Fragment Raisons des effets n° 20 / 21 Papier original :  RO 169-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 137 à 140 p. 37 v° / C2 : p. 55-56

Éditions savantes : Faugère II, 134, XVII / Havet VI.8 / Michaut 411 / Brunschvicg 298 / Tourneur p. 193-1 / Le Guern 94 / Lafuma 103 / Sellier 135

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Bibliographie

 

 

HARRINGTON Thomas, Vérité et méthode dans les Pensées de Pascal, p. 39.

MOLINO Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 204-205.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 25 sq.

PÉCHARMAN Martine, “La justice selon Pascal”, in G. Samama (dir.), La justice, Paris, Ellipses, 2001, p. 113-128.

MESNARD Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, printemps 2008, p. 163-173.

MOROT-SIR Edouard, “La justice de Dieu selon Pascal”, in Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Paris, Klincksieck, 1996, p. 281-295.

NATOLI Charles M., “L’importance fondamentale de la justice dans l’apologétique de Pascal : le Dieu caché”, in Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Paris, Klincksieck, 1996, p. 297-305.

BOUCHILLOUX Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in ZARKA Y. C., Raison et déraison d’État, P .U. F., Paris, 1994, p. 341-357.

LAZZERI Christian, Force et justice dans la politique de Pascal, P. U. F., Paris, 1993, 360 p.

SIMON Pierre-Henri, “Pascal, l’Histoire et la justice”, in Le Jardin et la ville, Le Seuil, Paris, 1962, p. 46-58.

SFEZ Gérald, Les doctrines de la raison d’État, Armand Colin, Paris, 2000, 137 sq.

MOROT-SIR Édouard, Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1973, p. 32 sq.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, p. 117 sq. Paraphrase de ce fragment.

 

 

Éclaircissements

 

Justice force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

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La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

 

La première proposition est suivie d’un trait sur le manuscrit, qui la sépare du reste du texte. Cela vise sans doute à la détacher comme un principe. À première vue, il s’agit d’un truisme, voire d’une tautologie. Cette distinction prend sa signification dans la suite du texte. Pascal oppose implicitement deux ordres de réalité : le désirable et le nécessaire, qui vont déterminer la solution que Pascal donne au problème des rapports du juste et du fort.

 

Le problème de l’association du juste et du fort

 

Pascal décrit ici les rapports entre justice et force. Il a traité, dans le même style, ceux de la violence et de la vérité à la fin de la XIIe Provinciale ; voir éd. Cognet, Garnier, 1983, p. 234-235 : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque : au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »

L’argumentation de Pascal repose sur un modèle combinatoire (le Traité du triangle arithmétique montre que Pascal s’est toujours intéressé aux combinaisons). Il envisage plusieurs possibilités :

1. La force et la justice sont séparées et tentent de subsister chacune sans l’autre.

2. On fait que le juste soit fort.

3. On fait que le fort soit juste.

1ère hypothèse : La force et la justice sont séparées et tentent de subsister chacune séparément de l’autre.

Cette combinaison n’est pas viable.

Pascal envisage ici le cas où la force et la justice subsistent séparément l’une de l’autre. La référence à la fin de la XIIe Provinciale dans le fragment Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119) ((De là) Vient le droit de l’épée, car l’épée donne un véritable droit. Autrement on verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre. Fin de la 12 provinciale.) permet de comprendre le présent fragment. On ne peut pas maintenir la justice et la force séparées, sans les associer d’une manière ou d’une autre. Car quand la justice est d’un côté et la violence de l’autre, on aboutit à une situation de guerre et de persécution. D’un côté, La justice sans la force est impuissante : Pascal pense sans doute à des situations où des personnes visiblement justes sont soumises à la persécution des puissants ; c’est à l’époque la menace qui pèse sur les religieuses de Port-Royal, que les autorités politiques et ecclésiastiques veulent contraindre à signer le formulaire. D’autre part, la force sans la justice est tyrannique : or la tyrannie, qui par nature n’obtient ce qu’elle recherche que par des voies qui ne sont pas adaptées est à brève ou longue échéance vouée à l’échec, (voir les fragments Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et Misère 7 (Laf. 58, Sel. 92)). Par conséquent la force sans la justice est accusée.

Laisser la justice et la force l’une face à l’autre sans les associer en quelque manière ne peut donc aboutir qu’à une situation désavantageuse pour tout le monde, un jeu sûr pour tout perdre, un état de guerre et d’oppression permanent, que les princes veulent éviter.

Il faut donc mettre ensemble la justice et la force : en d’autres termes, Pascal exclut l’hypothèse d’un règne sans partage de la justice comme de la force.

On peut envisager deux hypothèses symétriques : faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. Mais l’impossibilité de séparer justice et force contraint à ne retenir que l’un des modes qui les associent.

Le problème devient alors celui du critère de discernement entre ces deux possibilités. Il sera fourni par deux observations complémentaires.

La justice est sujette à dispute. C’est ce qui a été démontré dans un fragment antérieur du classement, sur l’économie du monde, Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94) : Sur quoi la fondera‑t‑il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera‑ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera‑ce sur la justice, il l’ignore […] Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. […] Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu […] De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps.

En revanche, la force est très reconnaissable et sans dispute : ce point a été évoqué dans les liasses Vanité et misère, à propos des souverains qui se font entourer de soldats et des grands qui se font accompagner de laquais.

Ces attributs opposés de la justice et de la force déterminent l’hypothèse propre à être réalisée. Le raisonnement est résumé dans le fragment Raisons des effets 4 (Laf. 85, Sel. 119) : Si l’on avait pu l’on aurait mis la force entre les mains de la justice, mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. On l’a mise entre les mains de la force et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer.

La 2e hypothèse, qui consiste à soumettre la force à la justice, en faisant que ce qui est juste soit fort, est exclue parce que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut. Pour Pascal, c’est précisément ce que doit faire le fort : on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. En d’autres termes, sous un dehors un peu différent, on revient dans ce cas à la situation où la force domine seule en usurpant sur la justice : on se trouve dans le cas évoqué dans la conclusion de la XIIe Provinciale : les persécuteurs, profitant de ce qu’ils sont les plus forts, se disent justes en lieu et place de la vraie justice.

3e hypothèse : on soumet la justice à la force, et on fait que ce qui est fort soit juste. Cette solution est seule viable ? Voir Raisons des effets 2 (Laf. 81-82, Sel. 116). Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.

Bouchilloux Hélène, “Justice, force : les limites de la raison d’État selon Pascal”, in Zarka Y.C., Raison et déraison d’État, P. U. F., Paris, 1994, p. 342. Que signifie on a fait que ce qui est fort fût juste ?

Sfez Gérald, Les doctrines de la raison d’État, p. 137 sq. La justice absolue à laquelle les hommes aspirent, demeure inaccessible à l’homme par la raison naturelle. Quand Pascal dit que certaines guerres sont justes, il n’entend pas par justice une justice effective additionnée d’un grain d’injustice dû à la nécessité, au nom de la nécessité bien comprise et du pragmatisme. La justice telle que la conçoit Pascal est fondée du fait de la nature indépassable de l’homme après la chute : le moi se fait injustement centre de tout et veut être le tyran de tous les autres ; la justice consiste à neutraliser cette tendance tyrannique de la libido dominandi, que l’on ne peut détruire en elle-même. La paix est la véritable définition de la justice, en raison d’abord de l’impossibilité de principe d’établir une justice, qui fait que l’ordre en tant qu’ordre est justice ; et en tant que cette justice n’est pas pour autant une apparence de justice : elle figure la justice de Dieu.

Pour être plus précis, la formule de Pascal ne signifie pas que l’on sacralise la force pure, sous le nom de justice. L’expression On a justifié la force est expliquée par celle qui précède : on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Cela ne signifie pas que toute force est juste, quelle qu’elle soit, mais qu’il est juste de se soumettre au pouvoir en place. On a fait que ce qui est fort fût juste ne signifie pas on a fait que la force fût juste : ce n’est pas la force en elle-même qu’on rend juste ; ce qui est fort désigne un individu ou une instance politique : un roi, ou un État, ou une armée ; c’est ce qui, dans telles conditions données, possède la force, mais pas la force elle-même. Cela veut dire que l’on tient pour juste ce qui détient la force, c’est-à-dire ce qu’impose la pluralité. Voir dans la note sur la justice ce qu’en dit Mesnard Jean, “Pascal et la justice à Port-Royal”, Commentaire, 121, printemps 2008, p. 163-173.

On n’est pas dans le monde de Machiavel. Pascal ne dit pas qu’il est juste d’obéir à la violence : la soumission postule que le pouvoir en question n’est pas tyrannique, c’est-à-dire qu’il a pour fin, non d’écraser le peuple et de le réduire en esclavage, mais de faire régner la paix. C’est donc par contresens que V. Cousin écrit, dans Œuvres, IVe série, Littérature, Blaise Pascal, p. 20, que la politique de Pascal, « c’est la politique de l’esclavage » ; pour Pascal comme pour Hobbes, « le droit, c’est la force. Mais Hobbes a sur Pascal l’avantage d’une rigueur parfaite ». Le texte interdit un pareil contresens.

 

Pour approfondir…

 

Remarques

 

Pascal donne un exemple de ce que pourrait être l’union de la force et de la justice dans le domaine intellectuel de la philosophie dans le fragment Vanité 38 (Laf. 52, Sel. 85). Le bon sens. Ils sont contraints de dire : vous n’agissez pas de bonne foi, nous ne dormons pas, etc. Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante. Car ce n’est pas le langage d’un homme, à qui on dispute son droit, et qui le défend les armes et la force à la main. Il ne s’amuse pas à dire qu’on n’agit pas de bonne foi, mais il punit cette mauvaise foi par la force. Le fragment contient une analogie entre l’ordre des esprits et l’ordre des corps. La raison, si elle était vraiment forte face au scepticisme, agirait comme un juste qui n’a pas de force : elle réduirait ses ennemis par sa seule autorité, sans avoir recours aux défaites pitoyables dont usent les philosophes réels pour répondre aux pyrrhoniens.

 

On peut se demander si le fragment est compatible avec Raisons des effets 5 (Laf. 86, Sel. 120), qui développe un thème analogue, mais qui donne une raison différente : Veri juris Nous n’en avons plus. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste on a trouvé le fort, etc. Ce fragment indique que l’on ne peut pas trouver le juste, alors que le présent fragment suppose au contraire qu’on l’a trouvé, mais qu’on n’arrive pas à l’imposer.

 

Un autre exemple de fragment qui montre sur un autre domaine comment la nécessité conduit à choisir la moins bonne des solutions plutôt que la meilleure

 

Vanité 33 (Laf. 47, Sel. 80). Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

La différence avec le présent fragment, c’est que, dans le cas du temps, c’est l’homme qui volontairement vit dans le passé ou l’avenir ; alors que dans le cas de la justice, c’est une nécessité qui s’impose à lui pour ainsi dire de l’extérieur.

Le raisonnement repose sur le même procédé dialectique : on est contraint de recourir à la moins bonne solution, alors qu’on sait ce que pourrait être la bonne.

 

Le règne de la force

 

Le règne de la force est-il toujours fixe et constant ? Pour Pascal, il est constant comme tel, mais comme il se combine à l’imagination (y compris celle de la justice), les formes qu’il prend varient selon les temps.

Laf. 665, Sel. 546. L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran.

Laf. 767, Sel. 632. Comme les duchés, et royautés, et magistratures sont réelles et nécessaires (à cause de ce que la force règle tout) il y en a partout et toujours, mais parce que ce n’est que fantaisie qui fait qu’un tel ou telle le soit, cela n’est pas constant, cela est sujet à varier, etc.

 

Un écho tardif

 

Verne Jules, Les 500 millions de la Bégum, ch. XVIII, Livre de poche, Hachette, 1966, p. 234. À la fin du roman, Herr Schultze, maître de la ville allemande de Stahlstadt, ayant été interrompu par la mort dans son projet de détruire France-Ville, les héros envisagent d’unir les deux villes dans un avenir bienfaisant : « Les capitaux ne nous manqueront pas, et […] nous aurons dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d’instruments tel que personne au monde ne pensera  plus désormais à nous attaquer ! Et, comme en même temps que nous serons les plus forts, nos tâcherons d’être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la paix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah ! […] Que de beaux rêves ! »