Fragment Soumission et usage de la raison n° 4 / 23  – Papier original : RO 161-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 228 p. 81 / C2 : p. 107

Éditions de Port-Royal : Chap. V - Soumission, et usage de la raison : 1669 et janv. 1670 p. 47-48 / 1678 n° 2 p. 50

Éditions savantes : Faugère II, 347, II / Havet XIII.2 / Michaut 388 / Brunschvicg 268 / Tourneur p. 228-7 / Le Guern 159 / Lafuma 170 / Sellier 201

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Bibliographie

 

ARNAULD Antoine, Réponse à quelques raison par lesquelles on prétend montrer que ceux qui sont persuadés que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius doivent néanmoins signer la nouvelle bulle d’Alexandre VII, qui déclare qu’elles y sont, Œuvres, XXI, p. 51.

BOUCHILLOUX Hélène, “Pascal dans la Logique de Port-Royal”, Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 84, n° 1, Vrin, Paris, Janvier 2000, p. 44-45.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 318-319.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

PÉRIER Gilberte, Vie de Pascal, 1re version, § 23, OC I, éd. J. MESNARD, p. 578. 

PRIGENT Jean, “Pascal pyrrhonien, géomètre, chrétien”, in Pascal présent, 1662-1692, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 59-76.

THIROUIN Laurent, “Pascal et la superstition”, in LOPEZ Denis, MAZOUER Charles et SUIRE Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2008, p. 237-256.

 

Éclaircissements

 

Miscell. Soumission.

 

Le premier titre était Miscell., pour Miscellanea. Soumission est devenu le titre après coup. Voir la transcription diplomatique.

C’est un exemple de cas où une idée considérée d’abord comme une observation morale isolée (miscellanea), se trouve en un second temps rattachée à un axe important de l’argumentation de Pascal. Il semble que Pascal ait au début considéré la remarque comme une de ces notes qu’il consacre aux bonnes manières de penser et à celles des esprits faux qui, d’après le fragment ométrie-finesse II (Laf. 512, Sel. 670), ne sont jamais ni fins ni géomètres. Ce développement l’a conduit à inscrire ce fragment dans la liasse Soumission et usage de la raison, c’est-à-dire à la situer dans une argumentation importante dans le cadre de son ouvrage (alors que par elle-même, la distinction des différentes sortes d’esprit n’a pas de lien direct avec le projet apologétique).

En d’autres termes, alors que dans le titre Soumission et usage de la raison, les commentateurs se sont pour la plupart intéressés à l’idée de soumission, Pascal a voulu inscrire dans la liasse des éléments qui permettent de comprendre les règles qui déterminent l’usage de la raison.

Mis en rapport avec les fragments Soumission 7 (Laf. 173, Sel. 204) et 8 (Laf. 174, Sel. 205), le présent texte montre que, quoiqu’en pensent les esprits forts, la manière dont un saint Augustin raisonne est aussi rigoureuse et saine à sa manière que celle d’un géomètre qui s’y connaît en démonstration.

Voir le dossier de Soumission 1.

Arnauld Antoine, Réponse à quelques raison par lesquelles on prétend montrer que ceux qui sont persuadés que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius doivent néanmoins signer la nouvelle bulle d’Alexandre VII, qui déclare qu’elles y sont, Œuvres, XXI, p. 47. Voir p. 51. « On obéit et on se soumet à un jugement en deux manières ; l’une en y adhérant, ce que l’on témoigne par la souscription ou par le serment, comme lorsqu’on fait jurer d’observer une ordonnance ; l’autre en n’y résistant pas, et en ne faisant positivement rien de contraire, surtout publiquement. On peut appeler la première sorte de ces soumissions, une soumission positive, et l’autre une soumission négative ». La soumission négative est aussi dite non-résistance.

Pascal montre dans la liasse Soumission que la soumission qu’il préconise n’est pas négative, mais positive ; c’est-à-dire qu’elle correspond à une conduite volontaire, et non pas à un abandon résigné d’une raison découragée par son impuissance.

 

Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison.

 

Règle de la créance (Laf. 505, Sel. 672) : Nier, croire et douter sont à l'homme ce que le courir est au cheval.

Prigent Jean, “Pascal pyrrhonien, géomètre, chrétien”, in Pascal présent, 1662-1692, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 59-76, montre comment les Pensées, notamment dans ce fragment, sont rigoureusement fidèles aux principes formulés dans L’esprit géométrique.

Cette règle qui associe un mode de connaissance ou une attitude intellectuelle à un domaine de la connaissance ou de la foi a été inculqué à Pascal par son père Étienne. Voir ce qu’écrit Périer Gilberte, Vie de Pascal, 1re version, § 23, OC I, p. 578. « Il m’a dit plusieurs fois qu’il joignait cette obligation à toutes les autres qu’il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l’enfance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est l’objet de la foi ne saurait m’être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ».

Bouchilloux Hélène, “Pascal dans la Logique de Port-Royal”, Sources et effets de la Logique de Port-Royal, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, t. 84, n° 1, Vrin, Paris, Janvier 2000, p. 44-45, sur l’écho de cette idée dans la Logique de Port-Royal.

Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, Discours I, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2001, p. 18. « La vraie raison place toutes choses dans le rang qui leur convient ; elle fait douter de celles qui sont douteuses, rejeter celles qui sont fausses, et reconnaître de bonne foi celles qui sont évidentes, sans s’arrêter aux vaines raisons des pyrrhoniens qui ne détruisent pas l’assurance raisonnable que l’on a des choses certaines, non pas même dans l’esprit de ceux qui les proposent. »

Provinciale XVIII, § 30, éd. Cognet, p. 375. 30. « Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître. »

 

Il y [en] a qui faillent contre ces trois principes,

 

Prigent Jean, “Pascal pyrrhonien, géomètre, chrétien”, in Pascal présent, 1662-1692, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 59-76.

Thirouin Laurent, “Pascal et la superstition”, in Lopez Denis, Mazouer Charles et Suire Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2008, p. 237-256.

 

ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration,

 

Cette formule qui reproche aux fanatiques de la démonstration de ne pas s’y connaître en démonstration, a quelque chose d’ironique. Il faut noter que ce défaut, ne pas se connaître en démonstration, résume en fait les deux autres : douter de tout, même de ce qui est démontré, et se soumettre en tout, même de ce qui demande à être soumis au jugement, ce sont deux manières d’ignorer ce qu’est une véritable démonstration.

Ceux qui assurent tout comme démonstratif sont évidemment les dogmatiques. Pascal explique dans L’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, 393 sq., en quoi ils ne se connaissent pas en démonstration. Assurer tout comme démonstratif, c’est vouloir tout prouver, y compris les principes premiers, les axiomes, et les définitions, ce que Pascal montre être impossible.

« 5. Il faut […] que je donne l’idée d’une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire d’en dire quelque chose, quoiqu’il soit impossible de le pratiquer.

Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s’il était possible d’y arriver, consisterait en deux choses principales : l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eût auparavant expliqué nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c’est à dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l’ordre même que j’explique, il faut que je déclare ce que j’entends par définition.

6. On ne reconnaît en géométrie que les seules définitions que les logiciens appellent définitions de nom, c’est à dire que les seules impositions de nom aux choses qu’on a clairement désignées en termes parfaitement connus ; et je ne parle que de celles là seulement.

Leur utilité et leur usage est d’éclaircir et d’abréger le discours en exprimant par le seul nom qu’on impose, ce qui ne se pourrait dire qu’en plusieurs termes ; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple.

Si l’on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d’avec ceux qui ne le sont pas, pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte : j’appelle tout nombre divisible en deux également, nombre pair.

Voilà une définition géométrique : parce qu’après avoir clairement désigné une chose, savoir tout nombre divisible en deux également, on lui donne un nom que l’on destitue de tout autre sens, s’il en a, pour lui donner celui de la chose désignée.

[...]

9. Ces choses étant bien entendues, je reviens à l’explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver.

Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible ; car il est évident que les premiers termes qu’on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu’on n’arriverait jamais aux premières.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu’on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve.

D’où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli. »

L’erreur des dogmatiques consiste à ne pas comprendre ce nécessaire inachèvement de la science humaine. Toutefois, Pascal ajoute que, faute de tout prouver et de tout définir, la science doit tenir

10. Mais il ne s’ensuit pas de là qu’on doive abandonner toute sorte d’ordre.

Car il y en a un, et c’est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu’il est moins convaincant, mais non pas en ce qu’il est moins certain. Il ne définit pas tout et ne prouve pas tout, et c’est en cela qu’il lui cède ; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumière naturelle, et c’est pourquoi il est parfaitement véritable, la nature le soutenant au défaut du discours.

Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste, non pas à tout définir ou à tout démontrer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien démontrer, mais à se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres ; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pèchent également ceux qui entreprennent de tout définir et de tout prouver, et ceux qui négligent de le faire dans les choses qui ne sont pas évidentes d’elles mêmes.

11. C’est ce que la géométrie enseigne parfaitement. Elle ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient, à ceux qui entendent la langue, que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction.

Car il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d’expliquer ce qu’on entend par le mot homme ? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu’on veut désigner par ce terme ? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c’était un animal à deux jambes sans plumes ? Comme si l’idée que j’en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n’était pas plus nette et plus sûre que celle qu’il me donne par son explication inutile et même ridicule ; puisqu’un homme ne perd pas l’humanité en perdant les deux jambes, et qu’un chapon ne l’acquiert pas en perdant ses plumes.

12. Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot même. J’en sais qui ont défini la lumière en cette sorte : La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux ; comme si on pouvait entendre le mot de luminaire et de lumineux sans celui de lumière.

On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité. Car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci, c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous-entende. Donc pour définir l’être, il faudrait dire c’est, et ainsi employer le mot défini dans sa définition.

13. On voit assez de là qu’il y a des mots incapables d’être définis ; et si la nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaite exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications. »

[...] 19. Cette judicieuse science [la géométrie] est bien éloignée [de donner] la définition de ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux là, le reste des termes qu’elle emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu’on n’a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu’en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle, ou par les définitions qu’elle en donne.

Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste à définir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de même à l’égard de l’autre point, qui consiste à prouver les propositions qui ne sont pas évidentes.

Car, quand elle est arrivée aux premières vérités connues, elle s’arrête là et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver. De sorte que tout ce que la géométrie propose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves.

De là vient que si cette science ne définit pas et ne démontre pas toutes choses, c’est par cette seule raison que cela nous est impossible. »

Les dogmatiques qui prétendent tout démontrer donnent donc le spectacle ridicule de personnes dont les prétentions dépassent infiniment les moyens.

 

ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre,

 

Pascal pense à Montaigne, qui soumet tout à un doute radical, mais aussi aux autres sceptiques en général. Voir l’Entretien avec M. de Sacy, où Pascal remarque que le doute de Montaigne est si radical qu’il emporte tout avec soi, y compris lui-même.

Manque de savoir où il faut se soumettre : la Préface sur le traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 778 sq., indique sommairement quelles sont les matières dans lesquelles il faut se soumettre : ce sont principalement celles qui reposent sur la mémoire, c’est-à-dire celles qui dont les principes ne peuvent pas être connus directement par les facultés naturelles (sens et raison), mais qui exigent que l’on recueille le témoignage d’autres personnes, qui, elles, ont eu un accès direct aux sources.

« Dans les matières où l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l’histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues (      ) et surtout dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu : d’où il est évident que l’on peut en avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.

S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?

C’est l’autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle. »

Les sceptiques qui doutent dans les matières soumises à l’autorité récusent la seule source d’information qui soit légitime dans les matières d’autorité : en histoire, on ne peut mettre en question des documents originaux qui ne donnent aucune marque de fausseté.

Pascal considère que cette manie du doute universel et systématique, qui en matière religieuse se confond avec l’incrédulité, est aussi dangereuse que l’excès de docilité en quoi consiste, selon lui, la superstition. Voir Soumission 22 (Laf. 187, Sel. 219) : Ce n’est pas une chose rare qu’il faille reprendre le monde de trop de docilité. C’est un vice naturel comme l’incrédulité et aussi pernicieux. Superstition.

La Logique de Port-Royal (éd. 1664), IV, chapitres XI, De ce que nous connaissons par le foi, soit humaine, soit divine, et XII, Quelques règles pour bien conduire sa raison dans la créance des événements qui dépendent de la foi humaine, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 579 sq. et 589 sq., propose des règles de méthode pour discerner les cas où l’on doit admettre, notamment sur les questions de fait, le témoignage des autorités, sans se laisser aller à un doute systématique et indiscret.

Le défaut qui consiste à douter là où il faut se soumettre prend une autre forme si l’on considère les vérités révélées par le cœur, devant lesquelles la raison doit s’incliner : voir le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142) : Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours - Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

Pascal le dit en d’autres termes dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680) : Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, mais elle est bien obligée de se soumettre à ses principes.

 

ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger.

 

Prigent Jean, “Pascal pyrrhonien, géomètre, chrétien”, in Pascal présent, 1662-1692, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 70. La soumission demandée par Pascal à la raison exclut la crédulité et la superstition.

Les superstitieux sont caractérisés par leur docilité, en ce sens qu’ils renoncent à juger sur des points où ils devraient le faire, et se soumettent au jugement d’autres personnes, dont ils respectent excessivement l’autorité. Voir Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212) : La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu'à la superstition c'est la détruire.

Manque de savoir où il faut juger : il est des domaines où il est non seulement permis, mais nécessaire, de juger : ce sont, comme Pascal l’explique dans la Préface au traité du vide, les disciplines qui ne sont pas soumises à l’autorité. En mathématiques, en physique, en architecture, en théorie de la musique, les sens dont chacun peut recevoir directement le témoignage, et la raison, que chacun peut exercer librement, ont le champ libre.

Sur les « sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement », l’autorité « est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionnés à la portée de l’esprit, il trouve une liberté tout entière de s’y étendre : sa fécondité inépuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption..... C’est ainsi que la géométrie, l’arithmétique, la musique, la physique, la médecine, l’architecture, et toutes les sciences qui sont soumises à l’expérience et au raisonnement, doivent être augmentées pour devenir parfaites ».

De la même manière, dans l’affaire de l’Augustinus et dans la controverse sur le Formulaire, Pascal soutient que si, sur certaines questions dogmatiques, les fidèles doivent se soumettre à l’autorité du pape qui a condamné cinq propositions attribuées à Jansénius, il n’est en revanche nullement nécessaire d’étendre cette soumission à la question de fait, savoir si ces propositions sont bien dans le livre de Jansénius. Comme Pascal l’écrit dans les Provinciales, les yeux suffisent pour savoir si une proposition se trouve ou ne se trouve pas dans un livre.

Dans le cas de l’Augustinus, déclare l’épistolier de la première Provinciale, « si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n’est ni si rare, ni si gros que ne je le pusse lire tout entier pour m’en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne » (éd. Cognet, Garnier, p. 7).

Dans la XVIIIe Provinciale, Pascal souligne les conséquences que peut avoir cet excès de docilité : non seulement il conduit à admettre des absurdités que le bon sens réprouve, mais il expose l’autorité qui tente de s’imposer avec excès au ridicule.

« 31. Cette règle est si générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s’accordent ; et comme l’Écriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l’Écriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l’une, que l’Écriture a toujours un sens véritable ; l’autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s’obstiner à dire que c’en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s’y accorde.

32. C’est ce qu’il explique par l’exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l’Écriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu’il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s’opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.

33. Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l’Écriture vénérable, mais ce serait au contraire l’exposer au mépris des infidèles ; parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l’entrée.

34. Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d’en fermer l’entrée aux hérétiques, et de leur rendre l’autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point, parce qu’un Pape l’aurait déclaré par surprise. Car ce n’est que l’examen d’un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est véritable, montrez-le ; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire ; ce serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité persuader un point de fait, non plus que le changer ; car il n’y a rien qui puisse faire que ce qui est ne soit pas. »

Le fragment Soumission 15 (Laf. 181, Sel. 212), indique le rapport de ce principe avec l’affaire des propositions de Jansénius, et la signature du formulaire : Superstition de croire des propositions, etc.

On peut aussi considérer ce passage comme un souvenir de l’affaire Galilée, duquel le tribunal ecclésiastique a exigé une soumission sur des questions scientifiques où la raison et l’expérience devaient éviter de céder à une autorité qui n’était pas compétente. Voir la Lettre de Galilée à Christine de Lorraine, 1615, in Lo Chiatto Franco et Marconi Sergio, Galilée entre le pouvoir et le savoir, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 178-179 : « Dans les disputes de questions naturelles, on ne devrait pas commencer par les citations des autorités de l’Écriture sainte, mais par les expériences des sens et par les démonstrations nécessaires ». En revanche, « quand nous avons acquis la certitude de certaines conclusions naturelles, nous devons les utiliser comme moyens très appropriés à l’exposition véridique de ces Écritures et à l’investigation des significations qui y sont nécessairement contenues ».

La XVIIIe Provinciale montre que le fragment Soumission 4 est l’une des bases de la méthode d’interprétation de Pascal, qui consiste à ne pas se soumettre aveuglément au sens littéral de l’Écriture, mais à prendre appui sur les contradictions apparentes du texte pour juger quel est le sens figuré et spirituel que les auteurs sacrés ont voulu y exprimer. Voir sur ce point la liasse Loi figurative.

Enfin, si l’on considère non pas ceux qui se soumettent superstitieusement, mais ceux qui imposent la soumission superstitieuse, il faut rapprocher ce fragment de Misère 6 (Laf. 58, Sel. 91) et 7 (Laf. 58, Sel. 92), Tyrannie.

Thirouin Laurent, “Pascal et la superstition”, in Lopez Denis, Mazouer Charles et Suire Éric, La religion des élites au XVIIe siècle, Biblio 17, 175, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2008, p. 237-256.