naturelle. Certains entendent que les expériences que l’on fait ensuite en vue d’atteindre le bonheur pipent en ce sens que l’échec n’instruit pas et n’empêche pas que l’on ne recommence.

Vanité 31 (Laf. 45, Sel. 78). Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre ; les sens abusent la raison par de fausses apparences. Et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme, ils la reçoivent d’elle à leur tour ; elle s’en revanche.

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche. Un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour cet objet qu’il s’est formé comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé.

 

Qu’est‑ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est‑à‑dire que par Dieu même.

 

Cette avidité et cette impuissance : c’est la définition de la misère, vouloir sans pouvoir. Voir Misère 24 (Laf. 75, Sel. 110). L’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable, car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir. Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité. Et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 50, n. 70. Définition de la béatitude selon Arnauld, Œuvres, t. XXXVIII, p. 4 : « Perfecta et sempiterna totius hominis cum summo et incommutabili Bono adhaesio, cum se Deus animo ad intuendam et fruendum dat et corpus immortalitate donatum plenissime inhabitat. Unde colliges visionem, amorem, gaudium, securitatem, incorruptibilitatem, ad perfectae beatitudinis essentiam pertinere ».

Pascal dessine ici avant de la présenter explicitement l’explication biblique de la corruption et de la misère de la nature de l’homme.

D’après les Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, 3, Rédaction plus élaborée de la partie centrale, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.,

« Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.

Il l’a créé juste, sain, fort.

Sans aucune concupiscence.

Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.

Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer. »

Mais « après le péché d’Adam », « Adam, ayant péché et s’étant rendu digne de mort éternelle, pour punition de sa rébellion, Dieu l’a laissé dans l’amour de la créature. Et sa volonté, laquelle auparavant n’était en aucune sorte attirée vers la créature par aucune concupiscence, s’est trouvée remplie de concupiscence que le Diable y a semée, et non pas Dieu. » L’impossibilité de trouver Dieu dans l’état de corruption postlapsaire n’empêche pas que le cœur de l’homme ne continue à rechercher le souverain bien et le bonheur qui en découle. Mais les objets auxquels la concupiscence attache son désir appartenant tous à la nature, sont inférieurs au bien infini de Dieu, et se trouvent nécessairement incapables de remplir l’attente de l’homme.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 164. La perte du seul objet infini capable de satisfaire la capacité du cœur de l’homme, marque de sa destination surnaturelle, entraîne une substitution de la multiplicité infinie des objets au Dieu perdu. L’infini quantitatif prend la place de l’infini qualitatif réel. Le désir du souverain bien, « instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature » (123), indique la nécessité pour l’homme d’aimer un être infini.

Livre de la Sagesse, XIII, 1-2 : « Vani sunt autem omnes homines quibus non subest scientia Dei et de his quae videntur bona non potuerunt intellegere eum qui est neque operibus adtendentes agnoverunt quis esset artifex ; sed aut ignem aut spiritum aut citatum aerem aut gyrum stellarum aut nimiam aquam aut solem et lunam rectores orbis terrarum deos putaverunt ; quorum si specie delectati deos putaverunt sciant quanto dominator eorum speciosior est speciei enim generator haec omnia constituit ». Tr. de Sacy : « Tous les hommes qui n’ont point la connaissance de Dieu ne sont que vanité : ils n’ont pu comprendre par les biens visibles celui qui est souverainement, et ils n’ont point reconnu le créateur par la considération de ses ouvrages : mais ils se sont imaginés que le feu, ou le vent, ou l’air le plus subtil ou la multitude des étoiles, ou l’abîme des eaux, ou le soleil et la lune étaient les dieux qui gouvernaient tout le monde ».

Saint Augustin, De vera religione, Œuvres, VIII, p. 491, n. 8. Comment l’homme cherche à porter à l’infini toute image sensible, pour remplacer l’infinité positive de Dieu. Le péché comme appétit d’un objet infini qui cherche à se satisfaire dans une jouissance partielle. Le pécheur contrefait le sage. Poursuite d’un faux infini ; la recherche de Dieu se manifeste jusque dans le désordre de nos fautes.

Domat Jean, Traité des lois, ch. I, p. V-VI. « De tous les objets qui s’offrent à l’homme dans tout l’univers, en y comprenant l’homme lui-même, il ne trouvera rien qui soit digne d’être sa fin. Car en lui-même, loin d’y trouver sa félicité, il n’y verra que les semences des misères et de la mort ; et autour de lui, si nous parcourons tout cet univers, nous trouverons que rien ne peut y tenir lieu de fin ni à notre esprit, ni à notre cœur… » Développement qui concorde avec celui de Pascal.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, I, IX (1664 ; X en 1683), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 221-222. Développement analogue, peut-être inspiré par le présent fragment : « L’homme trouve en soi l’idée du bonheur et du malheur, et cette idée n’est point fausse ni confuse, tant qu’elle demeure générale : il a aussi des idées de petitesse, de grandeur, de bassesse, d’excellence ; il désire le bonheur, il fuit le malheur, il admire l’excellence, il méprise la bassesse.

Mais la corruption du péché, qui le sépare de Dieu, en qui seul il pouvait trouver son véritable bonheur, et à qui seul par conséquent il en devait attacher l’idée, la lui fait joindre à une infinité de choses dans l’amour desquelles il s’est précipité, pour y chercher la félicité qu’il avait perdue ; et c’est par là qu’il s’est formé une infinité d’idées fausses et obscures, en se représentant tous les objets de son amour, comme étant capables de le rendre heureux, et ceux qui l’en privent, comme le rendant misérable. Il a de même perdu par le péché la véritable grandeur et la véritable excellence, et ainsi il est contraint pour s’aimer, de se représenter à soi-même autre qu’il n’est en effet, de se cacher ses misères et sa pauvreté, et d’enfermer dans son idée un grand nombre de choses qui en sont entièrement séparées, afin de la grossir et de l’agrandir ».

M. Le Guern, in Pascal, Œuvres complètes, II, Pléiade, 2000, cite La théologie affective de Louis Bail, Ie partie, 1654, p. 239 : « Et comme les biens créés et périssables de ce monde ne peuvent remplir toute la place des biens divins, vient l’insatiabilité des désirs de l’homme et de ses concupiscences. Vous diriez qu’il y a un certain gouffre et abîme en l’homme, que Dieu remplissait auparavant, et que les biens de ce monde ne peuvent remplir ».

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 159. Souverain bien renvoie à Divertissement et Philosophes : elle rend raison du divertissement et de l’échec du stoïcisme. Pascal reprend ici les développements de la lettre sur la mort de son père (1651) sur le vide du cœur, en dramatisant la rhétorique. Il joue sur une dialectique entre le fini et l’infini : la capacité infinie du cœur de l’homme, qui l’apparente à un gouffre infini, est la marque de sa destination surnaturelle. Le divertissement se voit attribuer une généalogie semblable.

 

Contre la thèse des désirs infinis

 

L’argumentation de Pascal repose sur le principe de l’inadéquation du désir de l’homme et des objets insuffisants qui s’offrent à le satisfaire dans la nature. Cette thèse a pu être discutée.

Bremond Henri, Histoire littéraire..., I, p. 457, par exemple, cite Yves de Paris, Théologie naturelle, I, p. 159 : « nous n’avons point d’inclination naturelle que pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance ». « Nous ne voyons point d’appétits naturels qui soient inutiles, toutes les puissances trouvent des activités qui les satisfont » (Ibid., II, p. 327). « L’homme serait la plus misérable des créatures (hypothèse absurde) si toutes ayant les instincts qui leur sont propres, lui seul demeurait éternellement privé des connaissances dont il est capable et n’avait que le désir au lieu de la possession » (II, p. 233). L’univers entier et la grâce toujours présente nous aident à satisfaire nos désirs.

Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-2ae, Q. 109-114, La grâce, éd. Héris, Paris-Tournai, Desclée et Cie, 1961, p. 356 sq. L’affectivité, même la plus spirituelle, ne se porte vers le bien universel qu’à travers les biens concrets et particuliers qui se présentent à elle. Le bien universel est un abstrait qui, comme tel, ne saurait émouvoir l’affectivité : Universalia non movent, selon les anciens. C’est donc seulement à propos d’un bien concret que la volonté s’éveille au désir du bien universel dont le bien particulier participe en quelque manière. Il y a en tout acte de volonté deux appétitions distinctes qui se recouvrent ; l’une nécessaire vers le bien envisagé dans son universalité, l’autre libre vers un bien particulier. Le vouloir nécessaire est premier en nature, puisqu’il est la raison dernière du vouloir libre. Dans la réalité, quand il s’agit d’un premier acte du vouloir, le bien concret apparaît, dès l’abord, comme bien pur et simple, sur lequel la volonté se porte de toute la puissance de son affectivité.

 

Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place : astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste.

Et depuis qu’il a perdu le vrai bien, tout également peut lui paraître tel, trouble, paix, richesse, pauvreté, science , ignorance , oisiveté , travail, estime, obscurité et jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

 

Dossier de travail (Laf. 397, Sel. 16). La vraie nature étant perdue, tout devient sa nature ; comme le véritable bien étant perdu, tout devient son véritable bien.

Il ne s’agit pas expressément de divinités, mais de choses que l’on adore parce qu’on croit qu’elles apporteront le souverain bien, c’est-à-dire la félicité.

Astres : culte du soleil, de la lune.

Ciel : Ouranos dans l’antiquité.

Terre : Gaia dans la mythologie grecque.

Animaux : la mythologie égyptienne était encore mal connue, les hiéroglyphes n’étant pas déchiffrés ; mais plusieurs auteurs ont révélé des peintures et des motifs animaliers sur les édifices d’Égypte. L’Œdipus Ægyptiacus de Kircher date de 1652.

Plantes, choux, poireaux : ce ne sont pas des divinités, et on voit mal comment ces plantes apportent le bonheur.

Veaux : allusion possible au veau d’or.

Serpents : voir les Serpents égyptiens. Voir plus bas.

Fièvre : Juno februalis, qui guérit les femmes après l’accouchement.

Fames : déesse romaine de la faim.

Adultère : Zeus, Jupiter pratiquent continuellement l’adultère.

Inceste : la mythologie antique est riche en dieux incestueux. Voir le fragment Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94) : le larcin, l’inceste ont eu place parmi les actions vertueuses.

Outre les choux, les poireaux et les veaux, les serpents disparaissent dans l’édition de Port-Royal ; cela se comprend dans ce dernier cas, car les serpents étant à l’époque classés parmi les insectes (comme le scorpion et l’étoile de mer), ils pouvaient faire redondance. Insecte vient de inseco, couper. Voir l’explication d’Ulysse Aldrovandi, dans ses De animalibus insecitis libri septem, p. 3 : « insecta autem voco cum ex Plinii, tum Aristotelis placitis, ea animalia exanguia, quae (ut nomen ipsum declarat) incisuras parte sui, vel supina, vel prona, vel etiam utraque possident ; nec osseum quicquam discretum, aut carneum, sed quidam inter haec ipsa medium continent : quippe quae corpore pariter intus forisque duro constent [...]. Insecta dicuntur ab incisuris, quae nunc cervicum loco (Plinii verba sunt), nunc pectorum, atque alui procincta [...] separant membra tenui modo fistula cohaerentia. Vocanturque itaque ab incisura, ac lineari quadam divisura, qui sunt insignita et commissura. Annulosa autem quoniam corpora eorum per quasdam annulos formata esse videantur, et distincta. »

Une seconde énumération a été supprimée par Pascal : trouble, paix, richesse, pauvreté, science , ignorance , oisiveté , travail, estime, obscurité. Voir les transcriptions diplomatique et critique.

Pascal illustre ici l’idée formulée par Montaigne, Essais, II, 12, lorsqu’il compte « 280 sortes de souverains biens ». « Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien, duquel par le calcul de Varro, naquirent 288 sectes ». L’édition de 1652, p. 424, donne le nombre de 280. Voir Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27).

Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 36, renvoie à Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 543 sq. qui mentionne le ciel, les astres, la terre, le serpent, le bœuf et la fièvre ; mais il s’agit d’abord des dieux ; ce n’est que plus bas, p. 545, que Montaigne écrit que « les choses les plus ignorées son plus propres à être déifiées » : « J’eusse encore plutôt suivi ceux qui adoraient le serpent, le chien et le bœuf ; d’autant que leur nature et leur être nous est moins connu, et avons plus de loi d’imaginer ce qu’il nous plaît de ces bêtes-là, et leur attribuer des facultés ordinaires. […] Il faut que cela soit parti d’une merveilleuse ivresse de l’entendement humain […] d’avoir attribué la divinité non seulement à la foi, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté, victoire, piété, mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misère, à la peur, à la fièvre, et à la male fortune, et autres injures de notre vie, frêle et caduque ».

Mais l’idée peut avoir été inspirée par des sources bibliques, notamment par le Livre de la Sagesse, XIII, 1-2 : « Vani sunt autem omnes homines quibus non subest scientia Dei et de his quae videntur bona non potuerunt intellegere eum qui est neque operibus adtendentes agnoverunt quis esset artifex ; sed aut ignem aut spiritum aut citatum aerem aut gyrum stellarum aut nimiam aquam aut solem et lunam rectores orbis terrarum deos putaverunt ; quorum si specie delectati deos putaverunt sciant quanto dominator eorum speciosior est speciei enim generator haec omnia constituit ». Tr. de Sacy : « Tous les hommes qui n’ont point la connaissance de Dieu ne sont que vanité : ils n’ont pu comprendre par les biens visibles celui qui est souverainement, et ils n’ont point reconnu le créateur par la considération de ses ouvrages : mais ils se sont imaginés que le feu, ou le vent, ou l’air le plus subtil ou la multitude des étoiles, ou l’abîme des eaux, ou le soleil et la lune étaient les dieux qui gouvernaient tout le monde ». Commentaire de Sacy : « [Les hommes] ont pris les créatures pour le créateur, au lieu que leur beauté même visible, comme dit saint Augustin, les devait conduite à reconnaître cette beauté souveraine et invisible, comme les rayons mènent au soleil, et les ruisseaux à la source ».

Mersenne Marin, L’usage de la raison, éd. Buccolini, p. 44. Les différentes fins choisies par les hommes, que saint Augustin rapporte dans la Cité de Dieu.

Cette liste peut être comparée avec celle des casuistes dans la Provinciale V.

Le caractère rabelaisien de telles énumérations chez Pascal a été remarqué : voir Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 93. Voir par exemple le Tiers livre, Prologue, éd. M. Huchon, Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, p. 346 et 347-348 ; ch. XXVI, p. 432-434 ; XXVIII, p. 439-441 ; Quart livre, ch. XXXI-XXXII, p. 610-614, parmi bien d’autres. Dans le Recueil de choses diverses, BnF, Ms. 4333, f° 94, on lit que Pascal aimait les romans plaisants, comme le Roman comique de Scarron ; faut-il en conclure qu’il a lu Rabelais ?

On trouve un passage de même esprit dans la partie barrée de Misère 9v (Laf. 76, Sel. 111) : S’il y a quelque chose où son intérêt propre ait dû la faire appliquer de son plus sérieux, c’est à la recherche de son souverain bien. Voyons donc où ces âmes fortes et clairvoyantes l’ont placé et si elles en sont d’accord.

L’un dit que le souverain bien est en la vertu, l’autre le met en la volupté, l’autre à suivre la nature, l’autre en la vérité, Felix qui potuit rerum cognoscere causas, l’autre à l’ignorance tranquille, l’autre en l’indolence, d’autres à résister aux apparences, l’autre à n’admirer rien, Nihil mirari prope res una quae possit facere et servare beatum, et les braves pyrrhoniens en leur ataraxie, doute et suspension perpétuelle, et d’autres plus sages, qu’on ne le peut trouver, non pas même par souhait. Nous voilà bien payés. (texte barré)

Sur le culte des éléments, voir Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, IV, § VI. « Les objets les plus anciens de l’idolâtrie furent les astres et les éléments, c’est-à-dire, le Feu, l’Eau, l’Air, et la Terre. Mais cette espèce d’idolâtrie n’était pas moins criminelle que les précédentes. L’invocation fait la partie la plus essentielle du service religieux. Or c’est une folie que de l’adresser à des natures destituées d’intelligence. Les sens suffisent, en quelque manière, pour nous convaincre que les éléments sont de cet ordre. Et rien ne prouve que les astres n’en soient pas. On juge de la nature d’un sujet par ses opérations. Celles des astres ne marquent point du tout un principe intelligent ; et même, la régularité de leurs mouvements, qui suivent toujours de certaines lois, démontre assez le contraire, puisque les mouvements qui partent d’une volonté libre se ressentent de leur principe, et varient très souvent. De plus, nous avons fait voir ailleurs que le cours des astres est proportionné aux besoins de l’homme. Et cela le devait convaincre qu’il porte dans son âme de plus vifs traits de ressemblance avec Dieu, et qu’il lui est beaucoup plus cher, que ces autres créatures ; qu’ainsi c’est faire tort à l’excellence de la nature, que de se soumettre à des choses que Dieu lui avait soumise ; et que ce qu’il doit faire, est de s’acquitter des devoirs de reconnaissance, auxquels on ne peut pas prouver qu’elles soient capables de satisfaire. »

Sur le culte des bêtes, voir Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86). Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.

Grotius Hugo, De veritate religionis christianae, IV, § VII. « Ce qu’il y a de plus honteux, c’est que les hommes se soient abaissés jusqu’à adorer des animaux. Les Égyptiens ont poussé ce culte plus loin qu’aucuns autres peuples. Il est vrai qu’il y a des animaux dans lesquels on aperçoit quelque chose qui ressemble assez à ce qu’on appelle esprit et connaissance. Mais ce n’est rien, si on le compare à l’âme raisonnable. Ils ne peuvent expliquer leurs conceptions, ni en parlant ni en écrivant. Ils sont bornés à une certaine espèce d’actions et de manière d’agir. Combien moins pourraient-ils connaître les nombres, les mesures, et le cours des corps célestes. L’homme qui a tous ces avantages, a, de plus, celui de se rendre maître par son adresse, de toutes sortes d’animaux, depuis les plus faibles jusqu’aux plus robustes. Les bêtes farouches, les oiseaux, les poissons, rien n’évite de tomber entre ses mains. Il sait en apprivoiser quelques-uns, les rendre dociles, et en tirer divers usages. Il sait mettre à profit les plus nuisibles ; et trouver des remèdes dans les plus venimeux. En général, il reçoit de toutes les bêtes une utilité où elles ne peuvent avoir part : c’est qu’étudiant l’assemblage et l’arrangement de leurs parties, il en fait l’objet d’une science qui lui fournit beaucoup de lumières ; et que les comparant entre elles genre avec genre, et espèce avec espèce, il voit combien elles lui sont inférieures pour la beauté et la perfection de la structure du corps. Si l’on pense sérieusement à ce que nous venons de dire, on verra que l’homme, bien loin de se devoir faire des animaux brutes un objet d’adoration, se doit plutôt regarder en quelque sorte comme leur Dieu, mais subordonné au Souverain du Monde, et élevé par son ordre à cette Dignité subalterne. »

Flavius Josèphe, Histoire de la Guerre des Juifs contre les Romains, Réponse à Appion, Martyre des Maccabées, par Flavius Josèphe et sa vie écrite par lui-même. Avec ce que Philon a écrit de son ambassade vers l’empereur Caïus Caligula. Traduit du grec par Monsieur Arnauld d’Andilly. Troisième édition. Paris, chez Pierre Le Petit, MDCLXX (B.C.I.U., 2767). Voir Réponse à ce qu’Appion avait écrit contre son Histoire des Juifs touchant l’Antiquité de leur race, in Œuvres, I, p. 397 sq. Livre premier, Chapitre IX : « Causes de la haine des Égyptiens contre les Juifs. Preuves pour montrer que Manéthon, historien égyptien, a dit vrai en ce qui regarde l’antiquité de la nation des Juifs, et n’a écrit que des fables dans tout ce qu’il a dit contre eux » : p. 416 sq. La haine des Égyptiens vient de la « diversité des religions », car « il n’y a pas moins de différence entre la pureté toute céleste de l’une et la brutalité toute terrestre de l’autre, qu’entre la nature de Dieu, et celle des animaux irraisonnables. Car c’est une chose ordinaire parmi eux de prendre des bêtes pour leurs dieux, et de les adorer par une folle superstition qu’on leur inspire dès leur enfance » : p. 416.

Bossuet, dans le Discours sur l’histoire universelle, écrit que l’on « adorait jusqu’aux bêtes et jusqu’aux reptiles. Tout était Dieu, excepté Dieu même ; et le monde, que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles ».

Sur le culte des abstractions, iis rebus quae substantia non sunt, voir Grotius, De veritate..., IV, § VIII, mentionne febrim, impudentiam, sanitas, fortuna, amor, metus, ira, spes, et parmi les vertus, fortitudo, temperantia, honor.

Peste : la peste est citée dans le fragment Souverain bien 1. Voir sur la peste Jouanna et alii, La France de la Renaissance, Histoire et dictionnaire, p. 1004 sq. ; et Paré Ambroise, Textes choisis, éd. L. Delaruelle et M. Sendrail, Paris, Belles Lettres, 1953, § XXXIV et XXXV, p. 152 sq.

 

Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.

 

Sur les différentes doctrines à l’égard du souverain bien : voir Cicéron, Acad. II, Les Stoïciens, éd. Schuhl, Pléiade, p. 248 sq.

Hérillus : la connaissance et la science.

Les mégariques : le bien est ce qui est un et toujours identique à soi.

Les Érétriens : intelligence et regard intellectuel par lequel on discerne la vérité.

Ariston : la vertu et elle seule ; pas d’intermédiaire entre elle et son contraire.

Aristippe et les Cyrénaïques : le bien est le plaisir.

Épicure : l’absence de douleur.

Callimaque : le plaisir et l’honnêteté.

Hieronyme : être libre de tout souci.

Zénon et les Stoïciens : une vie honnête qui part des penchants naturels.

Les philosophes qui placent le souverain bien dans les voluptés sont les épicuriens.

Ceux qui le mettent dans l’autorité sont les stoïciens, le mot autorité devant s’entendre au sens de la souveraineté sur soi-même : voir sur ce point Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, p. 228.

Pour les philosophes qui placent le souverain bien dans les sciences, l’allusion est moins précise. J. Mesnard renvoie d’une part aux fragments Misère 9v (Laf. 76, Sel. 111), et Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27), où est rappelé le vers de Virgile qui fait allusion à Lucrèce, Felix qui potuit rerum cognoscere causas. Mais Pascal pense sans doute aussi aux philosophes comme Descartes, auxquels il reproche de trop approfondir les sciences, et qui consacrent toute leur activité à raisonner et à démontrer.

Mais comme d’après Philosophes 7 (Laf. 145, Sel. 178), les 3 concupiscences ont fait trois sectes et les philosophes n'ont fait autre chose que suivre une des trois concupiscences, ce triptyque correspond naturellement aussi aux trois libidines ou concupiscences, libido dominandi, libido sciendi, libido sentiendi. Voir la dossier thématique sur la Concupiscence.

Le manuscrit, qui porte la phrase barrée Les autres suivant ces trois principes de leur corruption, ou deux à la fois ou tous trois ensemble, montre que Pascal a renoncé à une idée supplémentaire, savoir que dans certains cas, ce sont deux concupiscences à la fois qui inspirent l’homme, et parfois toutes les trois ensemble.

 

D’autres, qui en ont en effet plus approché, ont considéré qu’il est nécessaire que ce bien universel que tous les hommes désirent ne soit dans aucune des choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu’ils n’ont pas qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle [qui] lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait être tel que tous pussent le posséder à la fois sans diminution et sans envie, et que personne ne le pût perdre contre son gré. Et leur raison est que ce désir étant naturel à l’homme puisqu’il est nécessairement dans tous et qu’il ne peut pas ne le pas avoir, ils en concluent...

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 233. Les philosophes en question sont les platoniciens, qui placent le bien dans le « bien universel », en ce qu’il comporte tous les biens particuliers, dont aucun n’est vraiment satisfaisant, et surtout en ce qu’il peut appartenir complètement à tous, sans partage. La définition abstraite de ce bien ne dépasse pas l’esprit de l’homme, puisque des philosophes ont pu le concevoir ; mais ils ne peuvent saisir la réalité qui lui correspond.

Platon pense que chacun ne peut vouloir que ce qui lui paraît bon, mais que les hommes se trompent en assimilant le bien au plaisir ou à la connaissance.

Magnard Pierre, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 261. P. Magnard dit que Pascal pense ici aux stoïques : ils ont aperçu le vice de la condition humaine, sans savoir y remédier. Voir Philosophes 6 (Laf. 144, Sel. 177).

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 117. Pascal laisse le raisonnement inachevé ; on peut le compléter par la référence aux stoïciens, dont Havet pense qu’il parle ici. Ils en concluent qu’il doit toujours pouvoir le satisfaire, et comme il leur semblait que l’homme peut toujours être vertueux pourvu qu’il le veuille, et que c’est la seule chose qui ne dépend que de lui, ils prononcent que le vrai bien, c’est la vertu. Mais cette vertu parfaite est une pure chimère qu’ils n’ont pu trouver nulle part, et quand ils l’auraient trouvée, ils n’auraient pas trouvé le bonheur.

Caractères du souverain bien, qui s’identifie pour Pascal au bonheur : il n’est pas dans des choses particulières que les hommes cherchent ordinairement (comme celles dont Pascal a donné une énumération plaisante) ; il peut appartenir à tout le monde, sans que le partage le diminue ; il satisfait pleinement celui qui le possède, de telle sorte qu’il n’y manque rien qui pourrait gâter le bonheur qu’il apporte par quelque manque ; il ne peut pas être perdu contre la volonté de celui qui le possède. Sous le vocabulaire philosophique se dessine en creux la nature de la grâce, qui peut appartenir à tous sans être diminuée, et qui ne peut être perdue par l’homme contre son gré (ce qui doit être entendu au sens qu’expliquent les Écrits sur la grâce, et notamment la Lettre sur la possibilité des commandements, sur la manière dont la grâce forme la volonté bonne, et le double délaissement).