Preuves par discours I – Papier original : RO 3-1 r° / v° et RO 7-1 r° / v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 30 à 32 p. 201 à 207 v° / C2 : p. 411 à 417 v°
Éditions de Port-Royal :
Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janv. 1670 p. 21 / 1678 n° 6 p. 19
Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire : 1669 et janv. 1670 p. 53-61 / 1678 n° 1 et 2 p. 55-62
Chap. IX - Injustice et corruption de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 73-74 / 1678 n° 5 et 6 p. 74-75
Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 267 et 273-274 / 1678 n° 58 p. 259 et n° 80 p. 266
Éditions savantes : Faugère II, 163, I / Havet X.1, X.1 bis, XXV.38, XXV.91, XXIV.2, XXIV.56, XI.4 ter, XXV.39, XXV.39 bis, XXIV.5, XI.9 bis / Brunschvicg 233, 535, 89, 231, 477, 606, 542, 278, 277, 604 / Tourneur p. 307 / Le Guern 397 / Lafuma 418 à 426 (série II) / Sellier 680 (Discours de la Machine)
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du Discours 2. Infini rien. [...] connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature. 3. Parlons maintenant selon les lumières naturelles. [...] l’infini à gagner. 4. Cela est démonstratif, [...] vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné. Analyse du texte N’y a-t-il point une vérité substantielle... Analyse du texte On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts... Analyse du texte La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit... Analyse du texte Croyez‑vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ?... Analyse du texte Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment... Analyse du texte Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux... Analyse du texte C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi... Analyse du texte Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point... Analyse du texte La seule science qui est contre le sens commun...
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Parlons maintenant selon les lumières naturelles.
Pascal précise ici un point qu’il n’a pas précisé explicitement. Ce qui suit est restreint aux données de la raison naturelle. Tout ce qui a été noté sur le justice et la miséricorde de Dieu doit donc être mis de côté, provisoirement au moins.
Chevalley Catherine, Pascal. Contingence et probabilité, p. 101 sq.
S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui.
Reprise d’un principe déjà formulé, dont Pascal tire à présent la conséquence : la question de l’existence de Dieu est indécidable par la raison, il n’y a donc pas lieu de prétendre lui apporter une réponse.
Pascal va ici plus loin qu’il n’allait dans le fragment Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222). Préface. Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés.
Laf. 809, Sel. 656. Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas, que l’âme soit avec le corps, que nous n’ayons point d’âme, que le monde soit créé, qu’il ne soit pas, etc., que le péché originel soit et qu’il ne soit pas.
L’abbé de Villars a protesté contre cette concession imprudente à l’incrédule : voir Abbé de Villars, Traité de la délicatesse, p. 355-356 ; voir l’éd. Descotes, La première critique des Pensées, p. 60 : « vous avez fait d’abord une avance qu’un homme sage ne devrait pas faire, et je ne sais pas avec quelle conscience vous pouvez dire à un libertin que par raison on ne peut assurer que Dieu est. Je connais bien des gens qui se scandaliseraient de vous entendre tenir ce terrible langage ».
Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 232 sq. Référence à l’abbé de Villars et à Bayle, pour savoir si cette formule est à mettre au compte de Pascal, ou si c’est une concession.
L’idée qu’il s’agit d’une concession est certainement suggérée par l’expression « dites vous » ajoutée au passage dans l’édition de Port-Royal. En réalité, cette concession coûte plus cher à l’incroyant qu’à l’apologiste. Car du fait même qu’il a accordé l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu par raison naturelle, Pascal a établi l’impossibilité de démontrer son inexistence ; il a donc exclu l’athéisme des solutions raisonnables. Il met d’ailleurs les points sur les i : Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer [...]. Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre, par raison vous ne pouvez défendre nul des deux. En d’autres termes, à s’en tenir aux lumières naturelles, il est aussi déraisonnable d’être athée que d’être chrétien : dans les deux cas on affirme plus que la raison ne le permet. L’athéisme apparaît donc pour ce qu’il est : une croyance dénuée de fondement rationnel, une sorte de foi à l’envers.
Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? Ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam : et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.
Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus.
Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs ; rois - David - établis ; Isaïe prince du sang ; si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse. Elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capable de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.
Fondement 5 (Laf. 228, Sel. 260). Que disent les prophètes de J.-C. ? qu’il sera évidemment Dieu ? Non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession.
Laf. 577, Sel. 480. Il n’est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la religion. Il n’est pas certain qu’elle soit mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ?
Ce paragraphe est une addition postérieure inscrite au bas de la deuxième page, dont un signe de liaison marque la place dans l’ensemble de l’argumentation (voir la présentation diplomatique) ; voir Brunet Georges, Le pari de Pascal, p. 133, pour les limites de l’addition, et p. 71 sq., pour le commentaire. Elle est postérieure à l’apparition de l’idée du pari.
Le principe de l’impossibilité de connaître par raison ni l’existence ni la nature de Dieu exclut que l’on puisse aboutir à une proposition rationnelle sur ce sujet.
Pascal peut donc passer à un autre plan : à défaut de pouvoir établir une vérité, il est possible de montrer qu’une position est raisonnable parce qu’elle est cohérente. Il parvient ainsi à demeurer dans le domaine de la raison, dans la mesure où celle-ci garantit la consistance d’une position, même dans le cas où l’on ignore si celle-ci est conforme à la réalité. Cette retraite au point de vue de la cohérence prépare, sans le mentionner encore expressément, le passage au calcul des partis dans la situation d’ignorance où se trouve l’homme à l’égard de Dieu.
Pascal montre ici que c’est le cas des chrétiens : ils sont assez cohérents pour ne pas chercher à démontrer par raison une religion dont ils ne peuvent rendre raison, parce qu’elle est une stultitia (voir la note plus bas). Les chrétiens évitent ainsi la position absurde qui consisterait à chercher à démontrer une existence dont ils déclarent qu’elle est indémontrable. Ils ne contredisent pas les règles minimales posées par la raison et ne sont donc pas ridicules ; voir Soumission 7 (Laf. 173, Sel. 204) : Si on soumet tout à la raison notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison notre religion sera absurde et ridicule.
Cette captatio benevolentiae en faveur des chrétiens, cohérents avec eux-mêmes, a pour contrepoint l’attitude de l’incrédule qui s’est cru à l’abri lorsque Pascal a concédé l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu, mais qui sera obligé d’admettre la nécessité du pari.
D’autre part, l’attitude de l’athée apparaît non seulement déraisonnable, mais aberrante : il se présente généralement comme un rationaliste, or on a vu que la raison exclut que l’on démontre la non existence de Dieu, qu’il prétend nier. L’athée qui se déclare certain que Dieu n’existe pas contredit donc la raison sur laquelle il prétend s’appuyer.
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, éd. Naves, Garnier, p. 156. « Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté, puisque nous en faisons profession ; mais que l’on reconnaisse la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion, dans le peu de lumière que nous en avons, et dans l’indifférence que nous avons de la connaître. » Voilà d’étranges marques de vérité qu’apporte Pascal ! Quelles autres marques a donc le mensonge ? Quoi ! il suffirait, pour être cru, de dire : « Je suis obscur, je suis inintelligible ! Il serait bien plus sensé de ne présenter aux yeux que les lumières de la foi, au lieu de ces ténèbres d’érudition. » Voir aussi Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. Etiemble, Garnier, p. 387-388. « Ce que ma secte enseigne est obscur, je l’avoue, dit un fanatique ; et c’est en vertu de cette obscurité qu’il faut la croire ; car elle dit elle-même qu’elle est pleine d’obscurités. Ma secte est extravagante, donc elle est divine ; car comment ce qui paraît si fou aurait-il été embrassé par tant de peuples, s’il n’y avait pas du divin ? »
♦ Stultitia et folie
Stultitia se traduit bien par sottise, mais aussi par déraison et folie.
Brunet Georges, Le pari de Pascal, p. 71-73, renvoie à saint Paul, I Cor. I, 21-23 : « placuit Deo per stultitiam praedicationis salvos facere credentes » ; et I Cor. III, 19 : « Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum » ; « Car puisqu’en la sapience de Dieu le monde n’a point connu Dieu par sapience, il a plu à Dieu par la folie de la prédication sauver les croyants. Car aussi les Juifs demandent signes, et les Grecs cherchent sapience. Mais quant à nous nos prêchons Jésus crucifié, qui est scandale aux Juifs, et folie aux Grecs ». Voir la lettre à Melle de Roannez du 24 septembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1032 : « L’Écriture dit que la sagesse des hommes n’est que folie devant Dieu ».
Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-308. Voir p. 305, pour l’intervention de T. Goyet. Liste des textes pascaliens sur la folie cités par Pascal : p. 303-304.
Voir le fragment Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?
Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986, 268 p. Voir p. 91 sq., sur la sagesse et la folie de la religion.
– Oui, mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent.
Pascal et les probabilités, Cahiers pédagogiques de philosophie et d’histoire des mathématiques, fascicule 4, Rouen, CRDP, 1993, p. 96. C’est le passage de l’incrédulité à la foi qui fait difficulté : comment peut-on devenir chrétien ?
Examinons donc ce point et disons : Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons‑nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez‑vous ? Par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre. Par raison vous ne pouvez défendre nul des deux.
La proposition indécidable : voir Blanché Robert, L’axiomatique, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 68. On peut établir que sont également indémontrables les énoncés p et la contradictoire - p. Le principe du tiers exclu assure que de deux propositions contradictoires l’une est nécessairement vraie. Il y a donc du vrai non prouvable.
C’est une technique fréquente chez Pascal, de montrer qu’on ne peut opter pour aucun des termes d’une alternative. Voir le début de la Provinciale XV, et Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682). Le procédé consiste à créer une alternative avec incertitude, et à y ajouter l’impossibilité de demeurer dans l’indécision, qui conduit à une situation intenable par la nécessité et l’impossibilité conjointes d’en sortir. Voir Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 508-520.
Chaos : Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 297. Au sens propre, confusion des éléments avant la création du monde. Par analogie, confusion, désordre. Chez Pascal, avec le second sens, désigne aussi l’abîme, le gouffre béant.
Le mot est dans Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164) et Fausseté 6 (Laf. 208, Sel. 240).
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez rien. – Non, mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix, car encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute. Le juste est de ne point parier.
Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, n° V, plaide en faveur de l’abstention nécessaire pour trouver le temps de s’informer.
Laf. 775, Sel. 640. Contre ceux qui abusent des passages de l’Écriture et qui se prévalent de ce qu’ils en trouvent quelqu’un qui semble favoriser leur erreur. [...] Explication de ces paroles : « Qui n’est pas pour moi est contre moi. » Et de ces autres : « Qui n’est point contre vous est pour vous. » Une personne qui dit : « Je ne suis ni pour ni contre » ; on doit lui répondre... Le fragment est inachevé.
Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué.
Dans tout ce passage, le correcteur de C1 (sans doute Arnauld) semble avoir voulu supprimer les mots associés à l’idée du jeu, et les remplacer par des termes plus neutres : parier est remplacé par choisir ; et par la suite, prendre croix que Dieu est est remplacé par en prenant le parti de croire ; gagez donc qu’il est sans hésiter devient croyez donc si vous le pouvez, et je gage peut-être trop devient se hasarder peut être trop. Mais ces corrections s’arrêtent bientôt. Voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal, p. 42. Modifications apportées par Arnauld à ce passage.
Cela n’est pas volontaire : il existe des engagements involontaires, dont il est impossible de se dégager, dont Jean Domat a fait la théorie dans son Traité des lois. Ce sont les devoirs filiaux, ou l’interdiction du meurtre ou du vol, qui relèvent de la loi naturelle. Il existe aussi des engagements volontaires, notamment dans les contrats par lesquels on s’engage dans une entreprise, un marché ou une société : ces engagements peuvent être rompus par la volonté des contractants. Comme Pascal l’indique dans l’Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis, OC II, p. 1308, un jeu ordinaire est une loi volontaire que chaque joueur contracte avec ses partenaires et qu’il peut rompre s’il le veut. Sur ces distinctions, il faut renvoyer au livre de Thirouin Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, et aux études réunies par Ferreyrolles Gérard, Justice et force. Politique au temps de Pascal, Paris, Klinckscieck, 1996, p. 141-222. Voir aussi “Le droit a ses époques”. De Pascal à Domat, Actes du colloque et documents annexes, CD-Rom PC, CERHAC-CIBP, Presses Universitaires Blaise Pascal (Clermont II), 2002.
Cependant, le pari diffère du jeu ordinaire : il n’est pas volontaire. L’écho marque nettement l’opposition des deux conditions. L’incertitude même, qui semblait permettre de s’abstenir, est au contraire une excellente raison de s’asseoir à la table de jeu. Comme on le voit, si dans la suite du texte l’argument de la crainte de l’enfer n’intervient pas expressément, la liasse Commencement suggère qu’il en aurait été, sous une forme ou une autre, un préalable. Voir sur ce point Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190).
Voir contra Thirouin Laurent, “Le pari au départ de l’Apologie”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, p. 70 sq. Absence de l’enfer dans l’argument de Pascal.
La situation d’incertitude n’est pas nécessairement désagréable, c’est même pour beaucoup un refuge confortable. Aussi faut-il ajouter à l’argument une pièce complémentaire pour amener l’incrédule à accepter le jeu. C’est la clause, nécessaire à toute la suite, il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Elle ressemble à un coup de force, voire à une manœuvre d’intimidation, d’autant plus qu’aucun explication ne la justifie. Les éditeurs de 1670 ont cru nécessaire d’ajouter une glose : « ne parier point que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas ». Voir Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 37. Celui qui prétend se tenir dans l’indifférence adopte une position d’athéisme pratique : il effectue ce choix qu’il se flatte d’éluder. Celui qui n’est pas pour Dieu est contre Dieu. En d’autres termes, l’abstention serait assimilable à un pari, mais un pari contre Dieu.
C’est par là que Voltaire récuse l’argument. Voltaire répond dans les Lettres philosophiques, XXV, V, éd. Naves, p. 146, « il est évidemment faux de dire : ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas ; car celui qui doute et demande à s’éclairer ne parie assurément ni pour ni contre ». Présentée ainsi sans aucune précaution, cette équivalence est évidemment une pétition de principe : c’est pour le chrétien, et pour lui seul, qu’il est évident que l’abstention équivaut à une manière détournée de refuser Dieu ; mais ce n’est justement pas à lui que l’on s’adresse. Ce sont donc bien trois possibilités qui paraissent ouvertes, et non deux : d’une part ne pas parier, d’autre part parier, soit pour, soit contre. Voir Mesnard Jean, “Voltaire et Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 595, sur l’objection de Voltaire.
Le fragment inachevé Laf. 775, Sel. 640 atteste que Pascal a vu le problème : Une personne qui dit : « Je ne suis ni pour ni contre » ; on doit lui répondre...
Le fragment Commencement 8 (Laf. 158, Sel. 190) semble plus précis : par les partis, vous devez vous mettre en peine de rechercher la vérité, car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous êtes perdu. L’argument serait donc une suite directe des principes initiaux et de l’incertitude à laquelle l’incrédule ne peut échapper : elle fait que, même s’il lui semble qu’il existe bien trois possibilités, il ne sait pas si, de l’autre côté du chaos infini, ne se trouve pas un dieu irrité pour lequel l’abstention est effectivement équivalente à un pari contre lui. Auquel cas, l’incrédule, victime de ses propres distinguos, ira rejoindre les athées en enfer. Le risque est évidemment trop grand pour être négligé : le pari s’impose de lui-même. L’incertitude même, qui semblait permettre de s’abstenir, est au contraire une excellente raison de s’asseoir à la table de jeu. Voir Dossier de travail (Laf. 387, Sel. 6) : Ordre. J’aurais bien plus peur de me tromper et de trouver que la religion chrétienne soit vraie que non pas de me tromper en la croyant vraie.
Par conséquent, dans tout ce qui suit, il ne sera plus question de savoir s’il faut parier ou non, mais seulement si l’on parie pour ou contre Dieu. Les objections ultérieures ne pourront revenir là dessus.
Levillain Jean, “Exégèse...”, p. 135 sq. Il ne s’agit pas d’une question indifférente comme dans le cas d’un système astronomique ; voir le fragment Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196) : Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci. Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.
Voir McKenna Antony, “L’argument infini rien...”, in Méthodes chez Pascal, p. 498-499 : Pascal étend la seconde règle de la morale provisoire au problème de l’existence de Dieu. Il l’assimile à une question de prudence dans une perspective de jeu. Voir Descartes, Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, éd. Alquié, III, p. 609. Bien que nous ne puissions avoir une démonstration certaine de tout, il faut prendre parti.
Il y aura une interprétation religieuse de ce refus de s’engager ou de décider : voir Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195) : Un homme dans un cachot, ne sachant pas si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, cette heure suffisant s’il sait qu’il est donné pour le faire révoquer. Il est contre nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si l’arrêt est donné, mais à jouer au piquet. Ainsi il est surnaturel que l’homme, etc. C’est un appesantissement de la main de Dieu. Ainsi non seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l’aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.
Lequel prendrez‑vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir, l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est sans hésiter.
Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal, p. 42. Modifications apportées par Arnauld à ce passage dans la copie C1.
Port-Royal modifie le texte : « Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu est ».
D’après Philippe Sellier, éd. des Pensées, l’argument ne tient que si l’interlocuteur entrevoit le néant du type de vie auquel on lui demande de renoncer.
Même critique chez Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal, p. 76. Pascal considère-t-il la vie présente comme équivalente au néant ? Voir p. 77 : Lacombe rapporte cela à la suite, au passage où il est dit qu’en progressant, l’incrédule s’apercevra qu’il n’a rien donné.
Jeanne Russier interprète le mot dans le sens suivant : de toute manière, nous sommes sûrs de perdre notre mise, c’est-à-dire les biens terrestres ; la question est de savoir s’il vaut mieux la risquer tout de suite, ou attendre qu’elle nous soit enlevée.
Pascal et les probabilités, Cahiers pédagogiques de philosophie et d’histoire des mathématiques, fascicule 4, Rouen, CRDP, 1993, p. 102. Critique du vous ne perdez rien. Interprétation selon laquelle l’homme reste attaché par ses passions, de sorte qu’il ‘est pas évident que ma vie n’est rien à l’égard de l’infini.
Orcibal Jean, “Le fragment “Infini rien” et ses sources”, in Pascal, l’homme et l’œuvre, Cahiers de Royaumont, Minuit, Paris, 1956, 478 p., p. 159-195. Voir p. 171, qui voit la source de la formule de Pascal chez Huet.
L’Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis fournit une explication indispensable. À l’égard de la mise engagée d’abord : lorsqu’ils commencent une partie, les joueurs déposent une mise, qui leur donne droit « d’attendre ce que le hasard leur en peut donner, suivant les conditions dont ils sont convenus d’abord » ; autrement dit ils achètent grâce à elle la possibilité de gagner un enjeu, qu’ils ne pourraient pas avoir s’ils n’avaient rien engagé. L’ensemble des mises constitue l’enjeu, somme indivise qui n’appartient à personne avant la fin du jeu : « l’argent que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus, car ils en ont quitté la propriété », puisqu’il a été en quelque sorte dépensé. Dans l’argument de Pascal, la vie d’ici-bas constitue la mise, en contrepartie de laquelle on peut espérer gagner le bonheur dans l’au-delà.
L’argument se déroule en deux temps, qui permettent de sortir de l’impasse initiale. Le géomètre indique d’abord le choix à faire. Puis il montre que ce choix est infiniment avantageux. Le premier mouvement est résumé dans le passage célèbre : pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagner tout, dans un jeu en un seul coup, c’est gagner à soi seul la totalité de l’enjeu. À ce point Pascal ne se prononce pas sur la valeur de l’enjeu, et il ne dit surtout pas qu’il est infini. Ne rien perdre : pas plus que dans le cas du gain, Pascal n’assigne la valeur de ce qui serait perdu ; ce serait un contresens de comprendre que pour Pascal la valeur de la mise serait négligeable ou nulle ; le texte dit expressément le contraire, ce que vous jouez est fini, et comme à ce point la notion d’infini n’est pas encore introduite, rien ne permet de comprendre que ce fini est un néant par comparaison avec l’infini. On ne saurait reprocher à Pascal de déprécier la vie sur terre, ni de l’anéantir pour mieux faire accepter le pari pour Dieu. L’expression signifie seulement que, dans un jeu forcé, la mise n’appartenant a priori plus au joueur, qui l’a abandonnée conformément au principe indiqué plus haut : s’il la perd, il ne perd rien qui lui appartienne en effet.
L’argument revêt alors la forme suivante : sans aucune hypothèse sur la valeur de la mise et du gain possible, ni même sur le rapport des chances de gain et de perte, le pari pour Dieu est tel que l’on peut y gagner, sans jamais y perdre ; en revanche, le pari contre Dieu, que Pascal n’explicite pas, est tel que l’on peut y perdre (le joueur qui perd après avoir parié contre Dieu risque le malheur de l’enfer), mais sans jamais avoir la perspective d’y gagner quoi que ce soit (le joueur qui gagne après avoir parié contre Dieu n’a même pas la possibilité de s’en apercevoir, puisqu’à sa mort il sombre dans le néant). Il faudrait être stupide pour choisir le pari qui, par nature, ne peut rien rapporter au joueur. Le choix de la vie chrétienne est seul raisonnable.
À ce stade, Pascal n’a pas fait appel à la doctrine des partis, puisque ni le rapport des chances, ni la valeur de la mise, ni celle de l’enjeu ne sont intervenus dans le raisonnement. C’est pourquoi le tableau de probabilité proposé par GEF XIII, p. 147, n. 3, repose sur un contresens.
Ce point a une portée rhétorique : ce que Pascal suggère, c’est qu’un peu de bon sens et d’attention à la situation suffit pour comprendre quel est le meilleur parti. Le refus de parier pour Dieu n’est pas bon signe pour la jugeote de l’incroyant : il faut lui souhaiter de conduire ses affaires ordinaires avec plus de perspicacité ; c’est du reste précisément ce que Pascal dit du libertin insouciant dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? [...] Et enfin, à quel usage de la vie le pourrait-on destiner ?
Pascal ne donne pas ici le pari du joueur qui parie contre Dieu : en cas de gain il ne gagne rien ; en cas de perte, il y a une infinité de malheur. Mais ce n’est pas cette infinité de malheur qui est considérée : c’est le fait que, dans cette option, on ne peut que perdre et jamais rien gagner.
– Cela est admirable. Oui, il faut gager. Mais je gage peut‑être trop.
Après avoir montré qu’il faut parier, puisqu’il faut parier pour Dieu, il reste à montrer que le pari est non seulement nécessaire, mais avantageux. Il s’agit non plus de faire parier, mais de balayer les hésitations et les protestations de l’interlocuteur. Dans une partie en un coup, où le joueur n’a pas l’occasion de se refaire, il peut trouver la mise trop forte pour l’enjeu espéré. Il n’est donc pas évident que le gain attendu vaille la mise, c’est-à-dire le sacrifice des plaisirs de la vie humaine.
C’est à ce point seulement qu’intervient la théorie des partis pour mesurer l’avantage effectif de cette option, et c’est aussi à ce point seulement que l’infini va être introduit dans l’évaluation des intérêts et des chances.
Voyons. Puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour une, vous pourriez encore gager. Mais s’il y en avait trois à gagner, il faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de jouer une vie contre trois à un jeu où d’une infinité de hasards il y en a un pour vous, s’il y avait une infinité de vie infiniment heureuse à gagner : mais il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini.
C’est donc à ce point qu’intervient la doctrine des partis, dont Pascal rappelle brièvement les fondements. Un jeu est réputé équitable lorsque le parti est égal à la mise, défavorable lorsqu’il lui est inférieur, favorable lorsqu’il lui est supérieur.
Pascal procède à des variations successives, conformément à la règle des partis qu’il a publiée dans le Triangle arithmétique. Certaines étapes n’ont qu’une signification abstraite, et tous les cas ne répondent pas à une réalité effective. Mais la succession des étapes vise à conduire graduellement l’interlocuteur d’un cas simple, évident et incontestable à la situation réelle, selon la progression qui conduit de l’incontesté au contesté. C’est la démarche de l’Usage pour déterminer les partis, mais aussi celle des Écrits sur la grâce : voir la Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 34, OC III, éd. J. Mesnard, p. 657 : « Toutes ces choses-là, qui sont sans contestation, nous conduiront insensiblement à concevoir celles qui sont contestées ».
En supposant égales les chances de gain et de perte, avec la mise d’une vie et la possibilité d’en gagner 2, le jeu est équitable, car selon la règle de l’Usage pour déterminer les partis, le parti est égal à la demi somme des cas de gain et de perte : . Vous pourriez encore gager.
En supposant égales les chances de gain et de perte, avec la mise d’une vie et la possibilité d’en gagner 3, sachant que le pari est forcé, le parti est avantageux : . Le parti est avantageux, il serait imprudent de ne pas parier.
Pascal applique ensuite le même procédé en faisant varier la valeur de l’enjeu et la proportion des hasards favorables et défavorables. Il suppose que l’enjeu prend une valeur infini : il y a une éternité de vie de bonheur. Dans cette situation, Pascal suppose d’abord qu’il y a deux vies éternelles à gagner, avec une seule chance de gagner et une infinité de chances de perdre : le parti reste équitable. Et il est avantageux avec trois vies de bonheur éternel à gagner.
Dernier moment : en réalité les conditions sont beaucoup plus favorables : un nombre fini de chances de perdre et un nombre fini de chances de gagner (au moins une), une vie infiniment heureuse à gagner et une mise finie, car la vie présente n’a pas une valeur infinie. Voir sur ce dernier point Commencement 1 (Laf. 153, Sel. 186). Que me promettez-vous enfin ? car dix ans est le parti, sinon dix ans d’amour propre, à bien essayer de plaire sans y réussir, outre les peines certaines ?
Pour la restitution du calcul du parti, voir : ✍
GEF XIII, p. 148, n. 2.
Levillain Jean “Exégèse du fragment sur le pari”, in Écrits sur Pascal, Éd. du Luxembourg, Paris, 1959, p. 125-154.
Thirouin Laurent, Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, p. 139 sq.
Descotes Dominique, “Sur les arguments mathématiques dans l’Apologie de Pascal”, in Mothu Alain, Révolution scientifique et libertinage, Brepols, Turnhout, 2000, p. 251-273.
Pascal et les Probabilités, Cahiers pédagogiques de Philosophie et d’Histoire des Mathématiques, CRDP Rouen, 1993, 120 p. ; voir p. 89 sq. “Commentaire de la pensée Infini-rien : le pari”. Restitution du calcul : p. 102.
Cela ôte tout parti.
GEF XIII, p. 150. Voir note 4 sur ôte tout parti. Les éditeurs de Port-Royal suppriment cette formule. Brunschvicg l’a rétablie, avec précaution. Voir le sens de cette expression qui a gêné les éditeurs de Port-Royal dans Thirouin Laurent, “Propositions sur le “Pari” de Pascal”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 16, 1994, p. 66-68. Le même auteur a consacré une annexe approfondissant la signification du passage dans la deuxième édition de son livre Le Hasard et les Règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, auquel on ne peut que renvoyer.
Partout où est l’infini et où il n’y a pas infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. Et ainsi, quand on est forcé à jouer, il faut renoncer à la raison pour garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini aussi prêt à arriver que la perte du néant.
Il faudrait être fou pour ne pas engager sa vie, et ne pas la parier, alors que l’anéantissement complet et la vie éternelle ont un même degré de probabilité. Formule intéressante, car Pascal dit garder la vie, ce qui est la difficulté fondamentale.
Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde, et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude de ce qu’on gagnera égale le bien fini qu’on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi. Tout joueur hasarde avec certitude, pour gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison.
Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 75 sq.
Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, p. 39-40.
Pascal revient aux fondements de la doctrine des partis, pour rappeler que l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde, selon la proportion des hasards de gain et de perte. Il prévient l’objection qu’on peut tirer du principe un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Le retour final sur les principes permet de rappeler que le calcul n’est pas bon. Dans la vie courante, on raisonne tout autrement, on travaille souvent pour l’incertain, et on prend des risques importants pour des enjeux de bien moindre valeur : on hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, on hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison, car l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde, selon la proportion des hasards de gain et de perte.
Il voit en effet se présenter une autre échappatoire, qui consisterait à dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde, et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on expose et l’incertitude de ce qu’on gagnera égale le bien fini qu’on expose à l’infini qui est incertain. Là encore il faut comprendre le sens de l’objection : le principe un tiens vaut mieux que deux tu l’auras peut être invoqué pour conférer à la vie présente, avec les plaisirs qu’elle réserve, une valeur qui égale l’infinité du gain espéré. Cette objection ne remet naturellement pas en cause la nécessité de parier, mais elle justifierait de nouveau une sorte d’abstention. On voit mal pourquoi on raisonnerait autrement dans le cas présent. Et cela d’autant plus que ce serait une erreur d’accorder à la vie présente une valeur infinie, car il n’y a pas grand sens à parler d’une vie de bonheur certaine : il n’est jamais sûr qu’on sera heureux ; c’est même tout le contraire : que me promettez-vous enfin, car dix ans est le parti, sinon dix ans d’amour-propre, à bien essayer de plaire sans y réussir, outre les peines certaines ?
Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on s’expose et l’incertitude du gain. Cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre, mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte. Et de là vient que, s’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal. Et alors la certitude de ce qu’on s’expose est égale à l’incertitude du gain, tant s’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder, à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner.
Idée qu’il n’y a pas de proportion entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Si on a la certitude de gagner (de valeur infinie), la certitude de perdre n’existe pas (de valeur nulle). Mais il y a proportion entre la certitude de ce qu’on hasarde et l’incertitude de gagner.
Voir Usage du triangle arithmétique pour les partis, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1308. « Second principe, Le second est celui-ci. Si deux joueurs se trouvent en telle condition que, si l’un gagne, il lui appartiendra une certaine somme, et s’il perd, elle appartiendra à l’autre ; si le jeu est de pur hasard, et qu’il y ait autant de hasards pour l’un que pour l’autre, et par conséquent non plus de raison de gagner pour l’un que pour l’autre, s’ils veulent se séparer sans jouer, et prendre ce qui leur appartient légitimement, le parti est qu’ils séparent la somme qui est au hasard par la moitié, et que chacun prenne la sienne ».