Preuves par discours I – Papier original : RO 3-1 r° / v° et RO 7-1 r° / v°
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 30 à 32 p. 201 à 207 v° / C2 : p. 411 à 417 v°
Éditions de Port-Royal :
Chap. II - Marques de la véritable religion : 1669 et janv. 1670 p. 21 / 1678 n° 6 p. 19
Chap. VII - Qu’il est plus avantageux de croire que de ne pas croire : 1669 et janv. 1670 p. 53-61 / 1678 n° 1 et 2 p. 55-62
Chap. IX - Injustice et corruption de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 73-74 / 1678 n° 5 et 6 p. 74-75
Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 267 et 273-274 / 1678 n° 58 p. 259 et n° 80 p. 266
Éditions savantes : Faugère II, 163, I / Havet X.1, X.1 bis, XXV.38, XXV.91, XXIV.2, XXIV.56, XI.4 ter, XXV.39, XXV.39 bis, XXIV.5, XI.9 bis / Brunschvicg 233, 535, 89, 231, 477, 606, 542, 278, 277, 604 / Tourneur p. 307 / Le Guern 397 / Lafuma 418 à 426 (série II) / Sellier 680 (Discours de la Machine)
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✧ Éclaircissements
Sommaire
Analyse du Discours Infini rien. Notre âme est jetée dans le corps... Analyse du texte N’y a-t-il point une vérité substantielle... Analyse du texte On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts... Analyse du texte La coutume est la nature. Qui s’accoutume à la foi la croit... Analyse du texte Croyez‑vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini, sans parties ?... Analyse du texte Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment... Analyse du texte Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux... Analyse du texte C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison... Analyse du texte Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point... Analyse du texte La seule science qui est contre le sens commun...
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Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions.
Sur ce passage, voir notre commentaire sur le fragment Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15), qui fournit les références nécessaires. La liasse Morale chrétienne donne aussi des textes relatifs à la nécessité pour les membres de demeurer solidaire du corps auquel ils appartiennent.
Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher. Ce fragment, dont Gilberte Périer possédait l’original, est directement associé, dans la Vie de Pascal, à sa manière de vivre au sein de sa famille. Cependant le caractère de confidence de ce texte ne doit pas dissimuler sa portée générale (J. Mesnard).
Le moi n’est pas considéré ici sous l’angle de l’amour qu’il se porte à lui-même, mais de celui qu’il peut susciter chez les autres. De même que l’amour propre est porteur de mensonge aux autres et à soi-même, l’amour que l’on suscite chez autrui est aussi entaché de tromperie, dans la mesure où il fait attendre un bien qu’il n’est pas capable de donner.
Pascal se méfie de ce que les marques d’affection et de tendresse peuvent cacher d’intérêt égoïste de la part des uns et d’ignorance de la fragilité de la condition humaine de la part des autres. Et en tout état de cause, la naïveté des bons sentiments conduit souvent à placer son bien dans son intérêt propre, ou dans une personne à laquelle on s’attache, ce qui fait obstacle, d’un côté comme de l’autre, à la véritable recherche de Dieu.
Pierre Nicole reprend le même thème dans plusieurs de ses Essais. Voir Nicole Pierre, Des moyens de conserver la paix avec les hommes, ch. Seconde partie, ch. V, Qu’il est injuste de vouloir être aimé des hommes, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 164 sq. « La recherche de l’amour des hommes est injuste, puisqu’elle est fondée sur ce que nous nous jugeons nous-mêmes aimables, et qu’il est faux que nous le soyons ». Voir aussi Nicole Pierre, De la civilité chrétienne, ch. II, Qu’il semblerait que la charité nous devrait éloigner de la civilité, Essais de morale, éd. Thirouin, p. 183. Il y a une « injustice toute visible à vouloir être aimé [...] car nous ne sommes nullement aimables ».
Voir Périer Gilberte, Vie de Pascal (versions I et II), OC I, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, 571-642. La Vie de Pascal indique qu’une personne de grand esprit a fait comprendre à Pascal qu’une maxime fondamentale de piété consistait à ne pas permettre qu’on se laisse aimer avec attachement. Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 158, propose d’identifier ce personnage avec Arnauld, qui a publié en 1644 une traduction du De moribus Ecclesiae, où saint Augustin insiste sur le rôle central de la charité. Saint Augustin a développé l’idée qu’on ne doit pas jouir de soi.
Périer Gilberte, Vie de Pascal, Première version, § 59-64, OC I, éd. J. Mesnard, p. 591 sq.
« Il avait une extrême tendresse pour nous et pour tous ceux qu’il croyait être à Dieu ; mais cette affection n’allait pas jusques à l’attachement, et il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Car lorsqu’il reçut cette nouvelle, il ne dit autre chose, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » et il s’est toujours tenu depuis dans une soumission admirable aux ordres de la Providence de Dieu, sans faire jamais sur cela d’autre réflexion que des grandes grâces que Dieu avait faites à sa sœur pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort ; ce qui lui faisait dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils meurent au Seigneur ! » Et lorsqu’il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait et me disait que cela n’était pas bien, et qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments-là pour la mort des justes, et qu’il fallait au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avait si tôt récompensée des petits services qu’elle lui avait rendus.
C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il n’avait nul attachement pour ceux qu’il aimait ; car, s’il eût été capable d’en avoir, c’eût été sans doute pour ma sœur, parce qu’assurément c’était la personne du monde qu’il aimait le plus.
Mais il n’en demeurait pas là ; car non seulement il n’avait point d’attachement pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien, mais je parle des amitiés les plus innocentes ; et c’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y donner point de sujet, et même pour l’empêcher. Et comme je ne savais pas cela, j’étais toute surprise des rebuts qu’il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m’aimait pas, et qu’il semblait que je lui faisais de la peine, lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait sur cela que je me trompais, qu’elle savait bien au contraire qu’il avait une affection pour moi aussi grande que je la pouvais souhaiter.
C’est ainsi que ma sœur remettait mon esprit, et je ne tardais guère à en voir les preuves ; car aussitôt qu’il se rencontrait quelque occasion où j’avais besoin du secours de mon frère, il l’embrassait avec tant de soin et de témoignages d’affection, que je n’avais pas lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup ; de sorte que j’attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer ; et cette énigme ne m’a été expliquée que le jour même de sa mort, qu’une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu’il lui avait donné cette instruction entre autres, qu’elle ne souffrît jamais de qui que ce fût qu’on l’aimât avec attachement ; et que c’était une faute sur laquelle on ne s’examinait pas assez parce qu’on n’en connaissait pas assez la grandeur, et qu’on ne considérait pas qu’en fomentant et en souffrant ces attachements, on occupait un cœur qui, ne devant être qu’à Dieu, c’était lui faire un larcin de la chose du monde qui lui est la plus précieuse.
Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur ; car, pour l’avoir toujours présent, il l’avait écrit de sa main sur un petit papier séparé, où il y a ces mots : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir ; car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc, comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir, et qu’en cela on me fît plaisir ; de même, je suis coupable si je me fais aimer, et si j’attire les gens à s’attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même, qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi ; car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à Dieu ou à le chercher ».
Voilà de quelle manière il s’instruisait lui-même, et comme il pratiquait si bien ses instructions que j’y avais été moi-même trompée. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, et qui ne sont venues à notre connaissance que comme par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chrétienne. »
La seconde version de la Vie de Pascal, § 71-75 ajoute des renseignements supplémentaires.
« C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il aimait sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon père, pour lequel il avait sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnaissant pour un père bien affectionné ; car nous voyons dans la lettre qu’il écrivit sur le sujet de sa mort que, si la nature fut touchée, la raison prit bientôt le dessus ; et que, considérant cet événement dans les lumières de la foi, son âme en fut attendrie, non pas pour pleurer mon père qu’il avait perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jésus-Christ, en qui il l’avait gagné pour le ciel.
Il distinguait deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la première était de peu d’utilité dans l’usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n’y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu’il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite, et qu’il le mérite toujours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens.
« Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu’elle nous fait agir par les règles de la charité. C’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu’entre la charité et l’amitié. Il concevait seulement que, comme l’amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l’on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu’ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés.
Voilà comment il concevait la tendresse, et c’est ce qu’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d’autre fin que Dieu, elle ne pouvait s’attacher qu’à lui, ni s’arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu’elle sait qu’il n’y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection.
Mais non seulement il n’avait pas d’attache pour les autres ; il ne voulait pas non plus que les autres en eussent pour lui. Je ne parle point de ces attachements criminels et dangereux, car cela est grossier et tout le monde le voit bien ; mais je parle des amitiés les plus innocentes, et dont l’amusement fait la douceur ordinaire de la société humaine. C’était une des choses sur lesquelles il s’observait le plus régulièrement, afin de n’y point donner lieu, et d’en empêcher le cours dès qu’il en voyait quelques apparences. Et comme j’étais fort éloignée de cette perfection, et que je croyais que je ne pouvais avoir trop de soin d’un frère comme lui, qui faisait le bonheur de la famille, je ne manquais à rien de toutes les applications qu’il fallait pour le servir et lui témoigner en tout ce que je pouvais mon amitié. Enfin je reconnais que j’y étais attachée, et que je me faisais un mérite de m’acquitter de tous les soins que je regardais comme un devoir ; mais il n’en jugeait pas de même, et comme il ne faisait pas, ce me semblait, assez de part extérieurement pour répondre à mes sentiments, je n’étais point contente, et allais de temps en temps à ma sœur lui ouvrir mon cœur, et peu s’en fallait que je n’en fisse des plaintes. Ma sœur me remettait le mieux qu’elle pouvait, en me rappelant les occasions où j’avais eu besoin de mon frère et où il s’était appliqué avec tant de soin et d’une manière si affectionnée que je ne devais avoir nul lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup. Mais le mystère de cette conduite de réserve à mon égard ne m’a été parfaitement expliqué que le jour de sa mort, qu’une personne des plus considérables pour la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu’il lui avait fait toujours comprendre comme une maxime fondamentale de sa piété, de ne souffrir qu’on l’aimât avec attachement, et que c’était une faute sur laquelle on ne s’examinait pas assez, qui avait de grandes suites, et qui était d’autant plus à craindre qu’elle nous paraît souvent moins dangereuse. »
Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 167 sq. Les attachements qui nous lient aux autres hommes doivent être considérés comme dilectio transitoria (un amour de transition, en ce sens que l’on aime les autres pour Dieu et non pour soi-même ni pour eux-mêmes) et non comme dilectio mansoria (amour qui a pour fin la satisfaction que l’on peut tirer de ce que l’on aime, et qui s’arrête là, sans prendre Dieu pour fin dernière). Aucune créature ne peut être aimée pour elle-même. Mais il y a un commandement d’aimer soi-même et le prochain. Voir Arnauld Antoine, Réflexions philosophiques et théologiques, Œuvres, XXXIX, p. 345 : « il y a des créatures qu’il ne nous est pas seulement permis, mais qu’il nous est commandé d’aimer, puisqu’en même temps que Dieu nous ordonne de l’aimer de tout notre cœur et de toutes nos forces, il nous ordonne d’aimer aussi notre prochain comme nous-mêmes ». Selon saint Augustin, « celui qui aime son prochain, selon qu’il y est obligé par ce commandement de Dieu, doit avoir en vue de le porter, autant qu’il pourra, à aimer Dieu de tout son cœur », De doctrina christiana, I, XIII, cité ibid., p. 723.
Pascal ne refuse pas la tendresse à l’égard des proches : tout comme saint Augustin a été très fortement attaché à sa mère, Pascal a été très attaché à ses sœurs, et il a consacré une lettre à son affection pour son père. Sur ce que Pascal entendait par tendresse, comme affection qui tend essentiellement à l’utilité des autres, voir le fragment Pensée n° 15P (Laf. 931, Sel. 759), j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement.
Thirouin Laurent, “Le moi haïssable, une formule équivoque”, in Behrens Rudolf, Gipper Andreas, Mellinghoff-Bourgerie Viviane (dir.), Croisements d’anthropologies. Pascals Pensées im Geflecht der Anthropologien, Universitätvelag, Heidelberg, 2005, p. 217-247.
Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes.
Voir dans ce fragment Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi-même naturellement selon qu’il s’y adonne et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre, est-ce par raison que vous vous aimez ?
Connaissant nous et les autres : voir un raisonnement analogue dans Misère 8 (Laf. 59, Sel. 93). Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé. Ce devrait être un tiers indifférent. C’est ce qui devrait être si l’homme était juste. Le malheur veut que ni dans les relations personnelles, ni dans les affaires politiques, nul n’est capable de faire abstraction de son intérêt personnel. Si l’on donne à cette formule une valeur prescriptive, il faut la considérer comme une réflexion de demi-habile.
Contre Pascal, on retrouve Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XI. L’amour propre assiste l’amour des autres. Voir contra Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § X-XI, p. 49.
Car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.
La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles‑mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.
Transposition à l’ordre politique de l’idée que Pascal applique d’abord au rapport de l’individu à la société à laquelle il appartient.
Ce passage doit être mis en relation avec les fragments dans lesquels Pascal définit la tyrannie, qui consiste à faire déborder un domaine particulier sur l’ordre général et à en usurper les pouvoirs.
En police : lois, ordre et conduite à observer pour la subsistance et l’entretien des États et des sociétés. En général il est opposé à barbarie. Police se dit particulièrement de l’ordre qu’on donne pour la netteté et sûreté d’une ville, pour la taxe des denrées, pour l’observation des statuts des marchands et des artisans (Furetière).
Économie : soin et conduite d’une famille (Richelet). Ménagement prudent qu’on fait de son bien, ou de celui d’autrui ; l’économie est la seconde partie de la morale, qui enseigne à bien gouverner une famille, une communauté (Furetière). Le théâtre de Molière (Tartuffe) illustre la remarque de Pascal dans ce domaine.
C’est la leçon que Pascal donne dans le troisième Discours sur la condition des grands :
« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.
Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.
Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence. »
Ces réflexions de Pascal sont nées des controverses relatives à l’impérialisme pontifical dont on trouve traces dans les Pensées.
Laf. 604, Sel. 501. Église, pape. Unité / Multitude. En considérant l’Église comme unité le pape qui en est le chef est comme tout ; en la considérant comme multitude le pape n’en est qu’une partie. Les Pères l’ont considérée tantôt en une manière, tantôt en l’autre. Et ainsi ont parlé diversement du pape. [...] La multitude qui ne se réduit point à l’unité est confusion. L’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. Il n’y a presque plus que la France où il soit permis de dire que le concile est au-dessus du pape.
Voir les fragments Misère 6 et Misère 7, relatifs à la tyrannie, qui généralisent le problème.
Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché. Nulle secte de philosophes ne l’a dit. Nulle n’a donc dit vrai.
Cette proposition a été établie dans les liasses Philosophes et Fausseté des autres religions.
Voir sur la corruption de la nature de l’homme par le péché originel, le Traité de la prédestination, dans les Écrits sur la grâce, OC III, p. 766 sq.
Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313). Perpétuité. Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie on serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé et celle-là a subsisté pour laquelle sont toutes choses.
Voir Provinciale IV, § 12-13. « Pensera-t-on que ces Philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l’infirmité, et le Médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée que Dieu ne donne point la vertu, et qu’il ne s’est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ? Qui pourra croire que les Épicuriens qui niaient la providence Divine eussent des mouvements de prier Dieu ? eux qui disaient que c’était lui faire injure de l’implorer dans nos besoins, comme s’il eût été capable de s’amuser à penser à nous. »
Contrairement à l’habitude, le mot philosophes ne désigne pas seulement les stoïciens.
Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, VIII, VI, p. 631-632, donne ce texte et les suivants : « Bien loin de désirer la santé de leur âme, comme un bien qui leur eût manqué, et qu’ils eussent besoin de recevoir d’ailleurs que d’eux-mêmes, ils ont enseigné avec une confiance merveilleuse que ce qu’il y a de précieux et de magnifique dans la sagesse (qui est la vraie santé de notre âme), c’est qu’elle ne nous vient point d’ailleurs, que chacun se la doit à soi-même, qu’il ne la faut point demander à autrui, et qu’elle n’aurait rien qui fût digne d’admiration, si elle dépendait du bienfait d’un autre (Seneca. Ep. 9). Bien loin d’avoir quelque mouvement de prier Dieu afin qu’il leur fît la grâce d’être vertueux, ils n’ont rien combattu avec tant de faste que ce sentiment d’humilité, ayant déclaré hautement que c’est le sentiment général de tous les hommes que nous devons demander à Dieu la bonne fortune, et nous donner à nous-mêmes la sagesse et la bonne vie (Cicero, l. 3, De nat. Deor.) ; que jamais personne ne s’est cru redevable à Dieu de sa vertu, et avec raison, parce que la vertu nous rend dignes de louanges, et c’est avec juste sujet que nous nous en glorifions : ce qui ne serait pas si elle nous venait de Dieu, et non de nous-mêmes (Cicero, ibid.). »
Ces idées s’inspirent aussi de certains passages de l’Augustinus relatifs aux philosophes stoïciens et épicuriens.
Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.
Voir la liasse Perpétuité.
Perpétuité 4 (Laf. 282, Sel. 314). Perpétuité. Le Messie a toujours été cru.
Perpétuité 6 (Laf. 284, Sel. 316). La seule religion contre la nature, contre le sens commun, contre nos plaisirs est la seule qui ait toujours été.
Voir la note : La seule science qui est contre le sens commun et la nature des hommes est la seule qui ait toujours subsisté parmi les hommes.