Fragment Transition n° 1 / 8  – Papier original : RO 61-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 244-245 p. 89 / C2 : p. 115

Éditions savantes : Faugère II, 55, I-VIII / Havet XXV.80 / Brunschvicg 98 / Tourneur p. 234-1 / Le Guern 182 / Lafuma 193 / Sellier 226

 

 

 

La prévention induisant en erreur.

 

C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. Chacun songe comment il s’acquittera de sa condition, mais pour le choix de la condition et de la patrie, le sort nous le donne.

C’est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d’hérétiques, d’infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule raison qu’ils ont été prévenus chacun que c’est le meilleur et c’est ce qui détermine chacun à chaque condition de serrurier, soldat, etc.

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C’est par là que les sauvages n’ont que faire de la Provence.

 

 

Au seuil de la liasse Transition, Pascal revient sur des thèmes qui ont été développés dans Vanité et Misère, c’est-à-dire sur les faiblesses de l’homme pour ce qui touche la recherche de la vérité, non pas seulement par accident, mais parce que, cédant à la coutume, il se met lui-même en situation de ne pas la trouver. Comme l’indique L. Thirouin, Transition s’ouvre sur une méditation sur les causes de l’erreur et les faiblesses des facultés de connaissances humaines. Disproportion de l’homme donnera à ce thème une plus vaste ampleur.

Le lecteur doit devenir sensible à cette technique proprement pascalienne du retour des mêmes motifs en des endroits successifs du mouvement des Pensées, chaque occurrence étant prise d’un point de vue différent qui engendre une progression d’ensemble. Le choix de la condition, le train de la coutume, les métiers imposés par le sort sont autant de thèmes familiers auxquels Pascal apporte des variations. À la rigueur de l’argumentation se combine ainsi un effet de répétition qui relève de l’ordre du cœur.

 

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Fragments connexes

 

Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67). Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure, et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir.

Vanité 22 (Laf. 35, Sel. 69). Talon de soulier. Ô que cela est bien tourné ! Que voilà un habile ouvrier ! Que ce soldat est hardi ! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien ! Que celui‑là boit peu ! Voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.

Contrariétés 12 (Laf. 129, Sel. 162). [Métier.] Pensées. […] Que de natures en celle de l’homme. Que de vacations. Et par quel hasard chacun prend d’ordinaire ce qu’il a ouï estimé. Talon bien tourné.

Pensées diverses (Laf. 620, Sel. 513). L'homme est visiblement fait pour penser. C'est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague etc. et à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi et qu'être homme.

Pensées diverses (Laf. 634, Sel. 527). La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit. Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes décideront ; on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats, etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.

Pensées diverses (Laf. 794, Sel. 647). C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu, de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet etc. les voleurs, les hérétiques etc., et ainsi les logiciens. Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes, ni barrières voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.

Pensées diverses (Laf. 817, Sel. 659). On a beau dire : il faut avouer que la religion chrétienne a quelque chose d’étonnant. C’est parce que vous y êtes né dira-t-on. Tant s’en faut je me roidis contre par cette raison-là même, de peur que cette prévention ne me suborne, mais quoique j’y sois né je ne laisse pas de le trouver ainsi.

Pensées diverses (Laf. 821, Sel. 661). Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens.

 

Mots-clés : ConditionErreurFinHérétiqueHommeInfidèleMoyenPatriePitiéPréventionProvenceRaison – Sauvage – Serrurier – Soldat – Sort – Train – Turc.