Pensées diverses II – Fragment n° 5 / 37 – Papier original : RO 75-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 105 p. 349 v°-351  / C2 : p. 305

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janvier 1670 p. 282-283 / 1678 n° 27 p. 279-280

Éditions savantes : Faugère I, 197, LVIII / Havet VI.20 / Brunschvicg 455 / Tourneur p. 84-1 / Le Guern 509 / Lafuma 597 (série XXIV) / Sellier 494

 

 

 

Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient.

Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours.

En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice.

Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

 

 

Contrairement au fragment Laf. 688, Sel. 567, il ne s’agit pas de chercher ce qu’est le moi qui échappe à toute définition, mais de savoir si l’idéal de l’honnêteté peut en neutraliser les effets néfastes. Le dialogue avec Damien Mitton conduit à une conclusion négative.

 

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Fragments connexes

 

Fausseté 18 (Laf. 220, Sel. 253). Nulle autre religion n’a proposé de se haïr, nulle autre religion ne peut donc plaire à ceux qui se haïssent et qui cherchent un être véritablement aimable. Et ceux-là s’ils n’avaient jamais ouï parler de la religion d’un Dieu humilié l’embrasseraient incontinent.

Morale chrétienne 22 (Laf. 373, Sel. 405). Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement, Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux-mêmes, il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera.

Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413). Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c’est parce qu’ils ont une disposition intérieure toute sainte et que ce qu’ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes, qu’ils sont incapables d’aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapables d’aucune communication avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu’étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.

Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Nulle religion que la nôtre n’a enseigné que l’homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l’a dit, nulle n’a donc dit vrai.

Nulle secte ni religion n’a toujours été sur la terre que la religion chrétienne.

Pensées diverses (Laf. 564, Sel. 471). La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Pensées diverses (Laf. 688, Sel. 567). Qu’est-ce que le moi ?

 

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.

 

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