Dossier de travail - Fragment n° 4 / 35  – Papier original : RO 489-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 3 p. 191 / C2 : p. 1

Éditions savantes : Faugère I, 230, CLXXII / Brunschvicg 203 / Tourneur p. 300-1 / Le Guern 365 / Lafuma 386 / Sellier 5

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Bibliographie

 

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002.

JANSÉNIUS, Analecta in Proverbia, Ecclesiasten, Sapientiam, Habacuc, Sophoniam, 2e éd., Louvain, Hellegaerde, 1685.

LANCELOT Claude, Mémoires sur Saint-Cyran, éd. D. Donetzkoff, Paris, Nolin, 2003.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

 

 

Éclaircissements

Fascinatio nugacitatis.

 

Sagesse, IV, 12. Fascination de la frivolité. Sacy traduit : « Car l’ensorcellement des niaiseries obscurcit le bien, et les passions volages de la concupiscence renversent l’esprit même éloigné du mal ». Commentaire de la Bible de Port-Royal : « Comme le juste ne tâchait que de plaire à Dieu il en a été aimé, et une mort prompte a été la récompense de la pureté de sa vie. Dieu l’a enlevé de peur que les apparences trompeuses ne séduisissent son âme. Car il est aisé de fuir le vice lorsqu’il paraît avec sa laideur, ou de suivre la vertu lorsque sa beauté paraît à nos yeux. Mais ce qui rend le monde si dangereux, dit un saint, c’est que le vice et la vertu y ont pris les apparences l’un de l’autre, et qu’on les méconnaît d’une telle sorte que souvent sans que l’on s’en aperçoive, le vice trouve moyen de se faire honorer, et que la vertu devient méprisable. Tout ce qui paraît grand dans le siècle n’est qu’un jeu d’enfants : et cependant il se mêle dans ces bagatelles une malignité si contagieuse que l’Écriture l’appelle un ensorcellement. Car comme il y a dans les enchantements une vertu secrète qui s’élève au-dessus de la nature et qui fait des prodiges qu’on ne peut comprendre, ainsi cette vue et ce commerce du monde, dans les choses mêmes qui paraissent indifférentes imprime des taches et des obscurcissements dans les âmes, qui les rendent peu à peu esclaves de la concupiscence et des passions, d’une manière qui nous paraîtrait incroyable si nous n’en étions convaincus par l’expérience. »

Voir Jansénius, commentaire du Livre de la Sagesse dans Analecta in Proverbia, Ecclesiasten, Sapientiam, Habacuc, Sophoniam, 2e éd., Louvain, Hellegaerde, 1685, p. 210 : « Fascinatio enim nugacitatis, id est, decantatio seu judicii obtenebratio par quam nugae et res frivolae hujus mundi mentis oculis velut fascino perstrictis, majori amore et admiratione dignae apparent, quam rei veritas ferat ». Traduction : « La fascination de la frivolité, c’est-à-dire l’ensorcellement ou l’obscurcissement du jugement par les bagatelles et les choses frivoles de ce monde paraissent au yeux de l’esprit resserrés comme par un maléfice, dignes de plus d’amour et d’admiration que cela n’est vrai ».

Lancelot Claude, Mémoires sur Saint-Cyran, Deuxième partie, chapitre 9, éd. Donetzkoff, p. 226 : « [Saint-Cyran] savait qu’il y a dans l’âme une niaiserie qui l’ensorcèle, fascinatio nugacitatis, comme dit l’Écriture, qui fait que, quelque séparé qu’il soit, il s’occupe de lui-même, se multiplie et se divise, et que souvent il est moins seul que s’il était au milieu d’une multitude ».

Arnauld Antoine, Lettre à Saint-Cyran du 24 décembre 1638, Œuvres, I, éd. d’Arnay, p. 2-3, cite la formule « fascinatio nugacitatis obscurat bona ». Passage mentionné dans Sainte-Beuve, Port-Royal, II, V, Pléiade, t. 1, p. 511. Lettre d’Antoine Arnauld à Saint-Cyran, de la veille de Noël 1638. Sainte-Beuve traduit par enchantement de la bagatelle.

L’insignifiance des occupations des hommes et le peu de chose qui suffit à les changer font l’objet de plusieurs fragments des Pensées.

Dossier de travail (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus.

Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre. C’est le plaisir même des rois.

Vanité 30 (Laf. 43, Sel. 77). Peu de chose nous console parce que peu de chose nous afflige.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Divertissement. Tout le fragment montre que l’homme attache son attention à des objets insignifiants pour oublier l’essentiel, sa condition faible et mortelle.

Laf. 632, Sel. 525. La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, marque d’un étrange renversement.

Ce renversement dans l’ordre d’importance des choses est expliqué, dans le fragment Commencement 13, par l’effet surnaturel d’un appesantissement de la main de Dieu.

Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu.

La même idée se retrouve dans le grand développement de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu’il y ait un étrange renversement dans la nature de l’homme pour faire gloire d’être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu’une seule personne puisse être. Cependant l’expérience m’en fait voir un si grand nombre, que cela serait surprenant si nous ne savions que la plupart de ceux qui s’en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l’emporté. C’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug, et qu’ils essayent d’imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s’abusent en cherchant par là de l’estime. Ce n’est pas le moyen d’en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des choses et qui savent que la seule voie d’y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux et capable de servir utilement son ami, parce que les hommes n’aiment naturellement que ce qui peut leur être utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme qu’il a donc secoué le joug, qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu’il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu’il ne pense en rendre compte qu’à soi-même ? Pense-t-il nous avoir porté par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie ? Prétendent-ils nous avoir bien réjoui, de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose à dire gaiement ? et n’est-ce pas une chose à dire tristement, au contraire, comme la chose du monde la plus triste ?

 

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Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie.

 

Commencement 9 (Laf. 159, Sel. 191). Si on doit donner huit jours de la vie, on doit donner cent ans.

Preuves de Moïse 3 (Laf. 293, Sel. 324). Si on doit donner huit jours, on doit donner toute la vie.

Prophéties 5 (Laf. 326, Sel. 358). Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose.

Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 353 sq. Sur le raccourcissement et l’anéantissement du temps à l’égard de l’éternité qui est, selon Pascal, la supposition dans laquelle vit le chrétien : p. 355. Huit jours et cent ans sont une même chose : p. 354. Le cachot : p. 354-355. Par rapport à ce que fait saint Augustin de ce thème, Pascal ajoute une dimension tragique : p. 355.

Cette maxime explique pourquoi, dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), Pascal a supprimé les « suppositions » intermédiaires selon lesquelles le fait que l’on puisse vivre plus ou moins longtemps devait inspirer un certain mode de vie : à partir du moment où huit jours et cent ans sont équivalents, ces suppositions n’avaient plus lieu d’être.

Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.

Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.

1. Si on pouvait y être toujours.

2. S’il est incertain si on y sera toujours ou non. (barré verticalement)

          Faux. (barré verticalement)

3. S’il est sûr qu’on n’y sera pas toujours mais qu’on soit assuré d’y être longtemps. (barré verticalement)

4. s’il est certain qu’on n’y sera pas toujours et incertain si on y sera longtemps. (barré verticalement)

5. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.

Cette dernière supposition est la nôtre.