Fragment Vanité n° 33 / 38 Papier original : RO 21-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 67 p. 13 et 13 v° / C2 : p. 30 et 31

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIV - Vanité de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 187-188 / 1678 n° 12 p. 182-183

Éditions savantes : Faugère II, 43, XIV / Havet III.5 / Brunschvicg 172 / Tourneur p. 178-2 / Le Guern 43 / Maeda II p. 155 / Lafuma 47 / Sellier 80

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Bibliographie

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 358 sq.

BOULLIER, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXII, p. 62 sq.

COUSIN Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 178.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1389 sq.

FERREYROLLES Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire au XVIIe siècle”, XVIIe Siècle, n° 135, avril-juin 1982, p. 216-241.

PASCAL, De l’Esprit géométrique, I, § 14, OC III, p. 397-398.

PASCAL, Écrits sur la grâce, OC III, p. 600 sq. et p. 609 sq.

POULET Georges, Études sur le temps humain, 1, Paris, 1950, p. 48-78.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 425 sq.

VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § XXII, éd. Naves, p. 157 sq.

Le fragment Sel. 80 a fait l’objet d’une analyse littéraire détaillée par Paul Martin dans L’information littéraire, n° 1, 1976, p. 41-53.

 

Éclaircissements

 

 

Le temps qui nous a porté jusqu’ici par (la) sa succession continuelle nous a si bien accoutumés au branle que  (texte barré - voir la transcription savante)

 

Accoutumés : la réflexion initiale portait sur la coutume, en rapport avec la perception du temps. Le développement ne reprend pas cela.

Branle : terme de Montaigne.

 

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien,

 

La première phrase est cohérente. Ce n’est en réalité pas le temps qui est responsable de quoi que ce soit. C’est la corruption qui est responsable.

Et si vains que... : addition qui lie le fragment au titre du chapitre Vanité.

La perspective chrétienne tend à ramener le temps humain à une durée brève, qui est nécessairement celle du moment présent. Voir Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 358 sq. Raccourcissement et anéantissement du temps à l’égard de l’éternité chez Pascal. La supposition dans laquelle vit le chrétien, c’est que huit jours et cent ans sont une même chose : p. 354 sq. Pascal ajoute une dimension tragique à ce thème, par rapport à ce qu’en fait saint Augustin : p. 355. Erreur dans la manière de comprendre le temps : on croit comprendre le présent alors qu’on passe à côté de lui. Voir sur ce fragment p. 358 sq.

Ce thème réapparaît dans de nombreux fragments.

Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5). Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie.

Commencement 13 (Laf. 163, Sel. 195). Le condamné dans son cachot.

Renvoi à Commencement 9 (Laf. 159, Sel. 191). Si on doit donner huit jours de la vie on doit donner cent ans.

Prophéties 5 (Laf. 326, Sel. 358). Et ce qui couronne tout cela est la prédiction afin qu’on ne dît point que c’est le hasard qui l’a fait. Quiconque n’ayant plus que 8 jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard. Or si les passions ne nous tenaient point, 8 jours et cent ans sont une même chose.

 

et échappons sans réflexion le seul qui subsiste.

 

Subsiste implique une existence réelle. Voir Lalande, Vocabulaire…, p. 1046. Subsister : exister à titre de substance, et non de mode ou d’accident. Voir aussi Bartmann Bernard, Précis de Théologie dogmatique, I, p. 198 : on appelle subsistance la manière d’exister propre à la substance. Ce mot désigne l’existence en soi et pour soi de l’hypostase (subsistentia, subsistere). Mais le mot souligne aussi le paradoxe par lequel le présent est pourtant la seule partie du temps qui est toujours effectivement là, quoiqu’il ne soit jamais le même instant et qu’il soit donc insaisissable.

Sans réflexion : sans s’en apercevoir.

 

C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

 

Affliger et consoler sont, d’après la Vie de Pascal, 2e version, OC I, p. 621, les deux parts que l’âme de l’homme peut prendre aux choses ; ce couple est fondamental dans l’art de persuader de Pascal.

 

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin.

 

La correction sur le manuscrit remplace quasi jamais par presque point : pourquoi cette correction ? La présentation du temps est d’abord toute temporelle. La correction en revanche fait peser tout le poids sur le point de la pensée. Ce n’est pas une correction de style, mais de fond.

 

Pascal et le temps

 

Succession continuelle du temps (texte barré au début du fragment) : l’expression pose problème.

Sur le concept de temps et la critique des définitions qu’en donnent les philosophes, voir De l’Esprit géométrique, I, § 14, OC III, p. 397-398.

OC III, p. 600 sq. et p. 609 sq. La conception que se fait Pascal du temps est abordée dans les Écrits sur la grâce et étudiée par J. Mesnard dans son introduction générale. Rapprochement entre la conception pascalienne de la grâce continuée avec celle de la création continuée chez Descartes.

Poulet Georges, Études sur le temps humain, 1, Paris, 1950, p. 48-78.

Voir Transition 2 (Laf. 194, Sel. 684). L’imagination grossit le temps présent. Port-Royal met les deux fragments bout à bout. Le texte en question semble en contradiction avec le fragment Vanité 33. Mais il n’en est rien car ce n’est pas le même point de vue ; dans Transition 2, Pascal oppose temps présent humain, durée de notre vie à éternité, et non présent à passé et futur ; on ne s’intéresse pas au même avenir, soit la durée terrestre, soit l’avenir surnaturel. Il ne s’agit pas de la temporalité chronologique, mais de notre temps face à l’éternité.

Pascal est confronté ici à une double logique et combine une dimension stoïcienne, puisque la distinction entre les choses qui sont en notre puissance et celles qui ne le sont pas est d’origine stoïcienne, avec l’augustinienne (point de vue de l’intensio augustinienne). Le présent augustinien n’est pas l’instant. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 426 : Le temps nous échappe parce qu’il se décompose, en chaque moment, à l’infini, en passé et avenir. Le divertissement est un fractionnement ininterrompu du temps.

L’esprit géométrique indique bien que la divisibilité à l’infini est une propriété du temps comme de l’espace et de toutes les grandeurs continues. Davidson Hugh, Pascal and the arts of mind, p. 9 sq., remarque que dans la mécanique, Pascal a moins à dire sur le temps que sur le nombre, l’espace et les corps. Il ne précise pas la relation entre temps et mouvement, quoiqu’il la dise nécessaire. Mais ce n’est pas anormal, dans la mesure où les travaux de Pascal en physique sont d’ordre statique, et que le temps n’entre en considération qu’à partir du moment où l’on entre dans la dynamique ou dans la cinématique.

 

Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

 

Les dernières lignes, avec l’expression il est inévitable que, insistent sur le caractère fatal du mécanisme qui conduit à la condition dans laquelle l’homme se trouve. Mais le fragment est ironique : l’homme se plaint de sa condition en présupposant qu’il n’est pour rien dans son malheur ; mais sa désillusion est comique dans la mesure où il fait précisément tout ce qu’il faut pour que son attente soit déçue et pour aboutir au résultat contraire à celui qu’on espère et auquel on se dispose. Il y a un comique de la désillusion, qui repose sur le motif ironique faites votre malheur vous-même, qui est comparable en comédie à la situation du mari qui, par crainte d’être cocu, prend toutes les précautions qu’il croit nécessaires pour s’en garder, mais qui ne s’aperçoit pas qu’il donne à son rival tous les moyens nécessaires pour le duper.

Voir aussi notre commentaire sur l’édition de Port-Royal.

 

Saint Augustin sur la nature du temps

 

Saint Augustin, Confessions, XI, Œuvres, t. 14, Bibliothèque augustinienne, p. 291 sq. Voir la note 18, p. 581 sq., sur l’être du temps et son caractère insaisissable du temps.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1389 sq.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 425 sq.

Ferreyrolles Gérard, “L’influence de la conception augustinienne de l’histoire au XVIIe siècle”, XVIIe Siècle, n° 135, avril-juin 1982, p. 216-241. Voir p. 217.

La distinction entre uti et frui est-elle compatible avec ce texte ? Voir Lettre 8 à Melle de Roannez, OC III, p. 1044-1045, qui mentionne expressément le verbe user : « Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l’on vit, mais à celui où l’on vivra ». User doit être mis en rapport avec fin et moyen dans Laf. 47, Sel. 80 : on place sa fin dans quelque chose qui n’existe pas.

 

Chez les moralistes

 

Montaigne, Essais, I, 3 ; voir Croquette, Pascal et Montaigne, p. 11-12. Montaigne développe l’idée contraire : soit, « nous ne sommes jamais chez nous » ; mais ceux qui nous le reprochent ignorent la nature humaine, car elle le fait « pour le service de la continuation de son ouvrage » ; malgré tout, c’est pour nous « amuser ».

Senault, Usage des passions, I, 2e traité, 5e discours, éd. Fayard, p. 91 : les bêtes ne connaissent que le passé ; les hommes, eux, vont chercher dans l’avenir et le passé pour faire leur malheur.

Voir le sermon pour le 3e vendredi de l’Avent du P. Antoine de Lor, carme, publié à Toulouse, 1623, Bosc, p. 364-366, que Pascal ne connaissait sans doute pas, mais qui montre que ce souvenir de Sénèque était devenu un lieu commun du stoïcisme chrétien. « L’homme n’est pas seulement misérable de fait, et suivant sa nature corrompue dépravée et viciée ; mais qui pis est outre les vrais et substantiels maux dont il est assailli, il s’en feint, et s’en forme des faux, et des imaginaires : et non content de cela, ingénieux et industrieux contre soi-même et à sa propre ruine, il étend, il allonge, il prolonge et fait durer ses maux, soit feints, ou véritables au delà de leur durée naturelle ; tant il se plaît et agrée de leur durée naturelle ; tant il se plaît et s’agrée en sa propre misère. Or ceci se fait en plusieurs et diverses façons : premièrement r’appelant la mémoire du passé, et par la force se son imagination anticipant sur l’avenir ; si bien qu’il ne peut faillir d’être misérable ; puisque les principaux biens dont il se glorifie comme sont les facultés de l’âme, et entre autres la mémoire et ma providence, sont les propres outils de se misère : car futuro torquetur et praterito, et nunquam praesentibus malis tantum miser est : il se travaille, et se met en peine de l’avenir, et du passé, et ne se contente pas que les maux qui lui sont présents le fassent misérable, si d’abondant il ne rengrège sa misère de la mémoire des maux passés, et de l’appréhension de ceux qui lui pensent survenir. »

 

Discussion au XVIIIe siècle

 

Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § XXII, éd. Naves, p. 157 sq. C’est, quoiqu’en dise Pascal, un bienfait que la tension vers l’avenir. L’espérance adoucit les chagrins. Sans esprit d’avenir on n’entreprendrait rien.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXII, p. 62 sq. La pensée de l’avenir est une preuve de la misère de l’homme. La doctrine des sages païens a été toujours de se borner au présent : p. 63. Accord des Stoïciens et d’Épicure sur ce point. Dire que de telles maximes puissent être suivies, c’est autre chose ; l’impossibilité de les mettre en pratique confirme ce que Pascal dit de la misère humaine. Voltaire confirme la pensée de Pascal en voulant la contredire : il admet que l’homme a des chagrins. L’instinct de rechercher l’avenir est moins le remède à nos maux qu’il n’est l’effet des maux mêmes. La Sagesse contribue au bonheur parce qu’elle borne les désirs, retarde la pente violente qui entraîne vers l’avenir. Il faut distinguer la faculté réflexive qui s’étend dans l’avenir d’avec la pente inquiète dont parle Pascal.