Fragment Contrariétés n° 3 / 14 – Papier original : RO 235-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 165 p. 45 / C2 : p. 65-66
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 181-182 / 1678 n° 7 p. 177
Éditions savantes : Faugère II, 85, XV / Havet I.7 / Michaut 507 / Brunschvicg 418 / Tourneur p. 197-3 / Le Guern 112 / Lafuma 121 / Sellier 153
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Bibliographie ✍
ADAM Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935. CHARLES-DAUBERT Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 66 sq. GIOCANTI Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 31-33. MEURILLON Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, Kyoto, 1990, p. 49-68. NICOLE Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, ch. II, Essais de morale, I, éd. L. Thirouin, p. 29 sq. |
✧ Éclaircissements
Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes,
Plusieurs fragments commencent par l’expression il est dangereux. Voir par exemple Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100) : Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes, et le commentaire de ce fragment.
La réduction de l’homme au rang de la bête est un thème complexe. En premier lieu, c’est un leit-motiv dans la controverse anti-épicurienne que l’épicurisme, en proposant comme souverain bien le plaisir, réduit l’homme au rang de l’animal, qui ne connaît que l’instinct de la recherche du plaisir.
C’est une thèse fréquente parmi les libertins que l’homme ne vaut pas mieux que la bête. Voir Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965, p. 207 sq. : La doctrine chrétienne humilie l’homme, mais elle l’humilie devant Dieu seulement, et elle lui conserve une certaine dignité en tant que créature de Dieu. Théophile de Viau en revanche humilie l’homme encore plus : il ne faut pas flatter l’homme d’une divine essence. Il occupe une place humiliée même à l’égard des animaux, que la Nature a mieux dotés que lui. Les animaux ignorent le remords et la peur, ils vivent insouciants dans le présent, oublieux du passé et sans crainte de l’avenir. Cette doctrine vient du De arcanis de Vanini, p. 234-235, qui souligne que, dans le combat que l’homme mène contre les bêtes, il n’a pas toujours le dessus.
C’est aussi un des thèmes du courant libertin qu’il faut prendre le parti de la bête : Cardan déjà, dans le De immortalitate animorum, p. 472, rapporte une citation de Ménandre, selon laquelle les bêtes sont plus heureuses que les hommes, et ne sont pas si bêtes qu’on le dit communément. Voir l’article de Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 31-33 : il faut remettre l’homme à sa place et lui faire baisser la tête, et rehausser l’animal : l’animalité de la bête vaut mieux que la sottise humaine : p. 31. Voir aussi Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 66 sq. ✍
D’après le présent fragment, le travail d’humiliation de l’homme auquel doit se livrer l’auteur des Pensées pour rabattre l’orgueil humain ne doit pas passer la mesure, en conduisant à méconnaître ce qui le rend supérieur à l’animal, car ce serait le jeter dans le désespoir.
Nicole Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, ch. II, Essais de morale, I, éd. L. Thirouin, p. 29 sq. Qu’il faut humilier l’homme en lui faisant connaître sa faiblesse, mais non en le réduisant à la condition des bêtes. Contre les auteurs qui « sous prétexte d’humilier l’orgueil de l’homme, l’ont voulu réduire à la condition des bêtes, et se sont portés jusqu’à soutenir qu’il n’avait aucun avantage sur les autres animaux. Ces discours font un effet tout contraire à celui qu’ils ont prétendu… »
Cela répond à une thèse de la controverse avec les « libertins ».
On admettait sans trop de difficulté, suivant le De l’âme d’Aristote, que, l’âme étant définie comme principe qui est la cause des phénomènes des êtres vivants, si l’homme a une âme intellectuelle, qui enferme la raison et la liberté, l’animal possède aussi une âme, mais qui ne comporte pas ces deux facultés, et que l’on appelle sensitive, et même les plantes sont supposées avoir une âme végétative.
Gassendi, dans sa Disquisitio…, éd. Rochot, p. 148 sq., écrit que si l’âme est une chose qui sent, il faut attribuer une âme aux bêtes : les bêtes ont leur raison. Il tente de prouver l’esprit des bêtes à partir des principes mêmes de Descartes : la chose qui pense est une chose qui sent ; la bête est une chose qui sent ; donc la bête est une chose qui pense ; d’autre part la chose qui pense est identique à l’esprit ; donc la bête est un esprit ou a un esprit. Si Descartes dit qu’elles ne pensent pas, c’est qu’elles n’ont pas de sensibilité.
Cela admis, l’idée selon laquelle les animaux manifestent par leur ingéniosité une sorte d’intelligence conduit à celle que les bêtes se servent de leur raison mieux que les hommes : voir notamment Girolamo Rorario, Quod animalia bruta ratione utantur melius homine libri duo, 1645, auquel le Dictionnaire de Bayle consacre un important article. Voir sur ce sujet Montaigne, Apologie de Raymond Sebond.
Les conséquences de cette thèse ne pouvaient être bien reçues dans les milieux catholiques. Non sans arrière-pensées, Charron raisonne comme suit : si l’on admet qu’il n’y a entre les bêtes et les hommes qu’une différence de degré, il faut soit que l’âme des hommes soit matérielle et mortelle comme celle des bêtes, soit que l’âme des bêtes soit immortelle. Jean de Silhon, De l’immortalité de l’âme, Discours VI, note que si l’on admet que les bêtes ont un principe de raison, et qu’elles ont une âme mortelle, on conclut que l’âme de l’homme est mortelle aussi. On remarque aussi que la thèse que l’âme des bêtes est semblable à celle de l’homme semble avoir pour conséquence que nous n’avons rien à craindre après la mort, ce qui détourne de la vertu.
Cureau de La Chambre, De la connaissance des animaux…, 1647, p. 2-3, cité in Busson Henri, La pensée religieuse…, p. 196, tout en accordant une intelligence supérieure aux hommes, dans la mesure où il sont capables de penser universellement alors que les animaux ne pensent que particulièrement, écrit : « certainement si l’on considère l’industrie merveilleuse avec laquelle les animaux font la plupart de leurs ouvrages, l’ingénieuse prévoyance qu’il ont à éviter le mal et à rechercher ce qui leur est utile, les ruses et les finesses dont ils se servent les uns contre les autres, la société et communication qu’ils ont ensemble, et tous ces exemples de prudence, de gratitude et de générosité qu’ils nous ont donnés et qui ont convaincu de si grands personnages, il est impossible que l’on ne croie ou du moins que l’on ne soupçonne que des actions qui paraissent si raisonnables ne soient conduites par la raison ».
Dans ses romans, Cyrano prend part à ce débat : il montre comiquement comment l’homme peut sans difficulté être pris pour une bête, et comment les arguments que l’on allègue en faveur de sa supériorité sur les bêtes peuvent facilement être renversés.
Surtout, les libertins trouvent là un moyen de contrebattre l’anthropocentrisme et de montrer qu’il n’y a qu’une différence de degré entre l’animal et l’homme et que l’homme n’exerce, contrairement à ce que dit la Genèse, aucune domination naturelle sur les animaux. Voir là-dessus l’excellent petit livre de Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 66 sq.
Cette question fait l’objet de discussions dans le monde, soit sous l’angle de l’intelligence des bêtes, soit sous celui de leur âme. On peut relire sur ce point la Lettre à Mme de La Sablière dans les Fables de La Fontaine.
Sans lui montrer sa grandeur.
Montrer : la difficulté de cette tâche est qu’il faut rendre la grandeur de l’homme, qui est aujourd’hui perdue, aussi évidente que sa misère, qui est aujourd’hui présente.
Cette solution conduit au désespoir.
Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.
Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse : cette solution conduit à l’orgueil et à la présomption. Sur la présomption, voir Contrariétés 2 (Laf. 120, Sel. 152).
Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre : cela aboutit à une totale ignorance de l’homme par lui-même, qui le laisse aller à la mort sans qu’il songe à lui-même ; c’est une forme de divertissement.
Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre : la formule résume la difficulté de la liasse Contrariétés ; il s’agit de faire comprendre au lecteur qu’il doit simultanément affirmer des thèses contraires ; Pascal n’explique pas encore à quelles condition c’est possible, et réserve cette explication pour la liasse A P. R.
Pour approfondir…
♦ Forme combinatoire du fragment
Pascal s’est toujours intéressé à la théorie et à la pratique des combinaisons. Il leur a consacré un petit traité dans le Triangle arithmétique, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1232 sq., et p. 1302 sq. Plusieurs fragments des Pensées sont construits sur une forme combinatoire plus ou moins complexe. On peut se reporter à l’étude de Meurillon Christian, “Les combinaisons pascaliennes ou les avatars de la pensée ternaire”, Équinoxe, 6, Rinsen Books, Kyoto, 1990, p. 49-68, particulièrement p. 61 sq., qui s’intéresse aux Pensées.
Voir par exemple
Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124).
Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135).
Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225) (connaissance de Dieu et de la misère), Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318) et Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321) (charnels et spirituels chez les chrétiens, les Juifs, et les païens).
Laf. 598, Sel. 495 (zèle et science).
Le fragment est construit sur une combinatoire emboîtée dans une autre :
I. Connaître la misère et ignorer la grandeur,
II. Ignorer la misère mais connaître la grandeur,
III. Ne connaître ni la misère ni la grandeur,
IV. Connaître la misère et la grandeur.
Cette combinatoire comporte quatre combinaisons, de sorte qu’on peut la considérer comme complète. Ce n’est pas toujours le cas chez Pascal.
Est-ce à proprement parler une gradation ? On peut considérer que le degré inférieur est celui de l’ignorance complète, et le degré supérieur celui de la connaissance conjointe de la grandeur et de la misère. Le fragment propose la hiérarchie suivante :
III. Ignorance de la grandeur et de la misère : le plus dangereux.
I. Connaissance de la misère et ignorance de la grandeur : dangereux.
II. Connaissance de la grandeur et ignorance de la misère : dangereux.
IV. Connaissance de la grandeur et de la misère : avantageux.
Le fragment comporte donc une gradation d’ensemble, mais les deux combinaisons intermédiaires, I et II, ne sont pas hiérarchisées l’une par rapport à l’autre. Il n’y a donc pas à strictement parler de gradation.
On peut essayer d’affiner. Je note, de manière à conserver les contraires :
Connaissance : C
Ignorance : Č
Grandeur : G
Misère : Ğ
Cela donne
Ignorance de la grandeur : ČG
Ignorance de la misère : ČĞ
Connaissance de la grandeur : CG
Connaissance de la misère : CĞ
Ce système de combinaisons est complet, excluant celles qui sont normalement à éviter dans la doctrine pascalienne des combinaisons,
celles qui comportent une répétition : CC, ČČ, GG, ĞĞ.
celles qui reposent sur la considération de l’ordre :
GČ qui redouble ČG
ĞČ qui redouble ČĞ
GC qui redouble CG
ĞC qui redouble CĞ
Jusque là, on demeure donc dans le cadre des combinaisons telles que les définit le Triangle arithmétique.
Mais on supprime aussi des combinaisons qui sont impossibles non en fonction des règles abstraites de la combinatoire, mais parce qu’elles sont contradictoires, donc absurdes :
Grandeur et misère : GĞ (misère et grandeur s’excluent)
Connaissance et ignorance : CČ (on ne peut pas à la fois connaître et ignorer).
On est donc sorti des strictes règles de la combinatoire telle que Pascal l’envisage en mathématiques.
Mais le fragment suppose que l’on forme des coupes avec les groupes en associant les groupes qui ne comportent pas de contradiction interne, et qui ne sont donc pas incompatibles.
Ignorance de la grandeur et ignorance de la misère : ČG ČĞ
Connaissance de la misère et ignorance de la grandeur : CĞ ČG
Connaissance de la grandeur et ignorance de la misère : CG ČĞ
Connaissance de la grandeur et connaissance de la misère : CG CĞ
On obtient donc des combinaisons de combinaisons :
Ignorance de la grandeur et ignorance de la misère : ČG + ČĞ
Connaissance de la misère et ignorance de la grandeur : CĞ + ČG
Connaissance de la grandeur et ignorance de la misère : CG + ČĞ
Connaissance de la grandeur et connaissance de la misère : CG + CĞ
On a donc affaire à un système de combinaisons qui tire son origine du Triangle arithmétique, mais qui suppose une réflexion pratique beaucoup plus avancée. Les Lettres de A. Dettonville témoignent en effet que Pascal n’a pas publié tout ce qu’il avait découvert dans le domaine de la combinatoire.
♦ Extension du problème dans la liasse Excellence de cette manière de prouver Dieu
La liasse Excellence s’achève sur un fragment qui complète le présent fragment en montrant comment il est possible d’éviter le double danger qui est signalé dans Contrariétés 3. Pascal se place alors dans la perspective religieuse, invoquant la personne de Jésus-Christ :
Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225). La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil.
La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir.
La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère.
La manière dont le Christ permet de faire connaître la misère de l’homme est expliquée dans un texte de la liasse Morale chrétienne :
Morale chrétienne 2 (Laf. 352, Sel. 384). La misère persuade le désespoir.
L’orgueil persuade la présomption.
L’incarnation montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu.
Pascal résume l’ensemble dans le fragment Morale chrétienne 4 (Laf. 354, Sel. 386) : Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là qui l’instruit de sa double capacité de recevoir et de perdre la grâce à cause du double péril où il est toujours exposé de désespoir ou d’orgueil.
Toutefois, au stade de Contrariétés, le lecteur n’a pas encore accès au point de vue religieux.
On trouve la même idée dans les Essais de Pierre Nicole : voir De la connaissance de soi-même, éd. Thirouin, p. 344. « Il n’y a que Dieu qui nous puisse donner une connaissance de nous-mêmes qui soit tempérée dans la juste proportion dont notre infirmité a besoin : celle que nous pouvons acquérir par des efforts purement humains étant quelquefois aussi dangereuse que l’ignorance même de notre état, parce qu’elle est capable de porter l’âme au découragement, et à une espèce de désespoir ; au lieu que celle que Dieu lui donne la soutient en même temps qu’elle la rabaisse, et ne l’abat jamais par la vue de ses misères, qu’elle ne la relève par la confiance en la miséricorde de Dieu. »