Miracles II  – Fragment n° 6 / 15 – Papier original : RO 461-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 192 p. 445 / C2 : p. 242-243

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVII - Pensées sur les miracles : 1669 et janv. 1670 p. 226-227 /

1678 n° 8 p. 219-220

Éditions savantes : Faugère II, 353, X et XI / Havet XXV.50 ; XXIII.12 ; XXV.184 / Brunschvicg 588, 836, 837, 861 / Tourneur p. 147 / Le Guern 686 / Lafuma 842 à 845 (série XXXIII, notée XXXII par erreur) / Sellier 427

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Bibliographie

 

 

BOCHET Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004.

DE NADAÏ Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008.

ERNST Pol, Approches pascaliennes. L’unité et le mouvement, le sens et la fonction de chacune des 27 liasses titrées, Gembloux, Duculot, 1970.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986.

HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-308.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658)”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 325-340.

 

 

Éclaircissements

 

Notre religion est sage et folle. Sage, parce que c’est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc. Folle, parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire c’est la croix.

 

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, p. 297-308. Voir p. 305, pour l’intervention de T. Goyet. Liste des textes pascaliens sur la folie cités par Pascal : p. 303-304.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 90 sq., sur la sagesse et la folie de la religion. Il faut faire une différence entre les deux sagesses de l’homme et de Dieu : p. 90. Ce qui est folie pour l’homme est sagesse pour Dieu et inversement. L’idée de la folie est liée à l’idée que Pascal se fait de la conversion : p. 92. Du point de vue humain, dans la langue commune, le mot folie signifie l’absence de la sagesse surnaturelle ; mais dans le langage chrétien il désigne le manque de la sagesse surnaturelle : p. 93. Si la vraie sagesse est folie, celui qui ne cherche pas est fou de n’être pas fou : p. 93.

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles – saints purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois – David – établis, Isaïe prince du sang –, si grande en science, après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse ni signe, mais la Croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la Croix, sans sagesse ni signe, et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace, et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

Voir le commentaire de De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 256-257 sur ce texte.

Vanité 2 (Laf. 14, Sel. 48). Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies. Omnis creatura subjecta est vanitati, liberabitur. Ainsi saint Thomas explique le lieu de saint Jacques pour la préférence des riches, que s’ils ne le font dans la vue de Dieu ils sortent de l’ordre de la religion.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 458, Sel. 697). Contrariétés. Sagesse infinie et folie de la religion.

Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 422. Seule la folie de la Croix peut tourner l’homme vers Dieu.

La plus savante et la plus fondée en miracles : on retrouve la même idée dans le fragment Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323).

 

Ne evacuata sit crux.

 

Saint Paul, Épître aux Galates, II, 21. « Je ne veux point rendre la grâce de Dieu inutile. Car si la justice s’acquiert par la loi, Jésus-Christ sera donc mort pour rien ».

Ne evacuata sit crux : saint Paul, I Cor, v. 22 : « Pour ne pas anéantir la croix de Jésus-Christ ».

Saint Augustin, De natura et gratia, Œuvres, t. 21, La crise pélagienne I, Bibliothèque augustinienne, Desclée de Brouwer, 1966, p. 247. Si la nature suffit pour le salut, le Christ est mort en vain. Voir p. 617, note. « Si la justice dérive de notre nature, le Christ est mort pour rien » : p. 619.

Bochet Isabelle, « Le firmament de l’Écriture ». L’herméneutique augustinienne, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2004, p. 78 sq. Dans le De natura et gratia, saint Augustin revient souvent sur l’idée que le pélagianisme rend inutile la croix du Christ. Pourtant Pélage admet que la Passion du Christ sauve l’homme, et non les cérémonies, et que la grâce du baptême apporte la rémission des péchés et supprime les effets de la consuetudo. Valeur exemplaire de la passion du Christ selon Pélage : p. 79. Le mystère pascal, dans le De spiritu et littera, en revanche, est vraiment source de la grâce. Là où Pélage voit un exemple, Augustin voit une source de transformation progressive du croyant qui est incorporé à l’Esprit : p. 80.

Voir Traité de la prédestination, 3, OC III, éd. J. Mesnard, p. 796-797, qui montre comment en minimisant la gravité du péché originel, les restes des pélagiens rendent inutile le sacrifice du Christ.

Laf. 808, Sel. 655. Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.

 

Et ainsi saint Paul, qui est venu en sagesse et signes, dit qu’il n’est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir. Mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et signes.

 

En signes : miracles.

Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, 22-23. « Les Juifs demandent des miracles, et les Gentils cherchent la Sagesse. 23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux Grecs ».

Havet, éd. des Pensées, XXV, 50, p. 215, note que dans la Deuxième lettre aux Corinthiens, XII, 12, Paul dit : « Aussi les marques de mon apostolat ont paru parmi vous dans toute sorte de tolérance et de patience, dans les miracles, dans les prodiges et dans les effets extraordinaires de la puissance divine ». Paul qui est venu en sagesse : l’expression, selon Havet, éd. des Pensées, t. 2, p. 160, est prise du début du chapitre suivant : « Veni non in sublimitate sermonis aut sapientiae ».

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles – saints purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois – David – établis, Isaïe prince du sang –, si grande en science, après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse ni signe, mais la Croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la Croix, sans sagesse ni signe, et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace, et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

De Nadaï Jean-Christophe, Jésus selon Pascal, p. 256 sq.

 

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Il y a bien de la différence entre n’être pas pour Jésus-Christ et le dire, ou n’être point pour Jésus-Christ et feindre d’en être. Les uns peuvent faire des miracles, non les autres, car il est clair des uns qu’ils sont contre la vérité, non des autres. Et ainsi les miracles sont plus clairs.

 

Ce passage est sans doute volontairement paradoxal. Car on devrait dire que ceux qui ne sont pas pour Jésus-Christ et le disent ont pour eux une certaine sincérité. Mais Pascal raisonne autrement : les uns sont ceux qui ne sont point pour Jésus-Christ et feignent d’en être peuvent faire des miracles parce que, quelle que soit leur duplicité de cœur, ils parlent au nom de la vraie doctrine : c’est une application du principe selon lequel ceux qui ne sont pas contre nous sont pour nous. En revanche, ceux qui ne sont pas pour Jésus-Christ, quelle que soit leur sincérité, sont ouvertement contre la vérité, ce qui explique que Dieu ne leur permet pas de faire des miracles.

N’être point pour Jésus-Christ et feindre d’en être : le cas pourrait s’appliquer aux jésuites, qui professent être catholiques, et qui dans la réalité professent des doctrines qui ne le sont pas.

 

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C’est une chose si visible qu’il faut aimer un seul Dieu, qu’il ne faut pas de miracles pour le prouver.

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 608.

L’argumentation par laquelle Pascal pense qu’on doit être conduit à aimer un seul Dieu est sans doute notée dans le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182).

 

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Bel état de l’Église quand elle n’est plus soutenue que de Dieu.

 

Sellier Philippe, “Pascal et l’histoire de l’Église dans la campagne des Provinciales (1656-1658)”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., p. 325-340. L’Église dispose de trois sortes d’appui : d’abord la Révélation elle-même, puis la tradition (les Pères, les conciles œcuméniques) par laquelle « Dieu conduit bien son Église ». Voir Laf. 517, Sel. 452 : Si saint Augustin venait aujourd’hui et qu’il fût aussi peu autorisé que ses défenseurs, il ne ferait rien. Dieu conduit bien son Église de l’avoir envoyé devant avec autorité. Le dernier est constitué par les miracles, qui servent à « discerner la doctrine ». Voir le fragment Miracles III (Laf. 859, Sel. 438) : Les miracles sont plus importants que vous ne pensez. Ils ont servi à la fondation et serviront à la continuation de l’Église jusqu’à l’Antéchrist, jusqu’à la fin. Mais à l’époque de Pascal, la crise de l’Église est particulièrement grave :

Laf. 733, Sel. 614. L’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires. Mais peut-être jamais en même temps comme à présent. Et si elle en souffre plus à cause de la multiplicité d’erreurs, elle en reçoit cet avantage qu’ils se détruisent.

La société des jésuites particulièrement est déchue de ses origines tout évangéliques, comme l’a reconnu le P. Vitelleschi lui-même : voir le fragment RO 279 r-v (Laf. 954, Sel. 789), Le premier esprit de la société éteint. [...] non e piu quella. Vittelescus. Pascal dénonce non pas seulement le relâchement des jésuites, mais leur oubli de la pauvreté, le caractère anti-évangélique de leur politique, et l’ébranlement des lois de l’éthique catholique et la trahison de la théologie traditionnelle de la grâce : p. 333. Le Projet de mandement, in Les Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 460-478, ouvre des perspectives sombres. Pascal envisage l’effondrement du décorum romain et la mise à nu du petit nombre des serviteurs de Dieu, d’autant plus que ce déclin est prophétisé dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau : p. 335-336. La destruction du temple d’Israël préfigure ce qui arrivera à une Église égarée par les faux docteurs : p. 336. Le Christ mentionne un temps à venir où il doute de trouver « de la foi sur terre » (Luc, XVIII, 8) : p. 335.

Dans ces conditions, comment doit-on comprendre le fragment dans lequel Pascal écrit Bel état de l’Église quand elle n’est plus soutenue que de Dieu ?

À supposer que Pascal pense à l’état présent de l’Église, mais surtout à l’état à venir dans les derniers temps, on pourrait entendre cette formule comme l’expression d’une ironie.

En fait d’autres passages permettent de comprendre le texte autrement.

Voir le fragment Miracles III (Laf. 903, Sel. 450). Si le refroidissement de la charité laisse l’Église presque sans vrais adorateurs, les miracles en exciteront. Ce sont les derniers efforts de la grâce.

Or, selon Miracles III (Laf. 892, Sel. 446), Dieu n’a jamais laissé ses vrais adorateurs.

Pascal évoque donc un état dans lequel l’Église se trouverait au bord de la ruine, et sans ses appuis ordinaires : dans ce cas, Dieu serait son seul soutien, mais comme il ne laisse pas ses adorateurs, des miracles viendraient en faire apparaître de nouveaux. Le spectacle de l’extrême dénuement de l’Église rendrait d’autant plus visible la protection que lui apporte Dieu. Il n’est donc pas nécessaire d’entendre les mots bel état comme l’expression d’une certaine ironie, tout au contraire.