Fragment Divertissement n° 2 / 7 – Papier original : RO 121-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 184 p. 53 / C2 : p. 75

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 217 / 1678 n° 4 p. 211

Éditions savantes : Faugère II, 39, IV / Havet IV.5 / Brunschvicg 169 et 168 / Tourneur p. 205-1 / Le Guern 124 / Lafuma 134 et 133 / Sellier 166

 

 

 

Divertissement.

 

Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.

Nonobstant ces misères, il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra‑t‑il ? Il faudrait, pour bien faire, qu’il se rendît immortel. Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

 

 

 

Pascal apporte ici l’explication d’un paradoxe que Montaigne s’était contenté de constater : face à ce qui fait leur malheur, la maladie, l’ignorance, la mort, bref toute la misère exposée dans les premières liasses des Pensées, la seule réaction de la plupart des hommes consiste à ne pas y penser. Montaigne s’étonnait d’un tel abrutissement. Pascal l’explique en soulignant que, connaissant la condition humaine, et faute de pouvoir trouver par lui-même les remèdes à ses misères, l’homme peut difficilement faire autre chose. Pascal ne porte donc pas sur le divertissement une condamnation vertueuse : il en comprend fort bien la nécessité dans l’état actuel de la nature humaine. Mais la dernière phrase en souligne malgré tout l’inconséquence.

 

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Fragments connexes

 

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). Sur quoi la fondera‑t‑il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera‑ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera‑ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays.

Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera‑t‑il de tout ? Doutera‑t‑il s’il veille, si on le pince, si on le brûle ? Doutera‑t‑il s’il doute ? Doutera‑t‑il s’il est ? On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168). Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux et ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous en garantit.

Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170). Divertissement. La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril.

A P. R. 2 (Laf. 149, Sel. 182). Incroyable que Dieu s’unisse à nous.

Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse, mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi et reconnaissez que nous sommes en effet si bas que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais savoir d’où cet animal qui se reconnaît si faible a le droit de mesurer la miséricorde de Dieu et d’y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggère. Il sait si peu ce que c’est que Dieu qu’il ne sait pas ce qu’il est lui-même. Et tout troublé de la vue de son propre état il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui sinon qu’il l’aime et le connaisse, et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable à lui puisqu’il est naturellement capable d’amour et de connaissance. Il est sans doute qu’il connaît au moins qu’il est et qu’il aime quelque chose. Donc s’il voit quelque chose dans les ténèbres où il est et s’il trouve quelque sujet d’amour parmi les choses de la terre, pourquoi si Dieu lui découvre quelque rayon de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connaître et de l’aimer en la manière qu’il lui plaira se communiquer à nous. Il y a donc sans doute une présomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu’ils paraissent fondés sur une humilité apparente, qui n’est ni sincère, ni raisonnable si elle ne nous fait confesser que ne sachant de nous-mêmes qui nous sommes nous ne pouvons l’apprendre que de Dieu.

Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis.

Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.

1. (s'il est sûr qu'on y sera toujours) si on pourrait y être toujours. […]

5. s'il est sûr qu'on n'y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.

Cette dernière supposition est la nôtre.

Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

Fondement 16 (Laf. 239, Sel. 271). L’homme n’est pas digne de Dieu mais il n’est pas incapable d’en être rendu digne. Il est indigne de Dieu de se joindre à l’homme misérable mais il n’est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misère.

 

Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera‑t‑il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts.

Sel. 784 (ms Joly de Fleury), en donne le premier mouvement, qui conclut en tout état de cause à l’indignité de l’homme : Pourquoi Dieu ne se montre-t-il pas ? – En êtes-vous digne ? – Oui. – Vous êtes bien présomptueux, et indigne par là. – Non. – Vous en êtes donc indigne.

 

Mots-clés : BonheurGuérirHommeIgnoranceMisèreMort (voir Mourir)PenséeVouloir.