Preuves par discours I – Papier original : RO 3-1 r° / v° et RO 7-1 r° / v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 30 à 32 p. 201 à 207 v° / C2 : p. 411 à 417 v°
Éditions de Port-Royal :
Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janv. 1670 p. 21 / 1678 n° 6 p. 19
Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire : 1669 et janv. 1670 p. 53-61 / 1678 n° 1 et 2 p. 55-62
Chap. IX - Injustice et corruption de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 73-74 / 1678 n° 5 et 6 p. 74-75
Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 267 et 273-274 / 1678 n° 58 p. 259 et n° 80 p. 266
Éditions savantes : Faugère II, 163, I / Havet X.1, X.1 bis, XXV.38, XXV.91, XXIV.2, XXIV.56, XI.4 ter, XXV.39, XXV.39 bis, XXIV.5, XI.9 bis / Brunschvicg 233, 535, 89, 231, 477, 606, 542, 278, 277, 604 / Tourneur p. 307 / Le Guern 397 / Lafuma 418 à 426 (série II) / Sellier 680 (Discours de la Machine)
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du Discours 1. Généralités. 2. Infini rien. [...] connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature. 3. Parlons maintenant selon les lumières naturelles. [...] l’infini à gagner. 4. Cela est démonstratif, [...] vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné. Analyse du texte N’y a-t-il point une vérité substantielle... Analyse du texte On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts... Analyse du texte La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit... Analyse du texte Croyez‑vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ?... Analyse du texte Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment... Analyse du texte Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux... Analyse du texte C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi... Analyse du texte Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point... Analyse du texte La seule science qui est contre le sens commun...
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♦ Nature du fragment
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 279 sq. Fonction du pari. Sur le sens apologétique du pari, voir p. 287 sq.
♦ Date de rédaction
Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, p. 34 sq. Le Guern propose 1655, en raison de la proximité technique avec les traités sur les partis : p. 35.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 249. Synthèse sur les dates proposées par Boutroux (1654), Strowski (1657), Brunschvicg (1658).
Les dates de 1654-1655 ne se justifient que par le principe que Pascal a certainement composé le texte sur le pari à la même époque que ses travaux sur les partis. L’argument n’est pas recevable. Pascal a poursuivi ses travaux sur les partis largement après l’impression du Traité du triangle arithmétique : voir l’article d’Ernest Coumet, “Sur le calcul ès jeux de hasard de Huygens : Dialogues avec les mathématiciens français (1655-1657)”, in Huygens et la France, Paris, Vrin, 1982, p. 123-139. Voir les textes fournis dans OC III, éd. J. Mesnard, p. 828-867, qui montrent que Pascal a poussé ses recherches sur les partis jusqu’en mars 1657.
L. Brunschvicg pense à l’année 1658 parce que, selon la Préface de l’édition de 1670, qui révèle que Pascal a exposé son projet apologétique au cours d’une conférence donnée à Port-Royal, il ne mentionne pas l’argument du pari, de sorte que le texte n’a pu être composé qu’après cette conférence. Sur cette conférence, qui a dû avoir lieu en mai 1658, voir les indications fournies dans le dossier général de la liasse A P. R. Le caractère assez peu précis de la Préface ne permet cependant pas de considérer cet argument comme indiscutable. Le Discours de Filleau de la Chaise n’apporte pas non plus d’indication sûre.
Antony McKenna, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 47 sq., remarque que la Logique de Port-Royal contient un dernier chapitre qui développe un argument assez proche de celui de Pascal, qui aurait été composé par Pierre Nicole, peut-être à partir de souvenirs de la conférence de Port-Royal. L’hypothèse n’est pas invraisemblable, d’autant plus que le raisonnement de la Logique est assez fautif (voir la Logique (éd. de 1664), IV, XV, éd. Descotes, Champion, p. 615-622. Si tel est le cas, la date de 1658 serait soutenable. Mais comme la Logique a été achevée d’imprimer début juillet 1662, il reste toujours possible que Pascal ait parlé de l’argument du pari à ses amis après 1658.
H. Gouhier a pressenti que seul serait décisif l’examen du papier du manuscrit original ; mais les travaux de Pol Ernst ne permettent pas de résoudre le problème.
♦ Faut-il chercher des sources à l’argument du pari ?
Les recherches sur d’hypothétiques sources qui auraient pu servir d’inspiration à Pascal ont révélé de nombreux précédents, sans que l’on ait pu arriver à des résultats très probants. L’idée qu’il faut expliquer les termes parier, gager et jouer par des « influences » a quelque chose de dérisoire. La lecture du Triangle arithmétique et de la correspondance de Pascal avec Fermat devrait suffire à faire comprendre que Pascal n’avait besoin ni de Charron ni d’Arnobe pour former l’idée du pari et en développer les conséquences. Les nombreuses sources prétendues montrent qu’en fait, la forme la plus simple de l’argument faisait partie de l’ager publicus. Elles ont en commun de ne pas dépasser la forme élémentaire du raisonnement. L’originalité de Pascal tient surtout au traitement plus rigoureux et à une mise en œuvre particulièrement complexe du raisonnement.
Pour approfondir…
Études générales sur les diverses versions de l’argument du pari
Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954, p. 206 sq. État (partiel) des diverses formes que prend l’argument du pari chez les différents auteurs d’apologies de la religion chrétienne.
Busson Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933.
Busson Henri, La religion des classiques, Paris, Monfort, 1948, p. 334 sq. et p. 342 sq.
Monod Albert, De Pascal à Chateaubriand, Les défenseurs français du Christianisme de 1670 à 1802, Paris, Alcan, 1916.
Orcibal Jean, “Le fragment “Infini rien” et ses sources”, in Pascal, l’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Minuit, Paris, 1956, p. 159-195.
Alexandre d’Aphrodise et le pari
Lenoble Robert, Mersenne ou la naissance du mécanisme, p. 257. Renvoi au De fato et libero arbitrio, ch. XII, il montre qu’il est plus avantageux et plus sûr de ne pas croire au destin que d’y croire ; donc mieux vaut ne pas y croire.
Arnobe et l’argument du pari
Arnobe, Contre les Gentils, I, 4. « Nonne purior ratio ex duobus incertis et in ambigua expectatione pendentibus, id potius credere quod aliquas spes ferat, quam quod omnino nullas ».
Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, p. 43-44. Arnobe cité par le Dictionnaire de Bayle, cité d’après l’édition Havet : « Mais le Christ ne prouve pas la vérité de ses promesses. Cela est vrai ; car il n’y a pas de preuve possible de ce qui est à venir. Mais si telle est la condition des choses futures, qu’elles ne peuvent être atteintes ni saisies par aucune appréhension anticipée, le parti le plus raisonnable, entre deux opinions douteuses, et dans l’attente d’un événement incertain, n’est-il pas d’adopter celle qui donne des espérances plutôt que celle qui n’en donne pas ? D’un côté en effet, nul risque, si ce qu’on nous montrait comme prochain s’évanouit, et nous fait faute, de l’autre, le préjudice est énorme, car c’est la perte du salut, s’il se trouve, quand le terme arrive, qu’on ne nous a pas trompés ».
Examen critique des apologistes de la religion chrétienne attribuable à Jean Lévesque de Burigny, chapitre XIII, « Réflexions sur l’argument qu’il faut toujours prendre le parti le plus sûr », édition critique par Alain Niderst, p. 307-312.
GEF XIII, p. 163.
Bernardin Ochin (1487-1564)
Bernardin Ochin, in Bertrans-Barraud, Les idées philosophiques de B. Ochin, p. 49, cité in Busson, op. cit., p. 547 sq. « Pour ceux qui doutent de l’immortalité de l’âme, quand ils arrivent à la mort, trouver une autre vie ou ne pas la trouver, c’est comme jouer sa chance ; mais de même que celui-là serait un sot qui dans un jeu de hasard jouerait tout son bien, alors qu’il est riche, contre une ombre vaine, de même et plus encore, est stupide celui qui en vivant dans le péché se met en péril, s’il y a une autre vie, d’aller pour toujours au gouffre infernal... Les plaisirs et les déplaisirs du monde ne se peuvent en aucune façon comparer à la félicité des bienheureux...Tu diras : si pourtant il n’y avait pas une autre vie, je me trouverais avoir perdu ce monde et l’autre... »
Pomponazzi (1462-1525) et le pari
Lenoble Robert, Mersenne ou la Naissance du Mécanisme, Vrin, Paris, 1943, p. 257. Renvoi au De fato, I, ch. XII, p. 452-453. « Si anima est mortalis, et credimus eam esse imortalem, falsum credimus, et post mortem nihil mali sequitur : si vero anima est immortalis, et credimus eam esse mortalem, falsum credimus, et post mortem supplicium sequitur. De hoc ergo absolute magis est credendum, animam esse immortalem quam mortalem, quod minime tamen ipse voluit credere ». L’argument d’Alexandre d’Aphrodise est donc un pur jeu rhétorique. Alexandre a voulu définir quelle serait la voie la plus sûre ; mais de son aveu même, les deux termes de l’alternative sont loin d’avoir le même degré de probabilité : p. 446-455. « Dicimus tamen ut nobis videtur, argumentum fortassis teneret ubi ambo contradictoria essent possibilia et aequaliter dubia. Verum si una pars est certa et necessaria et alia impossibilis, argumentum nullum est. Nam apud Alexandrum impossibile est, animam esse immortalem, certumque erat sibi, ipsam esse mortalem » : p. 453.
Hurtado de Mendoza (1578-1651)
Provinciales, éd. Cognet, p. 118, n. 3. Jésuite, auteur d’un traité De tribus virtutibus theologicis, Salamanque, 1631.
Hurtado de Mendoza, De anima, Disp. XVIII. Sect. 1. 6-7, 1617, cité in Busson Henri, La pensée religieuse de Charron à Pascal, p. 550-551. « Allons donc, vois avec quelle bêtise tu traites la plus grave des affaires et t’occupes de toi et de tes intérêts. Si tu te trompes en estimant l’âme mortelle, après la mort tu seras soumis à un tourment éternel. Car tu mènes une vie bien criminelle et n’expies, ni ne songes à expier tes péchés, ni ne crois cette expiation possible ou utile : ainsi tu seras puni de tes vices, éternellement. L’âme immortelle se présente en effet devant Dieu le juge, et beaucoup mourront sans avoir expié leurs péchés contre Dieu et ses lois ; ainsi selon ton opinion, tu périras éternellement, à moins que l’âme ne soit mortelle. Au contraire dans mon hypothèse de l’immortalité de l’âme l’homme acquiert le bonheur éternel : car il s’y prépare en réglant ses actions par la raison. - Or compare les pertes auxquelles tu t’exposes dans l’une ou l’autre hypothèse. La mienne t’enlève seulement quelques plaisirs de la vie, courts, fugitifs, incertains, communs aux hommes et aux bêtes ; en revanche elle te promet beaucoup de biens, dont tu peux jouir avec l’assentiment de la divinité. Ton opinion elle, me donne ces plaisirs ; mais elle m’enlève l’espoir du bonheur éternel qui rend heureux les hommes dès cette vie ; elle m’enlève (donc) le bonheur même et me menace de tourments éternels. Considère, ainsi, combien il est plus prudent de se croire immortel, et pour ne pas s’exposer à la damnation éternelle, de renoncer à ces voluptés passagères, puériles, bestiales ; encore pas à toutes, à celles-là seulement que les lois (la religion) interdisent... Si tu étais commerçant ou homme d’affaires, tenterais-tu la fortune en risquant tout ton avoir pour un maigre gain ? Le commerçant prudent ne risque pas une grosse fortune sur un gain nul, mais il balance ses chances de façon que l’enjeu à gagner ne soit pas moindre que le risque de perte ».
Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 206.
Un manuscrit du milieu du XVIIe siècle
Ms. Mazarine, N° 3559, Fol. 288, v°, cité in Busson, p. 555-556. « Toutefois voici comment nous raisonnons comme les impies : Il se peut qu’il y ait après cette vie une vie éternelle ; il se peut qu’il n’y en ait point. S’il n’y en a pas, le juste risque peu de chose, car il n’expose que des plaisirs caducs, transitoires et de nulle valeur en regard d’une éternité de vie ; mais s’il y en a une, quelle sera, dis-moi, la situation de l’impie ? Ne sera-t-il pas tourmenté éternellement ? Ne met-il pas en enjeu une éternité ? Il est donc prudent de vivre comme si l’on attendait l’éternité... Tu répondras ; il n’est pas prudent du tout de laisser le certain pour l’incertain. Or les biens de cette vie sont certains, ceux de l’autre incertains et en espérance seulement. Ergo. Je réponds en distinguant la majeure. L’homme prudent ne laisse pas le certain pour l’incertain, lorsque le certain est de même valeur que l’incertain, soit. Mais lorsque le certain est de très peu de valeur, et l’incertain pour ainsi dire d’un prix infiniment plus grand, je le nie. Certes celui qui au jeu de hasard appelé vulgairement loterie risque un sou pour gagner cent mille sous, ne peut être taxé d’imprudence ; et pourtant il joue le certain pour l’incertain ; car il est prudent de risquer un petit enjeu pour une grande chance. Tous les hommes prudents le font sans cesse lorsqu’ils entreprennent des travaux certains, des périls certains, des inquiétudes certaines, pour acquérir des récompenses, des dignités, des richesses. (Jouerais-tu un sou pour devenir roi de France ?) Assurément si tu refusais de risquer un sou pour être roi de France, on te jugera non seulement imprudent, mais insensé et fou. Fou donc aussi qui préfère les biens de ce monde dont l’infériorité aux biens éternels est infiniment plus grande que celle d’un sou au trône de France, fou qui les préfère parce qu’ils sont certains au royaume éternel sous prétexte qu’il est incertain. »
Richeôme (1544-1625) et l’argument du pari
Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 210.
Pierre Charron (1541-1603) et le pari
Orcibal Jean, “Le fragment Infini rien et ses sources”, in Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Paris, Minuit, 1956, p. 159-195. Voir p. 165 sq. et p. 168, la mise en parallèle du texte de Pascal avec celui des Trois vérités de Charron. Conclusion de la première Vérité : « Bref au pis aller, il n’y peut avoir aucun danger à croire en Dieu et une providence : car quand bien l’on se serait mécompté, quel mal en peut-il advenir ? Qui nous en peut faire repentir, qu’il n’y a aucune souveraine puissance au monde, à qui il faille après rendre compte, ni qui se soucie de nous ? Mais au contraire, quel hasard court celui qui mécroit, et en mécroyant quelle horrible punition à celui qui se mécompte » : p. 171. Orcibal voit dans ce passage la source du Si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien : p. 171. Il n’y a pas de calcul dans Charron : p. 172.
Silhon (c. 1596-1667) et l’argument du pari
Sur Jean de Silhon, voir Thuau Etienne, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, p. 263 sq. Voir une biographie p. 264.
Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre I, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration (...), p. 228 sq. « Voire plus il y a des opinions qui obligent à agir tant qu’elles seront opinions, et qu’il n’y aura point de démonstration physique, ni de démonstration morale du contraire. Quand ces propositions qu’il y a un Dieu, qu’il n’y en a point ; que l’âme humaine est immortelle, et qu’elle ne l’est pas, seraient également douteuses et également ambiguës, quand l’entendement ne trouverait pas plus de jour aux unes qu’aux autres, si est-ce que la raison veut et la prudence le conseille, qu’en l’action on suive le parti le plus sûr, qu’on ait de la religion et de la piété, qu’on se préparer pour une autre vie, puisqu’en une telle élection il n’y a point de risque à courir, ni à craindre s’il n’y a point de Dieu, et si l’âme humaine est mortelle, et qu’on hasarde beaucoup dans le parti contraire, et qu’on s’expose à un dernier malheur, et à une juste punition, si tant est qu’il y ait Dieu, et que l’âme humaine soit immortelle » : p. 228-229.
Popkin Richard, Histoire du scepticisme d’Érasme à Spinoza, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 214 sq.
Antoine Sirmond (1591-1643) et l’argument du pari
Antoine Sirmond (1591-1643), né à Riom, neveu de Jacques et frère de Jean Sirmond. Entré à la Compagnie de Jésus en 1608 ; c’est un des premiers académiciens.
Sirmond Antoine, Démonstration de l’immortalité de l’âme, tirée des principes de la nature, fortifiée de ceux d’Aristote, Paris, Soly, 1637, p. 458-462.
« Ma raison est celle-ci. Il n’est point homme de bon sens, qui n’aimât mieux perdre un jour ou une heure de ses plaisirs, que risquer une éternité de bonheur, ou qui ne choisît d’endurer présentement une piqûre d’épingle l’espace d’un quart d’heure, plutôt que de se mettre en danger d’un tourment, qui n’aurait ni de modération en sa rigueur, ni de bornes en sa durée. Comparez les biens et les maux de cette vie avec ceux qui sont à craindre, ou à espérer en l’autre, en cas qu’il en soit une autre, et vous trouverez qu’il n’y a non plus de proportion entre les extrémités de cette comparaison, qu’entre les lots et les partages de ce choix. Qu’arrive-t-il dont à l’homme vicieux ? Il aime mieux jouir du présent que s’attendre à l’avenir. Et si l’avenir l’accueillît autrement qu’il ne pense, si son âme se trouve arrêtée au sortir du corps, et obligée à subsister au milieu des peines qu’elle aura méritées. Quelle sera sa condition ? Certes, d’hériter un malheur éternel, qu’elle pût acheter au prix d’un peu de peine en l’exercice de quelques vertus contraires à son humeur. Qu’il aille donc raisonnant et disant en soi-même dès astheure [sic]. Si je meurs tout entier, quand je quitte la dépouille du corps, mon partage sera d’avoir évité des maux en cette vie, et d’avoir embrassé de ses biens, autant que j’aurai pu. Du surplus, je n’aurai plus rien à craindre ni à espérer, hors de l’expérience d’une soixantaine ou centaine d’années, qui auront tout au plus roulé dessus ma tête. Que si au contraire, il m’echet de rencontrer après la mort, un pays où l’on vive plus longtemps qu’on ne fait ici, je me verrai condamné à un tourment intolérable en sa pesanteur, et infini en sa durée. Que prétends-je faire là-dessus ? C’est s’exposer pour un jamais. De changer de vie ? C’est quitter ce que je tiens, pour prendre ce que peut être, je ne rencontrerai point du tout. Quelle résolution donc ? Il est vrai que l’assurance du présent vaut mieux que l’incertitude de l’avenir, lorsque d’ailleurs il y a quelque proportion entre les deux. Mais où il s’agit d’une vie, d’une mort éternelle, quelle apparence d’avoir égard à une vie, à une mort temporelle ? Je veux que celle-là soit aussi incertaine en son être futur, que celle-ci a son être présent et assuré. Si les attraits de la volupté m’emportent au-delà de la raison, si le visage austère que je me figure en la vertu, me détourne du service que je lui dois. Je pourrai tout au plus vivre pour quelque temps aux plaisirs passagers, sans règle, et sans mesure ; et m’exempter de la mort assez fréquente, dont il faut que les sens gémissent sous l’empire de la raison pour l’acquit du devoir, qu’elle leur prescrit. Mais ce ne sera pas sans danger, ou pour mieux dire sans assurance de perdre une félicité, et encourir une infélicité qui ne prendra jamais fin, si je suis né de condition autre que celle des bêtes. Au rebours, si je veux me commander l’obéissance qui est due à un Dieu tout bon, tout sage, tout puissant, si je veux m’affranchir de la captivité et servitude de mes passions. Il est vrai ; je ne prendrai des plaisirs de la bête, que ceux qui ne m’ôteront l’avantage, que j’ai au dessus d’elle ; et force me sera d’étouffer un grand nombre de passions désordonnées, autant qu’elles aient gagné à leur parti, la raison supérieure. Mais aussi, j’aurai l consolation d’attendre une vie heureuse en tout sens, et de m’exempter d’un désespoir éternel, en ces que l’éternité soit. O Dieu, quelle inégalité, de jouissance à jouissance ? Jouir de la créature pour un moment et jouir du Créateur pour un jamais : souffrir les lois de la nature pour une heure ou deux, et souffrir les rigueurs d’un Dieu offensé, qui prend sa cause en main, pour des siècles à millions, à toujours recommencer et jamais ne finir. Vrai Dieu, quelle disproportion ! Il serait donc plus que raisonnable de vouloir suivre le train de la vertu, et mériter le ciel, quand même il n’y aurait aucune preuve naturelle de l’immortalité de l’âme, et de l’éternité, qui ne souffrît quelque repartie. A plus forte raison, est-il à propos que nous en prenions la résolution ; puisque nous n’avons point de réponse à la démonstration qu’uon nous offre ici, sur cette vérité, dira volontiers quelqu’un en se reconnaissant ».
Sirmond Antoine, De immortalitate animae, Epilogus, p. 392-395 (1634 et 1637), traduit in Busson, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, p. 552-554.
« Aucun homme de bon sens jouant avec un partenaire aussi habile que lui, ne veut jouer aux dés, à la balle, ou à tout autre jeu pour gagner un denier, s’il gagne, et perdre, en cas de perte, un royaume très riche et éternel… Si tu t’adonnes au vice et que le sort (c’est lui le maître, indifférent à ces deux solutions, selon les conditions de notre argumentation) et que le sort, donc, tire l’immortalité de l’âme, quelle sera ta condition sortir de cette vie ? N’auras-tu pas accepté cent vingt ans au maximum de volupté…, pour perdre une éternité de bonheur ? L’espace de notre vie lorsque tu le mets dans l’autre plateau de la balance, en face d’une éternité de bonheur, ne te semble-t-il pas, si tu connais la valeur des choses, que ce plateau s’élèvera en l’air tout comme si ayant parié un monceau d’or pour un beau royaume, tu y substituais un denier ?
… Misérable, malheureux que je suis... combien ma conduite est inférieure à celle du juste, mon partenaire !
Nous vivons de telle sorte que s’il y a une autre vie, il recevra du Dieu rémunérateur de tous les gens de bien, pour quelques jours de travail facile où il se sera adonné a une vertu qui n’est point désagréable, un repos glorieux, heureux et éternel ; si au contraire nous de vous en mourant perdre tout, alors il comprendra que le peu de temps qui lui avait été donné pour s’amuser à son gré s’est évanoui pour toujours ; mais que pour le reste il n’a rien a craindre.
Moi, au contraire, après quelques années de honte, souillées de la bave de toutes les voluptés, s’il faut perdre a la fois la vie de l’âme et celle du corps, je ne regretterai pas, il est vrai, mon labeur passé, je penserai plutôt aux loisirs et à 1’oisiveté ; mais je n’aurai aucun espoir de consoler jamais, si peu que ce soit, de l’amère et fatale perte des biens présents. Mais si la fin de cette vie est le commencement d’une seconde vie et plus longue, hélas, trois, quatre fois malheureux ! Les supplices éternels et intolérables de la vengeance divine seront la punition de la licence effrénée de quelques courtes journées ; il me faudra renoncer à un bonheur sans mesure et sans fin que j’aurais pu acquérir au prix d’une vie honnête. Enfin considérons ce qui compte le plus pour le bonheur : mon âme se connaît maintenant au moins comme dans le clair-obscur de la nuit. Un jour peut-être, avec le jour naissant, elle pourra se contempler dans sa nudité, et sans voile (notre démonstration le montre assez vraisemblablement, sans me flatter) ; alors il je suis perdu et chassé d’une félicité éternelle ; ma vie de crimes me plongera aussitôt dans une incomparable misère. Tandis que le juste, sage, à supposer même que son espérance ne repose ni sur l’autorité divine et humaine, ni sur des raisons auxquelles je ne sais que répondre, à supposer que le témoignage de sa conscience le trompe et 1’abandonne au milieu de sa course et que son âme ne puisse se voir un jour au grand jour, son âme qu’il voit à peine dans l’ombre ; alors le pire ennui qu’il en aura, ce sera d’avoir préféré conduire sa vie par la raison que par les sens. D’ailleurs le sort doit-il nous donner quelque chose après la mort ou rien, avec beaucoup de chicane et d’opiniâtreté mettons que ce soit douteux. Qui pèsera cette alternative dans le calme, ne faut-il pas s’attendre a ce qu’il change de vie, dise adieu à la volupté et à la vanité ! »
Nicolas Caussin (1583-1651) et l’argument du pari
Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 210.
Marin Mersenne (1588-1648) et l’argument du pari
Mersenne Marin, L’impiété des déistes, Préface éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 67-68. « Savent-ils pas qu’ils ne courraient aucun danger, encore qu’ils crussent tout ce qu’enseigne la foi Chrétienne, bien que toutes ses doctrines fussent imaginaires, et controuvées ? car si nos âmes sont mortelles, comme dit l’auteur de ce poème que je réfute, quand il tourne en risée les saintes cérémonies de nos pompes funèbres, nous ne serons pas punis pour avoir cru qu’elles étaient immortelles, il n’y aura non plus de punition pour ceux qui croient que Dieu est très juste, et qu’il y a un enfer pour les méchants, quand bien il n’y aurait point ni de Dieu, ni d’enfer. De sorte que les Catholiques sont assurés (de quelque côté qu’on les prenne) qu’ils suivent le meilleur chemin, et tiennent la vérité la plus certaine, et la plus avantageuse, laquelle néanmoins ne leur interdit aucune récréation honnête, et raisonnable. »
Lenoble Robert, Mersenne ou la Naissance du Mécanisme, Vrin, Paris, 1943, p. 256 sq.
Yves de Paris (c. 1590-1678) et l’argument du pari
Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 210.
Huet et l’argument du pari
Orcibal Jean, “Le fragment “Infini rien” et ses sources”, in Pascal, l’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Minuit, Paris, 1956, 478 p., p. 171 sq. Le plus intéressant est à la note 75 de la p. 181, sur les renvois de l’exemplaire des Trois vérités ayant appartenu à Huet et son édition des Pensées.
McKenna Antony, “Huet et Pascal”, XVIIe siècle, 147, avril-juin 1985, p. 135-142.
Locke sur l’argument du pari
Hacking Ian, L’émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002, p. 109 sq.
Leibniz sur l’argument du pari
Hacking Ian, L’émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002, p. 110.
Lønning, Cet effrayant pari, p. 140. Interprétation de Leibniz.
Coumet, La théorie du hasard..., p. 585. Renvoi à Leibniz, lettre à J. F. de Hanovre de 1678 à peu près. Le pari ne résout rien de ce qu’on doit croire, il ne propose qu’une attitude avantageuse.
Michel Mauduit sur l’argument du pari
Mauduit Michel, Traité de religion contre les athées, les déistes et les nouveaux pyrrhoniens, éd. HYUN Mi-ae, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 1996.
Condorcet sur l’argument du pari
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 160.
Laplace sur l’argument du pari
Laplace Pierre Simon, Essais philosophique sur les probabilités, 5 éd., éd. Thom-Bru, Paris, Bourgois, 1986, p. 185.
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 160.
Perrin Yvette, “Les probabilités au service des sciences morales, Blaise Pascal et Pierre Simon Laplace”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 34, 2012, p. 22-27.
Châtellier Louis, Les espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, Paris, Aubier-Flammarion, 2003, p. 191 sq.
Havet critique de l’argument du pari
Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 157 sq.
♦ Ce que démontre l’argument du pari, et ce qu’il ne démontre pas
L’argument du pari ne démontre pas et ne peut pas démontrer l’existence de Dieu. Il repose expressément sur le principe que l’existence de Dieu est indémontrable par raison. Voir Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 41.
L’argument du pari est dénué de toute signification théologique. La seule conclusion théorique que le fragment établisse est l’impossibilité d’échapper au dilemme pour ou contre Dieu. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 315. Voir plus bas, sur l’expression vous êtes embarqué. Mais il ne prouve pas l’existence de Dieu. Il repose au contraire sur le principe que l’existence et la non existence de Dieu sont également hors de portée de la raison naturelle.
Mesnard Jean, Pascal devant Dieu, p. 41. Le seul critère étant la félicité, l’argument porte sur des modes de vie. Sa signification est purement pratique.
Gouhier Henri, Commentaires, p. 279-281. L’argument est démonstratif dans le calcul, mais il ne prouve rien sur la réalité ; il éclaire seulement notre conduite du point de vue pratique.
C’est ce que conclut Leibniz : voir Coumet Ernest, “La théorie du hasard est-elle née par hasard ?”, Annales, 1970, p. 585, qui cite la lettre de Leibniz à J. F. de Hanovre de 1678 à peu près. Le pari ne résout rien de ce qu’on doit croire, il ne propose qu’une attitude avantageuse. Sur l’interprétation de Leibniz : voir Lønning Per, Cet effrayant pari, p. 140.
L’interprétation de Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal, p. 73, est assez proche : l’argument vise à conduire l’incroyant à se comporter comme un chrétien.
L’argument de Pascal ne montre pas que l’on doit avoir la foi. Le pari ne se confond pas avec l’acte de foi, en quelque sens qu’on l’entende, ni comme acte spirituel, ni comme fin de l’apologétique.
Par définition même, l’idée que le chrétien puisse parier est contradictoire. Par définition en effet l’acte du pari présuppose l’incertitude : on ne peut parier que si l’on ignore de quel côté, pile ou face, tombera la pièce lancée en l’air. C’est bien le cas de l’agnostique qui ne sait si, à sa mort, il rencontrera le néant ou un Dieu mécontent. Mais le chrétien n’a aucune incertitude, puisque l’assurance que la foi du cœur lui donne relativement à l’existence de Dieu n’enferme aucun doute. Non seulement il ne parie pas, mais le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas : il se trouve pour ainsi dire d’emblée placé hors du cadre de l’argumentation par le fait que Pascal montre dès le commencement que la raison ne peut prouver ni l’existence de Dieu, ni sa non existence. L’argument du pari ne concerne en aucune manière le chrétien.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 41. Le pari ne peut pas être assimilé à un acte de foi en Dieu. Le chrétien n’est pas un homme qui parie : nulle part cette idée n’est exprimée dans le texte. Pour Pascal, l’affirmation de Dieu résulte d’une connaissance, par la foi pour son existence, par la gloire (par la vie éternelle) pour sa nature. La nécessité de recourir à des connaissances surnaturelles consacre l’insuffisance du pari, qui est évidemment incapable de les procurer.
Par suite, toute interprétation qui fait du pari l’acte par lequel le chrétien opte pour Dieu, comme c’est le cas de L. Goldmann dans Le Dieu caché, repose sur un contresens.
On lit parfois que l’acte de foi du chrétien est une sorte de pari, qui serait comparable à la décision qui, dans l’ordre purement humain de la politique, serait comparable à l’engagement militant dans un parti (c’est à peu de chose près l’interprétation que L. Goldmann donne de l’acte du pari dans Le Dieu caché). Ce pari du chrétien est alors interprété comme un pari d’un genre spécial, différent de celui de l’incrédule en ce que c’est un pari qui s’ignore, par lequel le chrétien, dupe d’une certitude purement subjective, ne s’apercevrait pas que son attitude est « objectivement » un pari. Cette interprétation n’est pas recevable. Outre que l’on voit mal ce que signifie un pari inconscient, elle rabat la condition du chrétien sur celle de l’incrédule, en supposant que tout homme, quel qu’il soit, doit être confronté aux mêmes doutes que ce dernier. Cela suppose que la seule source d’information dont dispose l’homme sur l’existence de Dieu est la raison naturelle, et qu’une révélation certaine de foi est impossible. Or c’est précisément cela qui est en question. Les données initiales de l’argumentation posent que par raison naturelle, on ignore si Dieu est ou non, et s’il ne se révèle pas à certains hommes par la foi. L’agnostique n’a aucun droit de considérer que son ignorance, peut-être purement individuelle, est de droit celle de l’humanité entière.
De toute manière, l’acte de foi n’est pas un acte qui dépende de la volonté de l’homme comme c’est le cas d’un pari ; c’est toujours un effet de la grâce qui ne dépend que de Dieu. Mais en supposant même qu’un tel acte soit possible, s’il est inspiré par le seul souci de l’intérêt propre, il n’a strictement aucune valeur spirituelle et religieuse. L’interprétation de l’argument comme une invitation à parier pour Dieu est un contresens.
Le raisonnement ne concerne donc que l’incroyant seul. On lit parfois que le texte de Pascal vise à convaincre l’incrédule d’adopter la vie du chrétien. Voir Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal, p. 73. L’argument vise à conduire l’incroyant à se comporter comme un chrétien. Puisqu’il ne prouve pas l’existence de Dieu, il doit au moins convaincre le lecteur qu’il « a un intérêt extrême à le devenir » ; c’est l’interprétation de Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 63. Mais il ne faut pas en conclure que la conformité à une vie vertueuse est équivalente à la conversion. Elle a tout au plus une valeur préparatoire.
Tout ce que l’argument montre, c’est que l’incrédule gagnerait à croire, et ne peut que perdre à demeurer dans son incroyance. Son intérêt serait de se convertir et de croire, s’il le pouvait. Mais le pari qui lui est proposé n’a rien de commun avec la conversion ou l’acte de foi.
Les premiers éditeurs des Pensées ont résumé l’idée de manière juste : « L’auteur prétend seulement leur montrer par leurs propres principes et par les simples lumières de la raison qu’ils doivent juger qu’il leur est avantageux de croire, et que ce serait le parti qu’ils devraient prendre si ce choix dépendait de leur volonté ».
Mais Pascal formule l’objection en termes très précis, lorsqu’il fait dire au personnage de l’incrédule : Oui mais j’ai les mains liées et la bouche muette, on me force à parier, et je ne suis pas en liberté, on ne me relâche pas et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-vous donc que je fasse ?
Il sait bien que cette protestation n’est pas une vaine défaite, et que l’incrédule a tout à fait raison : on ne croit pas sur décision. Mais à cela s’ajoute le fait qu’en « disciple de saint Augustin », il sait qu’il y a là une réalité qui s’explique tout simplement par le fait qu’un incrédule est incapable de croire, sinon d’un pouvoir éloigné, tant qu’il n’a pas reçu la grâce de la foi et de la prière. C’est tout l’objet des Écrits sur la grâce.
♦ Stratégie d’ensemble de l’argument du pari dans les Pensées
La stratégie du pari repose sur le principe formulé dans le fragment Laf. 701, Sel. 579. Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté‑là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé. Et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.
L’édition de Port-Royal l’indique dans le pavé qu’elle porte en tête du texte : « L’auteur prétend seulement leur montrer par leurs propres principes et par les simples lumières de la raison qu’ils doivent juger qu’il leur est avantageux de croire, et que ce serait le parti qu’ils devraient prendre si ce choix dépendait de leur volonté ».
Du point de vue argumentatif ou dialectique : Pascal part de principes relatifs à l’infini et au fini ; puis il développe l’argument du pari ; enfin il réfléchit sur les raisons de l’échec de cet argument, pour en tirer une raison de chercher.
Du point de vue logique : Pascal part des conditions du problème de l’existence de Dieu, dont il montre qu’il est insoluble par la raison. Puis se plaçant du point de vue pratique, il montre qu’il est nécessaire de parier, puis par la balance des avantages, qu’il faut parier pour Dieu, puis que ce pari est le seul qui soit véritablement proportionné. Enfin, devant la dernière objection de l’incrédule, qu’il lui est impossible de croire, Pascal répond en admettant cette impossibilité, et en concluant que faute d’avoir la foi, il est raisonnable de lui préparer la voie en agissant sur la machine, c’est-à-dire en acquérant des habitudes qui préparent l’acquisition de la grâce.
Voir l’étude de Laurent Thirouin, “Propositions sur le pari de Pascal”, in Treize études sur Blaise Pascal, p. 63-73.
Voir l’analyse de cette argumentation proposée par Hacking Ian, L’émergence de la probabilité, p. 101 sq. L’argument du pari de Pascal. Structure de l’argument : Pascal donne d’abord un argument dominant ; si on le refuse, il ajoute une prémisse produisant un argument fondé sur l’espérance ; si on récuse ce dernier, il présente un argument par espérance dominante : p. 104-108.
♦ Le pari occupe-t-il une place dans le projet apologétique de Pascal, et dans l’affirmative, laquelle ?
On s’est souvent demandé ce que Pascal voulait faire de ce texte à la fois profond et percutant, s’il avait l’intention de le faire entrer dans son apologie de la religion chrétienne, et dans l’affirmative, à quel endroit ?
Certains d’entre eux estiment que le pari ne devait pas trouver place dans l’apologie préparée par Pascal.
Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal. De l’anthropologie à la théologie, p. 36 (idée reprise dans l’édition des Œuvres complètes de Pascal, II, éd. M. Le Guern, Pléiade, p. 1450, voit dans ce texte un aide-mémoire exclusivement destiné à l’auteur, tout à fait indépendant, destiné à soutenir un exposé ou une discussion. Il pense qu’il forme « une apologie complète et indépendante » exclusivement destiné à des « libertins joueurs ». Si Pascal a peut-être pensé à intégrer l’argument du pari dans son apologie, ce ne peut être que tardivement.
Cette disjonction était déjà formulée par Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 70 sq., qui voit dans l’argument du pari un argument préparatoire qui ne fait pas partie de l’Apologie proprement dite, qui relève seulement de l’art d’agréer et non de l’art de démontrer. Il n’est pas destiné à conclure sur la vérité de la religion, mais à disposer la volonté à recevoir des preuves.
Il n’y a alors qu’un pas à faire pour réintégrer le texte dans le projet d’apologie, au titre d’ouverture. Voir par exemple, Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 208 sq. : contre l’idée que le pari est écrit comme un appendice, un argument ad hominem conçu pour un petit nombre d’incroyants. La « digression » du pari a sa place dans un ensemble qui ne se laisse pas dissoudre.
Plusieurs hypothèses ont été proposées pour en fixer la place dans la progression des dossiers et de la table des matières. Lønning Per, Cet effrayant pari. Une « pensée » pascalienne et ses critiques, fournit une synthèse sur les différentes positions en présence sur ce point. Voir aussi Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 300 sq.
Pour certains commentateurs, le texte doit se situer plutôt au seuil de l’apologie, destiné à produire un choc et à ouvrir au lecteur incrédule à la nécessité de la recherche.
Le rapprochement avec certains fragments de la liasse Commencement conduit J. Mesnard à placer l’argument du pari à une place qui marque une étape centrale de l’apologie. Voir son intervention dans Blaise Pascal. L’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, n° 1, Paris, Éditions de Minuit, 1956, p. 155-156. Situation de l’argument au centre de l’apologie, et considérée en rapport avec l’évolution de l’état d’esprit du « libertin ». Commencement joue le rôle de captatio benevolentiae, en brisant l’inintérêt, le refus d’entendre et de rechercher la vérité. Cette liasse est dirigée contre l’athéisme. Pascal y répond aux arguments par lesquels les athées justifient leur inertie conseillant une attitude de recherche approfondie. C’est sans doute à ce point qu’aurait figuré le pari.
L. Lafuma, Recherches pascaliennes, p. 144 sq., situe le pari à la même place.
Avec plusieurs autres, Jean Laporte, “Pascal et la doctrine de Port-Royal”, Revue de métaphysique et de morale, 1923, p. 287, se trouvait déjà sur cette position, voyant dans le pari le tournant qui, de la prise de conscience du problème de la destinée humaine et de l’impasse où conduit la philosophie, Pascal cherche à engendrer chez son lecteur le désir de chercher la vérité. H. Petitot, Sully-Prudhomme et le P. Valensin sont du même avis. Cependant ces commentateurs ignoraient encore la signification des Copies et par conséquent l’importance de la table des matières, ce qui leur interdisait de mettre le pari en correspondance avec les liasses.
Jacques Chevalier place le pari au cœur de son édition (Section II, Le nœud).
La position de Philippe Sellier enferme une interprétation originale de certaines liasses de la table des matières. Voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 114 sq. Il s’appuie sur le fragment Ordre 9 (Laf. 11, Sel. 45), pour associer l’argument du pari à la lettre d’ôter les obstacles, qui est le discours de la machine, qui doit convaincre l’incroyant qu’il doit « empêcher ses habitudes, ses routines païennes – la machine – d’anéantir le message chrétien qui va lui être proposé ; il doit se donner des habitudes qui l’accoutument au christianisme ». L’argument du pari est donc conçu comme un choc sur le seuil, dans l’ouverture du livre : p. 60-61. Mais Ph. Sellier l’associe aussi à la liasse Commencement, dont il pense qu’elle contient des notes préparatoires aux premières « lettres » appelées à ouvrir l’apologie.
Thirouin Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991, p. 189, admet aussi que le texte se rattache à une amorce de l’apologie, à la première lettre que la liasse Ordre prévoit d’adresser à un ami pour le porter à chercher (Ordre 3 - Laf. 5, Sel. 39), « un discours de commencement pour capter l’écoute », conçu de telle manière que ce ne soit pas l’apologiste qui propose ses preuves, mais « le libertin égaré et conscient de son égarement, privé dorénavant de tout lieu où il puisse se reposer, [qui] « supplie ceux qui savent le chemin de bien vouloir le lui enseigner ». L’argument du pari est alors rattaché aux dossiers Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), et Preuves par discours III : voir p. 180.
Enfin, pour des raisons parfois fort différentes, quelques commentateurs refusent d’assigner au pari une place précise.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 297 sq., après une étude de plusieurs pages, conclut que « ce qui importe, c’est la fonction du pari : il peut l’exercer à des places différentes » (p. 306).
Russier Jeanne, La foi selon Pascal, I, p. 225, écrit que le pari peut se placer n’importe où dans l’apologie car il est une invite permanente à adopter une bonne volonté, un succédané de l’inspiration qui consiste à montrer qu’il est opportun de croire : p. 225-226.
Enfin, Lucien Goldmann refusant, dans Le Dieu caché, l’idée même d’un ordre des Pensées, considère qu’on peut placer le pari n’importe où.
Notons pour conclure que la mise en scène dialoguée du texte n’interdit pas de supposer que Pascal ait voulu l’intégrer à son apologie, moyennant peut-être quelques modifications. Il n’aurait eu aucune peine à faire entrer ce dialogue dans une composition par lettres, comme il l’avait déjà fait dans les Provinciales.
♦ Principes implicites dans un pari et dans l’argument de Pascal
On a parfois tenté de dégager les principes qui se trouvent à la base de l’argument de Pascal. Les objections qui ont été opposées au fragment Infini rien mettent pour la plupart en cause de l’un de ces principes.
1. L’individu connaît la liste de tous les actes possibles ; voir Logique et connaissance scientifique, p. 533, § 2.
2. L’incertitude tient uniquement au fait qu’il ignore lequel des états de choses se produira : voir Logique et connaissance scientifique, p. 533, § 3.
3. L’existence de Dieu ne peut être démontrée par la raison : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 66 ; on peut croire en Dieu, mais non démontrer son existence : voir Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 146.
4. L’existence de Dieu est aussi probable que son inexistence : voir Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 146.
5. Devant deux hypothèses dont aucune ne s’impose, on peut se fonder sur le désir du bonheur pour décider ; voir Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 146.
6. L’individu est capable d’ordonner les actes selon les préférences qu’il a pour eux ; voir Logique et connaissance scientifique, p. 533.
7. Si en connaissance de cause on préfère A à B, dans l’ignorance on en fait autant ; voir Logique et connaissance scientifique, p. 533.
8. Si Dieu existe, il récompense le renoncement à la terre par une infinité de vie heureuse : voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 66.
9. Si Dieu n’existe pas, il n’y a pas d’autre bonheur que celui de la terre ; voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 66.
10. On doit préférer le bonheur éternel au bonheur terrestre ; voir Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 146.
11. Si Dieu existe, seuls les chrétiens jouiront de la vie éternelle ; voir Harrington Thomas, Pascal philosophe, p. 146.
♦ Le destinataire de l’argument du pari
Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 59 sq. Le pari comme artifice de persuasion à l’adresse du libertin.
Goldmann Lucien, “Le pari est-il écrit “pour le libertin” ?”, Pascal, l’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Minuit, Paris, 1956, p. 111-158 , et Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, chapitre sur « Le pari », p. 315 sq. Thèse selon laquelle l’argument du pari s’adresse à tout homme.
Pascal Blaise, Œuvres complètes, éd. M. Le Guern, II, Pléiade, Paris Gallimard, 2000, p. 1450, pense que l’argument s’adresse à des libertins joueurs que Pascal aurait rencontrés dans l’entourage du duc de Roannez.
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 292 sq., tente de reconstituer la mentalité du destinataire du texte à l’aide des fragments relatifs de « ceux qui vivent sans chercher Dieu ».
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 38. Le personnage auquel Pascal s’adresse est conçu à l’image d’un Méré ou d’un Mitton, des amis que Pascal a connus durant sa période mondaine.
L’hypothèse selon laquelle le texte sur le pari s’adresse à un libertin « mathématicien » (G. Lanson, article Pascal de la Grande encyclopédie) n’est guère recevable. Méré n’est en aucun cas un mathématicien. En réalité, ce qui frappe, c’est la simplicité avec laquelle Pascal présente son argumentation, qui ne comporte aucun calcul complexe, et se résume au fond à la mise en balance de quelques nombres entiers naturels finis et de l’infini. La seule proposition qui peut paraître revêtir une forme arithmétique est la formule « l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte ». En revanche, on ne peut qu’approuver le jugement de L. Thirouin, que l’intervention de l’infini rendant négligeable toute quantité finie, le calcul détaillé est inutile. Il suffit du reste de relire l’Usage du triangle arithmétique pour les partis du Triangle arithmétique, qui s’adresse effectivement à des mathématiciens, pour mesurer la différence. L’argument du pari n’est en aucun cas réservé à des experts en calcul des partis.
♦ Le mot de pari
Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, p. 44. Voir aussi p. 45, parti.
Le mot pari n’apparaît pas dans le Triangle arithmétique où Pascal expose sa théorie des partis, ni dans la correspondance avec Fermat, ni dans le fragment Preuves par discours I. Voir sur ce point Thirouin Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal.
♦ Sur l’usage du modèle du jeu
Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal, p. 97.
Shiokawa Tetsuya, “Le pari. De l’apologétique à la spiritualité”, in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 153-166. Pari ou loterie ? Les conditions du jeu : p. 156 sq.
Morot-Sir Édouard, La métaphysique de Pascal, p. 116. Démontrer que la réalité humaine est comme une figure de jeu. Le pari n’est même pas la démonstration du choix nécessaire de la vie avec Dieu.
Thirouin Laurent, Le hasard et les règles, p. 157-189.
Pour approfondir…
♦ Objections proposée contre l’argument du pari
Objection : l’abstention est toujours possible
C’est l’argument de Voltaire dans la XXVe Lettre philosophique, § V, contre l’affirmation de l’édition de Port-Royal : Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas (proposition qui ne figure pas non plus dans le manuscrit de Pascal). « Il est évidemment faux de dire : « Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas » ; car celui qui doute et demande à s’éclairer ne parie assurément ni pour ni contre ».
Objection L’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § V. « De plus, l’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose. Je vous donnerai, me dites-vous, l’empire du monde, si je crois que vous avez raison. Je souhaite alors de tout mon cœur que vous ayez raison ; mais, jusqu’à ce que vous me l’ayez prouvé, je ne puis vous croire. »
Examen critique des apologistes de la religion chrétienne attribuable à Jean Lévesque de Burigny, chapitre XIII, « Réflexions sur l’argument qu’il faut toujours prendre le parti le plus sûr », édition critique par Alain Niderst, Paris, Champion, 2001, p. 307-312. Voir p. 309. « Quoique la maxime de préférer toujours le plus sûr soit d’un excellent usage, lorsqu’il faut agir et choisir entre différents partis, il n’en est pas de même lorsqu’il est question de croire ; la raison est que notre intérêt ne décide ni pour la vérité, ni pour la fausseté des choses ; d’ailleurs, il ne dépend pas de la volonté d’obliger l’esprit de croire ; précisément parce qu’il y aurait de l’avantage à n’être point incrédule ; tout homme qui ne croirait que par cette seule raison aurait une foi très différente de celle qu’exigent toutes les sectes, et il ferait un fort mauvais usage de son esprit : en effet, comme l’a très bien dit M. Nicole, « qu’y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose. Tout ce qu’il peut faire au plus, est de nous porter à considérer avec plus d’attention les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai ; mais il n’y a que cette vérité qui se doit trouver dans la chose même, indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader » » : p. 309-310.
Voir une réponse à Voltaire dans Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § V, p. 38 sq.
Critique de l’application des partis au pari pour Dieu
Condorcet, Éloge de Pascal, in Œuvres de Condorcet, t. 3, Firmin Didot, Paris, 1847, 662 p. Voir p. 608 sq.
D’Alembert, De l’abus de la critique en matière de religion, Œuvres, t. 1, 1759. p. 553.
« L’existence de César n’est pas démontrée comme les théorèmes de géométrie ; est-ce une raison pour la révoquer en doute ? Dans une infinité de matières, plusieurs arguments, dont chacun en particulier n’est que probable, peuvent former dans l’esprit par leur concours une conviction aussi forte que celle qui naît des démonstrations mêmes ; comme le concours de témoignages pour constater un fait, produit une certitude aussi inébranlable que celle de la géométrie, quoique d’une espèce différente. C’est ce que Pascal lui-même avait remarqué à l’occasion des preuves de l’existence de Dieu ; et jamais Pascal a-t-il été soupçonné de regarder cette vérité comme douteuse ? Les ennemis de ce grand homme ont bien dit que pour réponse aux dix-huit Provinciales, il suffisant de répéter dix-huit fois qu’il était hérétique ; mais ils n’ont pas osé dire une seule fois qu’il fût athée ». Note : « Nous ne craindrons pas plus que ce grand homme d’être accusé d’athéisme, en faisant ici à son occasion même quelques réflexions sur certains arguments qu’on joint pour l’ordinaire aux preuves de l’existence de Dieu. De ce nombre est l’argument fameux qu’on appelle gageure de Pascal ; il se réduit à prouver qu’on risque davantage à nier un premier être qu’à l’admettre. Cet argument ne peut avoir de force qu’autant qu’il est joint à d’autres, qu’il les précède et qu’il les prépare ; et c’est aussi l’intention dans laquelle Pascal l’a proposé. Car il ne peut y avoir de risque pour nous à douter de l’existence de Dieu, ou à la nier, qu’autant que cette existence est établie sur des preuves convaincantes, puisque l’Etre Suprême ne peut rien exiger de nous au-delà des lumières qu’il nous a données. Il est d’ailleurs évident que la croyance d’un Dieu, appuyée sur des motifs d’intérêt ou de crainte, ne remplirait pas ce que nous devons au Créateur. Ainsi la gageure de Pascal ne peut être dans cette grande question qu’un argument préparatoire, et non pas un argument direct. C’est ce qui n’a pas été assez distingué, ce me semble, par plusieurs métaphysiciens.
Quelques écrivains ont voulu appliquer cet argument au christianisme : on ne risque rien à croire, disent-ils ; ainsi c’est le parti le plus sage. Je ne voudrais pas, à leur exemple, employer cet argument ; car, ou l’on a déjà prouvé la vérité du christianisme, et alors l’argument est inutile, ou on ne l’a pas encore prouvée, et pour lors l’incrédule est supposé douter encore si la religion est vraie, ce qui est nécessaire pour qu’il soit sûr de la suivre, puisqu’il ne peut y avoir, suivant les théologiens, qu’une espèce de culte agréable au Souverain Être ».
Objection : l’argument de Pascal vaut pour toutes les religions
Dans la marge de son exemplaire des Pensées de 1670, Huet a noté : « Cette raison est bonne pour les Déistes, mais non pas pour la religion chrétienne, car elle convient également à toutes les religions et ce qui prouve trop ne prouve rien. » Sur ce commentaire, voir Orcibal Jean, “Le fragment “Infini rien” et ses sources”, in Pascal, l’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Minuit, Paris, 1956, p. 171 sq. Le plus intéressant est à la note 75 de la p. 181, sur les renvois de l’exemplaire des Trois vérités ayant appartenu à Huet et son édition des Pensées. Voir aussi McKenna Antony, “Huet et Pascal”, XVIIe siècle, 147, avril-juin 1985, p. 135-142.
Examen critique des apologistes de la religion chrétienne attribuable à Jean Lévesque de Burigny, chapitre XIII, « Réflexions sur l’argument qu’il faut toujours prendre le parti le plus sûr », édition critique par Alain Niderst, Paris, Champion, 2001, p. 307-312. « Un Juif, un mahométan, peut se servir de ce même argument ; on ne l’a imaginé que pour tranquilliser ceux qui croient sans avoir des motifs suffisants ; mais il n’éblouira que ceux que ne voudront pas faire de réflexion ; en effet si le Messie n’est pas encore venu, comme les Juifs le prétendent, si Mahomet a été envoyé du ciel, afin que tous les hommes le respectent, comme le plus grand des prophètes et l’interprète des volontés divines, ainsi que cela est convenu dans les articles de la foi mahométane, que deviendront ceux qui ont embrassé la religion chrétienne, en conséquence d’un raisonnement si frivole ? ».
Lønning Per, Cet effrayant pari..., p. 141-143, relève cette objection chez La Monnoye Gilbert, Histoire de Caléjava, Fréret, Examen critique et Boulainvillier, Réfutation des erreurs de Benoît de Spinoza.
Diderot, Addition aux Pensées philosophiques, éd. Vernière, LIX, Garnier, 1964, p. 68. « Pascal a dit : Si votre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie ; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse. Un iman en peut dire tout autant que Pascal ». Voir note 3, sur De Lassay, Recueil de différentes choses, 1727 : « l’argument du pari vaut trop, car il vaut pour toutes les religions ». Voir Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 63, qui propose cette réponse : après ce propos, Pascal donne de sa religion une démonstration qu’à son sens le musulman ne peut pas apporter.
Lachelier pense au contraire que le pari tel que Pascal le propose implique non pas le Dieu créateur des vérités éternelles, mais bien le Dieu chrétien, « en qui subsistent les vérités géométriques : c’est celui qui nous aime, celui qui veut nous sauver et nous rendre éternellement heureux ».
Cette interprétation s’impose si l’on associe l’argument à la liasse Commencement telle qu’elle est située dans la table des matières.
Nykrog Per, “La certitude de Pascal et le premier jet de l’argument du pari”, Revue romane, 1-2, 1966.
Franklin James, “Two caricatures, I : Pascal’s wager”, International journal for philosophy of religion, 44, 1998, p. 109-114. Réfutation.
♦ Difficulté de la liaison entre l’affirmation de l’existence de Dieu, la survie heureuse de l’âme et la vie chrétienne
Pascal postule que sont liés différents points dont la solidarité logique n’est pas évidente : on peut mettre en doute le fait que Dieu existe implique nécessairement que l’homme qui croit en lui soit nécessairement sur la voie d’une vie éternelle heureuse.
Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal, p. 99 sq.
♦ Cause d’inefficacité de l’argument : le jugement est une sanction trop lointaine
Boursin Jean-Louis, Les structures du hasard, p. 79. Critique de la notion d’utilité. Remarque sur l’inefficacité du pari par le fait que la vie éternelle est une sanction trop lointaine.
♦ Pascal est-il incohérent dans sa critique des opinions probables, étant donné qu’il use de la probabilité dans le fragment sur le pari ?
Miel Jan, Pascal and Theology, p. 136 sq.
♦ L’affabulation du pari n’est pas sérieuse, ni digne de la question de l’existence de Dieu et du salut
Voir ce qu’écrit Voltaire dans sa XXVe Lettre philosophique, § V. « D’ailleurs cet article paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet. »
Ce reproche n’est pas une invention de Voltaire. Dans le Dialogue V du traité De la délicatesse (1671), que l’abbé Montfaucon de Villars consacre à une critique réglée des Pensées, on lit, à propos de l’argument du pari : « je perds patience de vous entendre traiter la plus haute de toutes les matières, et appuyer la plus importante vérité du monde, et le principe de toutes les vérités, par une idée si basse et puérile, par une comparaison du jeu de croix et pile plus capable de faire rire que de persuader ; et par un raisonnement si défectueux et appuyé sur des fondements incertains et peut-être entièrement faux ». Voltaire avait certainement lu le De la délicatesse, dont il reprend sans le dire plusieurs arguments.
Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 60 sq. L’argument par l’intérêt jugé inconvenant et la conclusion scandaleuse.
♦ Cause d’inefficacité : le jugement est une sanction trop lointaine
Boursin Jean-Louis, Les structures du hasard, p. 79. Critique de la notion d’utilité. Remarque sur l’inefficacité du pari par le fait que la vie éternelle est une sanction trop lointaine.