Dossier de travail - Fragment n° 33 / 35  – Papier original : RO 485-8

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 28 p. 197 v° / C2 : p. 10

Éditions savantes : Faugère II, 43, XII / Havet XXV.26 bis / Brunschvicg 130 / Tourneur p. 306-2 / Le Guern 394 / Lafuma 415 / Sellier 34

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Bibliographie

 

 

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

WALTER Gérard, Histoire des paysans de France, Paris, Flammarion, 1963.

 

 

Éclaircissements

 

Agitation.

 

L’agitation est un phénomène physique dont le contraire est l’équilibre et le repos, notion qui tient une place importante non seulement dans les Pensées, mais chez les moralistes en général. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 36 sq., sur la hantise du repos chez Pascal et saint Augustin. Voir aussi, plus généralement, Sellier Philippe, Sur les fleuves de Babylone : la fluidité du monde et la recherche de la permanence, in Port-Royal et la littérature. Pascal, 2e éd., p. 411-423. Voir aussi Beugnot Bernard, Apologétique et mythe moral : la méditation pascalienne sur le repos, in Heller et Richmond, Pascal, Thématique des Pensées, Paris, Vrin, 1988, p. 57-78, notamment p. 72, sur le faux repos.

Les idées de la recherche du tumulte ou du mouvement fait en grande partie l’objet de la liasse Divertissement, où Pascal mentionne diverses conditions sociales qui, sous des formes variées, se livrent au divertissement. C’est dans les textes relatifs au divertissement, y compris en dehors de la liasse qui porte ce titre, que le terme d’agitation revient presque toujours. L’agitation du divertissement tend à l’immobilité par le mouvement, comme c’est le cas dans les toupies.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Divertissement. Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls, et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place ; on n’achèterait une charge à l’armée si cher que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne demeure chez soi avec plaisir. [...] De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. [...] Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire. S’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans repartie... [...] Ils s’imaginent que s’ils avaient obtenu cette charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos et ne cherchent en effet que l’agitation.Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte.

 

Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a,

 

Dictionnaire de l’Académie, article Soldat : homme de guerre qui est à la solde d’un prince, d’un État, etc. Il se dit des simples soldats, à la différence des officiers. Il se dit plus particulièrement de ceux qui servent dans l’infanterie. On dit qu’un homme est soldat pour dire qu’il est brave, vaillant, déterminé ; ex. : Il est plus soldat que capitaine. Il se prend quelquefois adjectivement : Il a l’air soldat. Furetière : Soldat se dit de tout homme qui est brave.

Cardinal de Retz, Mémoires, Seconde partie, éd. Hipp et Pernot, Pléiade, p. 289, sur La Rochefoucauld : « Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat ».

Contrairement aux laboureurs, Pascal mentionne les soldats à plusieurs reprises dans les Pensées pour illustrer différents thèmes.

Thème du talon de soulier :

Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui‑là boit peu ! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs, C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes décideront ; on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.

Laf. 627, Sel. 520. La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront...

Thème des préjugés qui induisent les hommes en erreur :

Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226). La prévention induisant en erreur. C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition, et de la patrie le sort nous le donne. C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc.

Cette idée n’est pas éloignée de la remarque selon laquelle cet effet talon de soulier peut engendrer des conduites par lesquelles les hommes s’enferment dans des systèmes de pensée proches de la paranoïa :

Laf. 794, Sel. 647. C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet, etc., les voleurs, les hérétiques, etc., et ainsi les logiciens.

Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes, ni barrières voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.

On pouvait donc s’attendre à voir le thème de l’obéissance illustré par les soldats :

Morale chrétienne 6 (Laf. 356, Sel. 388). Quelle différence entre un soldat et un chartreux quant à l’obéissance ? Car ils sont également obéissants et dépendants, et dans des exercices également pénibles. Mais le soldat espère toujours devenir maître et ne le devient jamais, car les capitaines et princes mêmes sont toujours esclaves et dépendants, mais il l’espère toujours, et travaille toujours à y venir, au lieu que le chartreux fait vœu de n’être jamais que dépendant. Ainsi ils ne diffèrent pas dans la servitude perpétuelle, que tous deux ont toujours, mais dans l’espérance que l’un a toujours et l’autre jamais.

La peine : le métier de soldat n’est pas considéré ici pour le danger qu’il comporte, mais pour son caractère pénible. Dans Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), Pascal mentionne toutefois les « périls » auxquels les hommes s’exposent.

 

ou un laboureur, etc.,

 

Laboureur : homme de campagne qui laboure des terres ou pour lui, ou pour autrui. Le mot est un hapax dans les Pensées.

Sur le travail du laboureur, voir Walter Gérard, Histoire des paysans de France, Paris, Flammarion, 1963, p. 229, qui cite un passage du Formulaire des élus composé par le président La Barre en 1622 : « Si véritablement le laboureur prenait garde quand il ensemence sa terre, pour qui il sème, il ne sèmerait point. De son travail il en amende et jouit le moins ; la première poignée de grain qu’il jette en terre est pour Dieu, ainsi la dévoue-t-il librement ; la seconde ne suffit pour les oiseaux ; la tierce pour les cens et rentes du tréfoncier ; la quatrième pour la dîme ; la cinquième pour les tailles, impôts et subsides. Et quoi de tout cela se prend devant qu’il y ait rien pour lui… Et sur le reste, faut se vivre, se vêtir et entretenir soi et sa famille, payer meshine à serviteurs et chambrières, acheter ustensiles, outils et ferrements, charrue, chariots et charrettes, acheter bœufs, chevaux et vaches, sans avoir une heure de repos en l’année. Car il a à travailler jour et nuit, à veiller sur ses bestiaux et domestiques, se lever le premier, ce coucher le dernier, soigner pour tous en toutes saisons, occupé à faire valoir sa terre, à guéreter, à recouper, à biner, à composter, à airer, à semer, hercer, cercler, scier, faucher, moissonner, resserrer, mettre en la grange, entasser, battre, moudre et boulanger, avant qu’en goûter, et entendre à tant d’affaires que, qui bien considérerait le tout, n’était la grâce supervenante et spirituelle qui nourrit et entretient d’espérance, et la rosée céleste qui bénit ce travail, tant de peine ne reviendrait à rien, ne servirait de labourer ni d’ensemencer, planter ou arroser ». Il s’agit là d’un cultivateur en possession d’une exploitation assez importante, avec équipement et personnel.

Mais ce n’est pas de la misère paysanne, ni du poids des charges fiscales, qu’il est ici question, mais de la dureté du travail des agriculteurs.

 

qu’on les mette sans rien faire.

 

Pascal invoque ici des situations limites. Il est question ici de métiers durs, harassants, pénibles et dépourvus de récompense. On n’en finit jamais de labourer ni de se battre, à moins d’en mourir. Ce sont donc des conditions misérables. Mais on se divertit même avec les métiers les plus pénibles, ce qui prouve d’autant mieux l’universalité du divertissement : ce qui est vrai des conditions les plus dures doit nécessairement l’être de toutes celles qui le sont moins.

Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Divertissement. On charge les hommes dès l'enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis, on les accable d'affaires, de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu'une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux? Comment, ce qu'on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c'est pourquoi après leur avoir tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l'employer à se divertir, et jouer, et s'occuper toujours tout entiers.

On trouve un pari du même type dans Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles. Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce je parie la perte de la gravité de notre sénateur.