Pensées diverses II – Fragment n° 3 / 37 – Papier original : RO 75-5 et 75-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 104 et 105 p. 349-349 v°  / C2 : p. 303 à 305

Éditions de Port-Royal : Chap. XVI - Diverses preuves de Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 131-132 / 1678 n° 9 p. 131-132

Éditions savantes : Faugère II, 320, XVII ; II, 283, XXV / Havet XIX.5 bis / Brunschvicg 760  / Tourneur p. 83-4 / Le Guern 506 / Lafuma 593 (série XXIV) / Sellier 493

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Bibliographie

 

 

DESCOTES Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 509-524.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425.

SHIOKAWA Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

THIROUIN Laurent, “Le dispositif ironique dans les Provinciales”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 167-193.

THIROUIN Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390.

 

 

Éclaircissements

 

Les Juifs le refusent mais non pas tous : les saints le reçoivent et non les charnels,

 

La réserve sur les saints, qui ont reçu le Christ, est une addition.

Pascal ne définit nulle part le terme de charnel. Pour fixer les idées on peut dire qu’il désigne par le terme de charnels les personnes qui sont attachées aux réalités qui relèvent de l’ordre des corps pris au sens large : l’attachement aux objets de leurs passions, aux formes et aux cérémonies du culte, la compréhension du sens littéral des prophéties en sont les caractères principaux. Les spirituels au contraire placent leur fin dans des réalités qui se situent au-delà des matérielles, conscients du fait que les cérémonies n’ont qu’une valeur symbolique, que les prophètes s’expriment par figures dans l’Écriture sainte, et que c’est la conversion du cœur qui est exigée.

Sur la différence entre les Juifs charnels, qui ont refusé Jésus-Christ, et les « saints », ceux que Pascal appelle les vrais Juifs, que leur cœur spirituel a conduits à recevoir en Jésus-Christ le Messie annoncé par les prophètes, voir Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318). Deux sortes d’hommes en chaque religion. Parmi les païens des adorateurs de bêtes, et les autres adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle. Parmi les juifs les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne. Parmi les chrétiens les grossiers qui sont les Juifs de la loi nouvelle. Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu. Voir le dossier thématique sur le peuple juif.

Prophéties 10 (Laf. 331, Sel. 363). Au temps du Messie ce peuple se partage. Les spirituels ont embrassé le Messie, les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins.

Sur les termes de grossier et de charnel, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 502, n. 18. Origine de ces notions de charnel, d’injuste, de grossier chez saint Augustin. Voir saint Augustin, Confessions, Œuvres, t. 14, Bibliothèque augustinienne, p. 629 sq. C’est aux spirituels qu’est réservée l’intelligence de l’Écriture : p. 630. Qui sont et que sont les spirituels et les charnels : p. 630 sq. Les spirituels sont la race choisie ; Pascal les désigne ici par le mot de saints. Ce sont des hommes rénovés selon l’esprit, créés selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité.

Les charnels, que Pascal appelle aussi grossiers, eux, sont incapables de saisir la profondeur des livres sacrés. Sur les termes de grossier et de charnel, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 502, n. 18. Origine de ces notions de charnel, d’injuste, de grossier chez saint Augustin. Sur carnalis, voir la note p. 503. Le peuple des charnels et grossiers : p. 508. Pascal dit aussi, dans un sens proche, grossiers, qui traduit rudis, employé souvent dans la même acception chez saint Augustin et chez Pascal. Voir la liste des fragments où Pascal relève les biens charnels attendus par les Juifs : p. 508, n. 47.

Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301). Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres : que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortait, que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples sans souffrir qu’ils s’y mêlassent, que quand ils languissaient dans l’Égypte il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur, qu’il les nourrit de la manne dans le désert, qu’il les mena dans une terre bien grasse, qu’il leur donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes, et, par le moyen de l’effusion de leur sang qu’ils seraient purifiés, et qu’il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde, et il a prédit le temps de sa venue.

La vérité de la religion juive ne réside pas dans le sens des prophéties qu’admettent les charnels, mais dans l’intelligence qu’en ont les spirituels.

Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). Qui jugera de la religion des Juifs par les grossiers la connaîtra mal. Elle est visible dans les saints livres et dans la tradition des prophètes, qui ont assez fait entendre qu’ils n’entendaient pas la loi à la lettre. Ainsi notre religion est divine dans l’Évangile, les apôtres et la tradition, mais elle est ridicule dans ceux qui la traitent mal. Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel. Jésus-Christ selon les chrétiens charnels est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous ; ni l’un ni l’autre n’est la religion chrétienne, ni juive.

 

et tant s’en faut que cela soit contre sa gloire que c’est le dernier trait qui l’achève.

 

Argument par et contre, que Pascal aime à retourner contre ceux contre lesquels il parle. Les Juifs charnels sont ceux contre lesquels Pascal parle ici, mais ce sont eux aussi qui servent de preuve de la vérité du Christ et de la religion chrétienne. C’est un perfectionnement de l’argument classiquement appelé rétorsion.

Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, p. 274. La rétorsion, que l’on appelait au moyen âge la redarguitio elenchica, constitue un usage de l’autophagie : c’est un argument qui tend à montrer que l’acte par lequel une règle est attaquée est incompatible avec le principe qui soutient cette attaque. La définition de Reboul Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, P. U. F., 1991, p. 171, est plus claire : procédé polémique consistant à reprendre l’argument de l’adversaire en montrant qu’il s’applique en réalité contre lui.

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 496 sq. 

Descotes Dominique, “Piège et paradoxe chez Pascal”, Méthodes chez Pascal, p. 509-524.

Pascal s’en sert souvent dans les Provinciales. Voir Thirouin Laurent, “Le dispositif ironique dans les Provinciales”, in Treize études sur Blaise Pascal, p. 172, et Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, p. 363-390. Voir p. 374 sq.

 

Comme la raison qu’ils en ont et la seule qui se trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud et dans les rabbins, n’est que parce que Jésus-Christ n’a pas dompté les nations en main armée, Gladium tuum potentissime. N’ont‑ils que cela à dire ? Jésus-Christ a été tué, disent‑ils, il a succombé, il n’a pas dompté les païens par sa force,

 

Sur le Talmud, voir Cohen A., Le Talmud, Paris, Payot, 1976, et les fragments de la liasse Rabbinage.

À partir de n’ont-ils que cela à dire, le texte original est écrit sur un autre papier, jusqu’à celui qu’ils se figurent. Le développement de l’idée que non seulement Jésus-Christ n’a pas usé de violence, mais qu’il lui a au contraire succombé, et que c’est paradoxalement cela qui le rend « aimable », a fait l’objet d’un complément ajouté après coup.

Jésus-Christ ne relève pas de l’ordre de la chair. Voir Boucher Jean, Les triomphes de la religion chrétienne, IV, Q. 17, p. 418-419. Pourquoi Jésus s’est-il privé des richesses ? Il est venu pour l’amour de nous, et non pour son respect ; « pour nous donner l’exemple qui nous était nécessaire ». Il bannit les richesses car l’ambition fait violer la loi. Il veut imprimer en nous le mépris des biens et voluptés de la terre : p. 419. Roi des rois, il a méprisé les richesses. « S’il fût venu avec la pompe temporelle du royaume de Judée », Alexandre et César auraient été plus grands que lui en qualité de monarques temporels. Aucun pouvoir terrien n’aurait été digne de lui. Voir p. 482 : pour le Christ, « il le vous faut représenter avec un Empire nouveau, nouvelles guerres victoires nouvelles, nouveaux palais, nouvelles richesses, nouvelle épouse, enfants nouveaux : car ses guerres ne se font pas contre les hommes, mais contre les diables ; ses victoires ne consistent pas en l’effusion du sang, mais en la conversion pacifique des âmes pécheresses ; son royaume n’est pas temporel et mondain, mais spirituel et divin, non transitoire, mais perdurable… »

Gladium tuum potentissime : psaume XLIV, 4. « Accingere gladio tuo semper femur tuum, potentissime ». Tr. de la Bible de Port-Royal : « Vous qui êtes très puissant, ceignez votre épée sur votre cuisse ». La formule s’entend au sens spirituel, comme en témoigne le commentaire de la Bible de Port-Royal : « Le Fils de l’homme a opéré ces grandes merveilles avec une force toute divine, que le prophète exprime ici par cette épée, qu’il le prie de ceindre sur sa cuisse ; c’est-à-dire dont il prédit que sa sainte humanité sera revêtue. Le saint prophète parlant donc à cet Homme-Dieu, comme à un guerrier tout-puissant, et n’ignorant pas que la guerre qu’il aurait à soutenir serait terrible, à cause des ennemis tout spirituels qu’il aurait à surmonter, semble l’exhorter à ce grand combat. Il le conjure de prendre ses armes, qui ne sont autres que sa grâce même, sa beauté, l’éclat de sa majesté et de sa gloire ; et de marcher victorieux sur la ruine de ses ennemis, pour se préparer un royaume en la personne de ceux qu’il devait assujettir à son empire, après les avoir comme arrachés à la puissance tyrannique du démon ».

Jésus-Christ n’a rien fait de force : voir saint Augustin, De vera religione, XVI, 31, Bibliothèque augustinienne, p. 65. Renvoi à Rétractations, I, XIII, 6, où Augustin évoque l’objection tirée de la scène des marchands du Temple et de la contrainte imposée aux possédés.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 202 sq. Les Juifs ont répudié le Christ parce qu’il n’a pas manifesté les qualités du Messie annoncé par les prophètes : ils ont pris les figures pour la réalité, parce qu’ils étaient obnubilés par la concupiscence.

N’ont-ils que cela à dire ? Jésus-Christ a été tué, disent-ils, il a succombé : l’agonie du Christ sur le mont des Oliviers, le supplice de la crucifixion, qui était réservé aux criminels, et la mort sont en fait pour Pascal des marques de grandeur, mais dans l’ordre de la charité. Voir, toujours dans le même fragment, les deux versets suivants :

« Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.

Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandonnement, dans sa secrète résurrection et dans le reste. On la verra si grande qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. »

Et il n’a pas dompté les païens par la force : cette réponse fait écho au fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339). Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions. Il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse ! [...] Il eût été inutile à N. S. Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi, mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. Ce trait doit être opposé à d’autres prophètes qui ont fondé l’expansion de leur religion sur la guerre. C’est ce qui montre selon Pascal la différence entre Jésus-Christ et Mahomet : voir Fausseté 7 (Laf. 209, Sel. 241-242) : Différence entre Jésus-Christ et Mahomet. [...] Mahomet en tuant, Jésus-Christ en faisant tuer les siens.

 

il ne nous a pas donné leurs dépouilles, il ne donne point de richesses. N’ont‑ils que cela à dire ?

 

Voir dans le fragment Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) cité ci-dessus l’expression Jésus-Christ sans biens. Voir aussi le passage de Jean Boucher cité plus haut.

 

C’est en cela qu’il m’est aimable.

 

Aimable : qui a des qualités qui attirent l’amour ou l’amitié de quelqu’un (Furetière). Le sens est différent et nettement plus fort qu’aujourd’hui.

 

Je ne voudrais pas celui qu’ils se figurent.

 

Pascal a d’abord pensé à cette formule, mais il a préféré faire précéder l’expression du refus du Messie guerrier par celle de l’amour du Christ victime.

Entendre que Pascal refuserait un Messie semblable à celui qu’attendent les Juifs, savoir un prince et chef de guerre puissant qui serait leur libérateur, c’est-à-dire qui appartiendrait à l’ordre des corps. Le Christ relève de l’ordre de la charité. Voir Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) : Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges et non des corps ni des esprits curieux. Dieu leur suffit. [...] Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions. Il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Ô qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse !

Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel. Jésus-Christ selon les chrétiens charnels est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous ; ni l’un ni l’autre n’est la religion chrétienne, ni juive.

 

Il est visible que ce n’est que le vice qui leur a empêché de le recevoir,

 

Le mot vice implique, au sens moral, « des mauvaises habitudes qu’on a contractées, en faisant des choses contre la raison, les lois » ; dans le présent passage, il désigne surtout l’endurcissement. Sur cette idée, voir Prophéties VII (Laf. 496, Sel. 736). Endurcis leur cœur. Et comment ? En flattant leur concupiscence et leur faisant espérer de l’accomplir.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 203 sq. La concupiscence source du refus du Messie par les Juifs.

Truchet Jacques, La prédication de Bossuet, I, p. 181 sq. L’endurcissement est l’état du pécheur qui s’est tant abandonné au mal qu’il en est arrivé à se retirer toute possibilité de conversion, donc de salut. Ce n’est pas seulement un phénomène psychologique, explicable par une habitude de pécher si invétérée qu’elle ne peut plus cesser de s’exercer ; c’est une réalité d’ordre spirituel : il vient un moment, impossible à déterminer pour la sagesse humaine, où Dieu décide de retirer sa grâce au coupable ; celui-ci est dès lors perdu sans remède, voué à l’impénitence finale. La permission par laquelle Dieu permet le péché a alors une valeur de châtiment. « Il y a un jour que Dieu sait, après lequel il n’y a plus pour l’âme aucune ressource » (OC VI, p. 100). « Dieu qui nous voit périr, nous avertit qu’il viendra un point où il cessera de pardonner, et auquel à la fin nous tomberons au dernier degré d’endurcissement et à l’impénitence finale » : p. 183 (OC VI, p. 578).

Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. LXXIX, art. III, p. 599, Utrum Deus sit causa excaecationis et indurationis ; article IV, IV, Utrum excaecatio et obduratio semper ordinentur ad salutem ejus qui excaecatur et obduratur, p. 601 sq.

Il est visible que ce n’est que le vice qui leur a empêché de le recevoir : voir Havet, Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 41 : Havet et  quelques autres lisent « sa vie », sans doute parce qu’ils comprennent l’obscurité, l’humilité de la vie du Christ.

 

et par ce refus ils sont des témoins sans reproche, et, qui plus est par là ils accomplissent les prophéties.

 

Témoins sans reproche : Havet, Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 41, signale le sens juridique de reprocher ; ils ne peuvent être récusés.

Sur les Juifs témoins irréprochables, voir (Laf. 592, Sel. 492), et Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734) : Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables. Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.

Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 204.

 

Par le moyen de ce que ce peuple ne l’a pas reçu est arrivée cette merveille que voici. (texte barré verticalement)

 

Merveille : chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère voir ni comprendre (Furetière). Ex. : toutes les œuvres de Dieu et de la nature sont des merveilles inconcevables.

 

les prophéties sont les seuls miracles subsistants qu’on peut faire, (texte barré verticalement)

 

Pascal définit à plusieurs reprises dans les Pensées les prophéties comme un miracle subsistant.

L’évolution de la réflexion de Pascal sur l’argument du miracle subsistant a été étudiée par Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, et par Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles.

Soumission 14 (Laf. 180, Sel. 211). Jésus-Christ a fait des miracles et les apôtres ensuite. Et les premiers saints en grand nombre, parce que les prophéties n’étant pas encore accomplies, et s’accomplissant par eux, rien ne témoignait que les miracles. Il était prédit que le Messie convertirait les nations. Comment cette prophétie se fût-elle accomplie sans la conversion des nations, et comment les nations se fussent-elles converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophéties qui le prouvent. Avant donc qu’il ait été mort, ressuscité et converti les nations tout n’était pas accompli et ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps. Maintenant il n’en faut plus contre les Juifs, car les prophéties accomplies sont un miracle subsistant.

Prophéties 15 (Laf. 335, Sel. 368). La plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties. C’est aussi à quoi Dieu a le plus pourvu, car l’événement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusques à la fin. Aussi Dieu a suscité des prophètes durant mille six cents ans et pendant quatre cents ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-Christ dont l’Évangile devant être cru de tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire mais que ces prophéties fussent par tout le monde pour le faire embrasser par tout le monde.

Dans le présent fragment, les prophéties sont définies comme un type très spécial de miracle. Le fragment Prophéties 15 établit un rapport entre l’argument de la prophétie et celui du miracle.

Laf. 594, Sel. 491. Les miracles de la création et du déluge s’oubliant Dieu envoya la loi et les miracles de Moïse, les prophètes qui prophétisent des choses particulières. Et pour préparer un miracle subsistant il prépare des prophéties et l’accomplissement.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. Voir p. 416 sq. Les miracles, signes par excellence qui traduisent l’insertion de Dieu dans l’histoire contemporaine. La réalisation des prophéties : p. 417. Le fait prophétique pris dans son ensemble a une valeur probante que les miracles ponctuels n’ont pas.

En revanche, la prophétie est un miracle qui ne tombe pas sous le même reproche que les autres.

Le caractère miraculeux de la prophétie est patent. Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 327 sq. Yahvé seul sait prédire l’avenir. Il est évident que la prédiction de l’avenir est au-dessus des forces de l’homme, et, conformément à la définition que Pascal donne du miracle, il est clair que lorsqu’un homme prédit des événements et sa prophétie se réalise, il n’y a pas de proportion entre les moyens naturels de l’esprit humain et la prophétie elle-même. Voir sur cette définition Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, p. 202 sq.

Mais comme l’a montré T. Shiokawa, l’argument du miracle est insuffisant pour prouver solidement la vérité de la religion chrétienne.

Si, suite au miracle de la sainte Épine, Pascal a pu penser à invoquer l’argument des miracles en faveur de la religion chrétienne, il y a finalement renoncé. Il est clair en effet que cet argument n’est pas convaincant. Quel que soit le miracle invoqué, il souffre des défauts suivants :

1. Les miracles sont contestables dans leur réalité même. Le miracle étant défini comme effet au-dessus de la force naturelle des moyens qu’on y emploie (Miracles I - Laf. 830, Sel. 419), il est toujours possible, pour un incrédule, d’alléguer que l’on ne peut connaître vraiment les forces de la Nature dans leur totalité, de donner à un miracle une explication naturelle, ou d’arguer que nos connaissances, insuffisantes sur le moment pour expliquer l’extraordinaire, seront peut-être à même de le faire dans l’avenir.

2. L’importance accordée dans les questions de fait à l’autorité du témoignage direct repose sur des principes que Pascal a exposés dans la Préface au traité du vide. Or, les miracles sont des faits chronologiquement ponctuels, qui n’ont d’efficacité persuasive que dans la mesure où des témoins directs en sont les auctores. Un miracle ponctuel, qui s’éloigne dans le temps, peut toujours être mise en doute par des historiens scrupuleux, et l’éloignement dans le temps donne aux hommes l’impression d’un événement non seulement douteux ou mal avéré, mais dépourvu de rapport avec eux, donc sans « intérêt » à leur égard. Comme l’écrit Pascal dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 436, Sel. 688), toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte ; et dès que les témoins contemporains ont disparu, ou même qu’un peu de temps s’est écoulé, le doute s’installe naturellement et ôte au miracle son caractère convaincant.

3. Enfin, l’histoire de la sainte épine à Port-Royal montre qu’en admettant même qu’un miracle ait effectivement eu lieu, son interprétation demeure sujette à discussion.

Cependant, quoiqu’il ait renoncé à l’argument ordinaire du miracle, Pascal ne l’a pas entièrement abandonné : il l’a déplacé de cas particuliers non convaincants pour le métamorphoser en un cas particulier auquel son ampleur donne une grande puissance de persuasion : la prophétie conçue comme miracle subsistant. Le critère de discernement n’est pas différent de celui des miracles particuliers (comme le miracle de la saint Épine) : c’est toujours un effet qui dépasse les moyens naturels mis en œuvre. Mais alors que, pour les miracles ponctuels, on peut toujours imaginer qu’ils sont produits par des causes naturelles inconnues, de sorte qu’ils peuvent toujours être récusés, dans le cas de la prophétie, on est devant un effet d’une telle ampleur dans le temps, dans l’espace et par rapport aux facultés de l’homme qu’aucune cause naturelle ne peut être invoquée pour son explication.

La prophétie peut être considérée comme un miracle, mais c’est le seul miracle véritablement convaincant.

Le miracle prophétique est subsistant, en ce sens qu’il englobe l’ensemble de l’histoire universelle : l’annonce prophétique remonte à la plus haute Antiquité, mais sa réalisation se vérifie avec l’avènement du Christ, et encore à l’époque de Pascal. Elle ne peut pas être considérée comme un effet sans rapport avec nous, et auquel nous pouvons demeurer indifférents.

Il en résulte que si les prophéties n’étaient pas convaincantes avant la venue du Christ, elles sont convaincantes et même irrésistibles après son avènement.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. Voir p. 416 sq. Les miracles sont les signes par excellence qui traduisent l’insertion de Dieu dans l’histoire contemporaine. La réalisation des prophéties a une valeur probante quand on considère le fait prophétique pris dans son ensemble, comme miracle subsistant : p. 418. Sur l’extension de l’argument de la prophétie dans l’argument de la perpétuité, voir p. 418. Saint Augustin : ceux-là voient les miracles auxquels les miracles profitent. La preuve que constitue le miracle ne sera efficace que pour ceux qui éprouvent le besoin de cette preuve : p. 419.

Pascal n’a donc pas abandonné l’argument des miracles dans son projet d’apologie. Il a renoncé à invoquer des miracles ponctuels, particuliers, et qui ne demeurent pas sous les yeux des hommes en permanence, pour une preuve appuyée sur un miracle massif, parfaitement visible, et qui enveloppe toute l’histoire des hommes.

 

mais elles sont sujettes à être contredites. (Texte barré verticalement)

 

Remarque paradoxale : pourquoi Pascal, qui a abandonné la preuve de la religion par les miracles, et l’a remplacée par la preuve par les prophéties, conclut-il tout de même que ces prophéties sont sujettes à être contredites, et semble-t-il ramener par là un doute dont il s’était appliqué à se débarrasser ? Le présent fragment ne le dit pas. Il faut comprendre que, s’il est vrai que les prophéties sont un miracle subsistant éclatant, pour que les cœurs purs puissent en saisir la force, elles n’en doivent pas moins comporter une part d’obscurité, pour que les cœurs mauvais puissent s’y tromper. Voir sur ce point la liasse Loi figurative.