La liasse TRANSITION DE LA CONNAISSANCE DE L’HOMME À DIEU (suite)

 

 

Transition et l’édition de Port-Royal

 

Le chapitre XXII, intitulé Connaissance générale de l’homme, a été constitué uniquement à partir du fragment Transition 4, Disproportion de l’homme. Voir sur ce chapitre Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 170 sq.

Port-Royal a retenu plusieurs autres textes de la liasse :

Transition 5 et 6 ont été intégrés dans le chapitre XXIII, Grandeur de l’homme.

Une partie de Transition 3 a été utilisée au début du chapitre VIII, Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement, et qui commence à lire l’Écriture. Un autre paragraphe a été ajouté en 1678 dans le chapitre II, Marques de la véritable religion.

Transition 4 : une partie du texte a été retenue dans le chapitre XXXI, Pensées diverses.

Les fragments Transition 1, Transition 2, Transition 7 et Transition 8 n’ont pas été retenus par le Comité. Le fragment 1 a ensuite été recopié par Louis Périer dont une copie a été conservée. Les fragments 2, 7 et 8 n’ont pas retenu son attention. Il faut attendre l’édition Faugère (1844) ou le Rapport à l’Académie de Victor Cousin (1843) pour qu’ils soient publiés

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Transition

 

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 303, les feuillets de Transition 4 (RO 347, 351, 355 et 359, écrits recto-verso) portent un filigrane. Ces feuillets, quasi complets, portent soit le filigrane Marque Royale (RO 351 et 359) soit le filigrane PF / B ♦ R (RO 347 et 355). Ils correspondent à deux feuilles doubles de type Marque Royale et PF / B ♦ R qui ont été séparées lorsqu’elles ont été stockées dans le Recueil des originaux.

Transition 3 (RO 1-2) est écrit sur un demi-feuillet qui porte le filigrane BR posé sur un croissant. Ce papier a été utilisé parallèlement aux pontuseaux.

Les autres papiers ne portent pas de filigrane. Selon Ernst, ils seraient de provenances diverses : Transition 1 (RO 61-7) pourrait provenir d’un feuillet de type Cadran & Armes de France et Navarre / P ♥ H utilisé sur deux colonnes ; Transition 2 (RO 49-3) serait un papier de récupération de type Cadran & B ♥ C ; Transition 5 (RO 63-6) pourrait être issu d’un feuillet de type Cor couronné / P ♦ H.

Le papier de Transition 8 (RO 63-9) n’est pas identifié.

 

Bibliographie

 

CHEVALIER Jacques, Pascal, Paris, Plon, 1922.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 257 sq.

GHEERAERT Tony, À la recherche du Dieu caché. Introduction aux Pensées de Pascal, La Bibliothèque électronique de Port-Royal, 2007, p. 85 sq.

KAPLAN Francis, “La pensée des deux infinis”, Les Pensées de Pascal : interprètes et éditeurs en débat, Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 93, n° 1, janvier-mars 2009, Paris Vrin, 2009, p. 13-22.

MAGNARD Pierre, Nature et histoire dans l’apologétique de Pascal, Paris, Belles Lettres, 1980.

MESNARD Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38.

MESNARD Jean, “L’âge des moralistes et la fin du cosmos”, in DAGEN J. (dir.), La morale des moralistes, Paris, Champion, 1999, p. 107-122.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Schémas, point, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 673 sq.

THIROUIN Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in DESCOTES Dominique, McKENNA Antony et THIROUIN Laurent (dir.), Le rayonnement de Port-Royal, Paris, Champion, 2001, p. 351-368.

VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XXV, § VI, éd. Naves, Paris, Garnier, 1964, p. 147-149, et éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 168 sq., et commentaire.

 

Signification de la liasse Transition

 

La liasse Transition pose quelques problèmes d’interprétation.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 259. L’unité de la liasse est si peu évidente que les éditeurs qui classent les fragments selon leurs thèmes (Brunschvicg, Chevalier, Dedieu) dispersent largement ceux de cette liasse dans l’ensemble des Pensées.

La question de la signification de la liasse n’a donc pu se poser de manière explicite qu’à partir du moment où l’importance des Copies pour la connaissance du plan d’ensemble de l’apologie a été pleinement comprise. On constate cependant que le fragment Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), intitulé Disproportion de l’homme, est classiquement interprété comme une démonstration de la misère de l’homme. C’est dans sa section II, consacrée à la Misère de l’homme sans Dieu, que Brunschvicg le place. De même, dans sa reconstitution de l’argumentation de Pascal, Jacques Chevalier place Disproportion de l’homme en tête des preuves de la Misère de l’homme sans Dieu, avant l’exposé sur les « puissances trompeuses » ; il procède de même dans son édition (Pléiade, 1954), dont le premier chapitre, intitulé La place de l’homme dans la nature : les deux infinis, précède le chapitre II, Misère de l’homme. Les puissances trompeuses.

Cependant, la présence, dans la liasse Transition de la connaissance de l’homme à Dieu, du grand fragment Disproportion de l’homme, ne doit pas tromper sur sa signification. Il ne s’agit plus pour Pascal, à ce stade de son ouvrage, de méditer sur la vanité ni sur la misère de l’homme en tant que telles. Que certains fragments de la liasse contiennent des échos des liasses Vanité, Misère et Ennui ne peut faire de doute. Mais ce sont des résurgences de thèmes dont le contexte transforme profondément la signification. Transition se situe en effet après A P. R., Commencement, Soumission et Excellence de cette manière de prouver Dieu, autrement dit en un point où les conclusions de l’enquête anthropologique sont à la fois intégrées et dépassées, et où la recherche du souverain bien, qui est en Dieu, est déjà entamée. Les preuves par l’histoire et les figuratifs n’ont pas encore été données, mais elles viendront bientôt, une fois que Pascal aura fait comprendre à son lecteur à quel point la religion chrétienne est aimable, et quels en sont les fondements. Pour le moment, son objet n’est encore que d’amener son lecteur à effectuer ce que, dans la Lettre sur la mort de son père il appelle un « transport », autrement dit un mouvement qui lui permettra, changeant de point de vue, de modifier profondément sa manière de voir les choses et lui-même. D’une certaine manière, il s’agit pour l’homme de rompre les attaches qui le maintiennent arrimé au monde qui l’entoure pour y puiser le divertissement, et de le conduire à une méditation sur soi qui lui fasse mesurer l’ampleur de la disproportion qui existe entre Dieu et lui.

 

Le titre de la liasse

 

Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, in Le rayonnement de Port-Royal, p. 351-368. Le titre de la liasse est inhabituellement long ; il ne figure dans la table des matières qu’en abrégé, d’une manière qui le rend pratiquement incompréhensible : p. 353. La question qui s’impose est celle de la valeur du génitif dans l’expression connaissance de l’homme : p. 353. S’agit-il de la connaissance que l’on a réussi à acquérir au sujet de l’homme (génitif objectif), ou de la connaissance que possède l’homme (génitif subjectif) ? Exemples des deux cas du génitif. Second problème, lié au premier : le statut syntaxique du terme de connaissance, que l’on interprète souvent comme mis en commun aux deux compléments homme et Dieu : il s’agirait de la connaissance de l’homme et de la connaissance de Dieu, ou de la transition de la connaissance de l’homme à celle de Dieu : p. 354. Les fragments de la liasse ne permettent pas d’interpréter le titre de la liasse dans le sens d’une démarche anthropologique. Il faut comprendre que l’on passe de la constatation du fait que l’homme ne se connaît pas lui-même à la mise en présence de cet homme avec Dieu. Dans la liasse Transition, l’homme est systématiquement considéré comme sujet connaissant, plutôt que comme objet de connaissance. Le sens de la liasse est d’ordre gnoséologique, au sens de l’analyse réflexive de l’acte et de la faculté de connaître (définition du Vocabulaire de Lalande). Les développements cosmologiques de Disproportion de l’homme ne forment pas l’objet du discours, mais des illustrations saisissantes de l’incapacité de l’homme à connaître les choses et soi-même. C’est le moment où s’effectue la transition qui, de la disproportion de l’homme, le conduit à la contemplation d’un univers qui figure l’infinité de Dieu. Paradoxalement, le titre de cette liasse pourrait être exprimé par la formule transition de l’ignorance de l’homme à Dieu : p. 365.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 257 sq. La connaissance de l’homme est pour Pascal surtout représentée par son incapacité de connaître, en raison de la disproportion qui le caractérise.

 

Signification de la notion de transition

 

Sur le sens rhétorique du terme transition, on peut consulter

Aristote, Premiers analytiques, II, 25, 69 a, éd. Tricot, p. 316 sq. emploie le terme d’apagôgè, réduction.

Voir sur cette méthode de réduction et de substitution d’un problème à un autre, dont la solution ou la construction rend manifeste celles du problème initial, Euclide, Éléments, éd. Heath, t. 1, p. 135 sq., et surtout les explications de l’éd. B. Vitrac, t. 1, p. 142 sq. Voir également Proclus, Commentaire, 212-213, (A commentary on the first book of Euclid’s Elements, éd. Morrow, Princeton, 1970, p. 167) ; extrait dans Greek mathematical works, I, tr. Ivor Thomas, p. 254.

Le terme apagôgè, selon Mersenne Marin, La vérité des sciences, II, I, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 318, désigne le passage que l’on fait d’un problème à un autre : « ce que les anciens ont pratiqué, lorsqu’au lieu de chercher la manière de doubler le cube, ils se sont efforcés de trouver deux moyennes proportionnelles ; et au lieu de chercher la quadrature du cercle, ils se sont attachés à la ligne droite égale au cercle ».

Sur les techniques de transition et de translatio quaestionis chez Pascal, voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 127, 185 et 355.

Le procédé de la translatio quaestionis peut aussi revêtir une forme sophistique, dénoncée par Aristote (Organon, V, Topiques, éd. Tricot, Vrin, p. 69 sq.) lorsqu’il sert à éviter de répondre à une difficulté en lui en substituant une autre, dont la liaison avec la première est purement apparente. Pascal reproche à plusieurs reprises aux jésuites de déplacer l’objet du débat pour éviter de s’expliquer sur le fond des problèmes. Voir par exemple Provinciale XII, § 13.

Laurent Thirouin, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 361 sq. L. Thirouin conteste l’interprétation du terme transition dans son sens rhétorique, comme passage entre deux propos. Transitus : p. 361 sq. Il faut entendre la transition non comme une succession de connaissances, ou passage d’une connaissance à une autre (c’est l’interprétation de P. Ernst, Approches pascaliennes, p. 257) mais de façon absolue comme une transition à Dieu, dans un sens dynamique, comme mise en mouvement vers Dieu : p. 363.

Cette interprétation peut se recommander de la Lettre sur la mort de son père, OC II, p. 852 sq., où Pascal parle d’un transport de grâce qui permet à l’homme de changer de point de vue, et de considérer un accident, non pas dans lui-même, et hors de Dieu, mais hors de lui-même et dans l’intime de la volonté de dieu, dans la justice de son arrêt, dans l’ordre de sa Providence qui en est la véritable cause..., « nous adorerons dans un humble silence la hauteur impénétrable de ses secrets, nous révérerons la sainteté de ses arrêts, nous bénirons la conduite de sa Providence ; et, unissant notre volonté à celle de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose qu’il a voulue en nous et pour nous de toute éternité ». Lorsque l’on est parvenu au terme de ce transport, cette perspective nouvelle permet de considérer la mort, non plus comme un fléau qui est l’horreur de l’homme, mais « dans la vérité que le Saint-Esprit nous a apprise », p. 853 : la vie apparaît alors comme un sacrifice qui est le moment essentiel de la vie chrétienne. La manière de penser n’est plus alors la même qu’au commencement de la transition.

De manière analogue, dans la liasse Transition, Pascal marque les deux sentiments qui doivent partager l’esprit du lecteur, selon le degré où il se trouve de ce transport. Le premier est compris dans le fragment Transition 7 (Laf. 201, Sel. 233) : Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie, et le fragment Transition 8 (Laf. 202, Sel. 234) : Consolez-vous, ce n’est point de vous que vous devez l’attendre, mais au contraire en n’attendant rien de vous que vous devez l’attendre.

Mais de ce fait, l’opposition entre les deux sens de l’expression transition de la connaissance de l’homme à Dieu peut être précisée, et leur opposition restreinte : la connaissance qu’a l’homme (génitif subjectif) est aussi une connaissance sur l’homme (génitif objectif). Les deux sens finissent par s’impliquer l’un l’autre du fait que les Pensées proposent au lecteur une réflexion sur le rapport de l’homme au monde qui l’englobe, et de ce fait sur lui-même.

La signification globale de la liasse Transition ne se comprend qu’en relation avec le petit écrit de Pascal Sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40 sq.

 

Fonction de Transition dans l’ensemble de l’argumentation des Pensées

 

Thirouin Laurent, “Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées”, p. 367. A P. R. est le véritable lieu de la transition, qui rassemble tous les éléments du problème repérés précédemment. La liasse énonce les prétentions de la religion devant les incohérences relevées, ce à quoi elle entend parvenir et ce qu’elle ne prétend point faire. Commencement joue le rôle de captatio benevolentiae, en brisant l’inintérêt, le refus d’entendre ; c’est le lieu du pari. Soumission fait le point sur la part d’irrationalité du christianisme ; elle est directement conçue contre les athées. Excellence s’adresse au contraire aux déistes, pour montrer que seule la voie par le Christ mène à Dieu. Transition s’interroge alors sur les moyens qu’a l’homme, étant donné ses possibilités de connaissance, de parvenir à Dieu.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), p. 129-131, remarque que, si A P. R. tire les conclusions qui s’imposent au spectacle de la nature, savoir la nécessité pour la véritable religion de livrer la clé de ces contrariétés, montre que la religion chrétienne possède cette marque, par le récit de la chute, et introduit la recherche des preuves, elle semble entrer en concurrence avec Transition.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 278. Les liasses Soumission et usage de la raison, Excellence et Transition forment un groupe homogène correspondant à un objet : Pascal y définit les conditions de la recherche, quant au rôle que doit y jouer la raison. Elle oriente la recherche vers la démonstration de la fausseté des religions où n’apparaissent aucune « marque divine », et la preuve de la religion chrétienne où les prophéties servent de marques de Dieu.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 236 sq. Dans Transition, Pascal lutte contre la tentation de la curiosité qui pousse l’homme à la recherche des choses extérieures, en vue de le ramener à lui-même et à la recherche de sa fin.

 

Structure de la liasse Transition

 

Ernst Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970, p. 275-276. Hypothèse sur la structure argumentative de la liasse Transition. Pascal part de l’idée de l’effroi et du désespoir des athées, et passe à l’idée que la raison de l’homme est incapable de toute connaissance ; il conclut que l’homme ne doit rien attendre de soi, mais tout attendre de Dieu.

 

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