Fragment Divertissement n° 4 / 7 – Papier original : RO 139, 210, 209, 217-2 et 133

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 186 p. 53 à 57 v° / C2 : p. 76 à 81

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 203-217 / 1678 n° 1 à 3 p. 198-211

Éditions savantes : Faugère II, 31, II / Havet IV.2 / Michaut 335 / Brunschvicg 139 / Tourneur p. 205-3 / Le Guern 126 / Lafuma 136 / Sellier 168

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Éclaircissements

 

 

 

Bibliographie

Analyse du texte de RO 139 : Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes,...

Analyse du texte de RO 210 (+++) : De là vient que le jeu et la conversation des femmes,...

Analyse du texte de RO 209 (A) : Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire,...

Analyse du texte de RO 217-2 (B et D) et 133 (B et C) : Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui,...

 

 

Divertissement.

 

Définition et notion du divertissement

 

Le mot divertissement ne doit pas être entendu, chez Pascal, au seul sens moderne d’amusement ou d’activité de distraction amusante. Voir, sur l’évolution générale du mot au cours du XVIIe siècle, Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, article Divertissement, p. 484-485 : le mot a souvent, au XVIIe siècle, le sens de détournement : on divertit un homme de sa voie. Chez Pascal, le mot prend un sens pour ainsi dire technique : le divertissement consiste à détourner son esprit des vues pénibles qu’impose le spectacle de la condition humaine, sujette aux maladies et à la mort.

Magnard Pierre, Le vocabulaire de Pascal, Paris, Ellipses, 2001, p. 15 sq.

Ce terme est explicitement destiné à servir de concept subsumant une importante classe d’activités, très diverses, pour éviter de se perdre dans l’étude des propriétés particulières. Voir Preuves par les Juifs VI (Laf. 478, Sel. 713). Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement.

La réponse que fait à Voltaire Boullier David Renaud, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 78, est donc à la fois exacte et insuffisante : selon lui, Pascal appelle divertissement ce que le monde désigne par ce mot : « il parle de ceux auxquels le monde donne ce nom. Il parle des grandes dissipations, des plaisirs d’état qui ébranlent l’âme, de ceux dont les mondains ne peuvent se passer, et dont la privation les plonge dans l’ennui ». En fait, s’il est vrai que les activités sociales de distraction entrent bien dans la catégorie pascalienne du divertissement, on ne peut restreindre la notion pascalienne à ce seul domaine. Dans son esprit, le divertissement concerne non seulement les « grandes dissipations », mais aussi les activités comme celles du soldat et du laboureur : Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire..

Pascal a trouvé l’idée initiale du divertissement dans les Essais de Montaigne. Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 220 : Le point de départ de la réflexion de Pascal se trouve dans Montaigne, Essais, III, 4, De la diversion.

Mesnard Jean, “De la diversion au divertissement”, dans La culture du XVIIe siècle, Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 67-73. Le mot de divertissement, au sens de action de détourner ou de se détourner, n’est plus guère employé au XVIIe siècle ; c’est un archaïsme : p. 68. Pascal trouve chez Montaigne le terme de diversion, pour désigner le détournement de l’attention, notamment de la souffrance et de la perspective de la mort. Exemples de la diversion chez Montaigne : p. 69.

La différence entre Montaigne et Pascal sur cette notion, c’est que le premier semble vouloir élargir d’extension du mot diversion. Selon Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La Logique, I, VI, p. 59, et II, XVII, on appelle « étendue de l’idée les sujets à qui cette idée convient, ce qu’on appelle aussi les inférieurs d’un terme général, qui à leur égard est appelé supérieur, comme l’idée du triangle en général s’étend à toutes les diverses espèces de triangle ». Autrement dit, Montaigne cherche à envisager la plus grande variété de cas particuliers possibles, pour saisir l’homme dans sa réalité changeante.

Chez Pascal en revanche la notion de divertissement est plus abstraite et plus générale. En témoigne le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 478, Sel. 713) : Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement. Examiner toutes les occupations particulières, c’est ce que fait Montaigne. Pascal, lui entend comprendre cette variété sous une seule notion : il cherche à étendre la compréhension du mot divertissement : la Logique de Port-Royal « appelle compréhension de l’idée les attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne lui peut ôter sans la détruire, comme la compréhension de l’idée du triangle enferme extension, figure, trois lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droit ». Il tente d’opérer l’unification des différents caractères du divertissement : celui-ci devient la tendance profonde de l’homme à échapper de sa misère, et à lui-même. L’idée est systématisée, approfondie en fonction des deux problèmes de l’action et du bonheur : p. 71.

La divergence tient donc au fait que Montaigne s’attache aux formes multiples de la diversion, alors que Pascal fait un effort d’unification, de systématisation et d’approfondissement.

D’autre part, les deux auteurs diffèrent par leur manière d’évaluer le divertissement. Ils s’accordent pour reconnaître en l’homme la même tendance à se divertir. Mais chez Montaigne, la diversion est envisagée favorablement, comme quelque chose qui permet de détourner l’esprit de la douleur, et d’éviter de souffrir davantage en pensant à son mal. Montaigne s’en accommode fort bien, à tel point qu’il érige la diversion en méthode pour échapper à la crainte de la mort, ce qui en fait une thérapeutique utile. Pascal en revanche y voit une activité foncièrement inauthentique, qui revient à fermer les yeux devant une réalité déplaisante. Il pense que la tendance au divertissement est trop profonde à ses yeux pour être supprimée, parce qu’elle résulte de la corruption de la nature par le péché. Il admet aussi que le divertissement peut apparaître comme une tentative de trouver un remède au sentiment d’un malheur essentiel, inhérent à la nature de l’homme : voir Divertissement 6 (Laf. 138, Sel. 170) : Divertissement. La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril. Mais il ne peut admettre des concessions à la faiblesse humaine : le seul effort qu’elle exige est celui qui permettrait de la surmonter. Le divertissement apporte un moment de bonheur en faisant oublier la misère de la condition humaine, mais il ne supprime pas cette misère, et son caractère provisoire condamne l’homme à retomber dans l’ennui dès qu’il vient à manquer.

L’idée du divertissement fait partie des notions qui subissent un approfondissement et un développement à mesure que le lecteur avance dans les Pensées.

Au stade de la liasse Divertissement, ce concept est principalement envisagé dans une perspective purement naturelle : le divertissement est présenté comme une attitude psychologique et sociale qui consiste à détourner le regard de la misère naturelle de l’homme, indépendamment de tout aspect religieux et théologique : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. (Divertissement 2 - Laf. 133, Sel. 166). C’est pourquoi le divertissement est lié à plusieurs concepts pascaliens qui sont apparus dans les premières liasses des papiers classés : la misère, car c’est pour l’oublier qu’on se divertit ; la vanité, parce qu’il n’y a pas pire preuve de vanité que ce remède aux maux humains ; le souverain bien, car c’est son ignorance qui pousse l’homme à la poursuite de biens illusoires.

Mais ce concept est aussi lié à l’Apologie dans son ensemble, puisque c’est l’obstacle majeur que Pascal doit vaincre pour amener son lecteur à la recherche. Il fait partie de ces notions qui dévoilent progressivement, au fur et à mesure que l’argumentation se développe, des implications nouvelles, qui n’étaient pas nécessairement présentes dans les définitions initiales, et qui s’enrichissent progressivement par approfondissement. Le divertissement réapparaît donc par la suite, mais avec une signification nouvelle : à partir du moment où la religion chrétienne est prise en considération, la doctrine du divertissement acquiert une dimension religieuse.

Philippe Sellier a bien analysé cet aspect du divertissement, qu’il a rapproché de la théologie de saint Augustin.

Du point de vue théologique, le divertissement peut être considéré non seulement comme une forme de diversion, mais comme ce qu’Augustin appelle aversion. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 163 sq. : aversio, conversio, divertissement. La vie du chrétien consiste dans l’attention à Dieu : p. 164. Le péché consiste à se détourner de Dieu : le divertissement n’est donc pas seulement une manière de détourner les yeux de la misère humaine et de la mort, c’est aussi et surtout une forme mineure de l’aversio mentis a Deo, que saint Augustin évoque dans les Confessions, X, 35. Saint Augustin s’est principalement concentré sur l’aversio-conversio dans une perspective immédiatement religieuse : « C’est en théologien surtout qu’il s’adresse à ses lecteurs ou auditeurs. Il est tout de suite question de Dieu, de l’éternité, comme de réalités dont on ne saurait douter sérieusement : dès lors le divertissement est un oubli de Dieu, dû à la faiblesse qui nous vient du péché originel, et à une mauvaise disposition de la volonté ». Pascal est obligé d’envisager d’abord le divertissement comme réalité purement humaine. Car « au XVIIe siècle, l’incroyance gagne. Nous ne voyons rien, répètent les interlocuteurs de Pascal. Aussi ce dernier, même s’il reprend souvent la perspective et les termes mêmes de son prédécesseur, a-t-il dans une certaine mesure laïcisé la théorie. Il s’adresse à un athée. Il parlera donc souvent moins de Dieu que de la condition humaine, et le leitmotiv de l’Apologie est bien exprimé par cette pensée lapidaire : Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser. (Misère 19 - Laf. 70, Sel. 104). Notre condition, c’est l’ignorance, le temps qui fuit, la maladie, la mort : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. (Divertissement 2 - Laf. 133-134, Sel. 166). Mais cette laïcisation ne doit pas nous empêcher de voir à quel point l’apologiste est resté proche de son maître, qu’il rejoint dès qu’il est parvenu à élever le lecteur à un point de vue religieux.

D’abord, il considérera d’une manière nouvelle l’aptitude de certains incroyants de refuser de se soucier de leur propre destinée et de leur souverain bien.

Dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), il stigmatise l’inconscience de ceux qui demeurent volontairement dans l’ignorance de leur condition, et refusent de faire le moindre effort pour en sortir. Il souligne qu’une telle attitude est non seulement contraire à l’honnêteté, mais qu’elle pourrait fournir un excellent argument en faveur de la religion chrétienne : Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires ? qui aurait recours à lui dans ses afflictions ? et enfin à quel usage de la vie on le pourrait destiner ? En vérité, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, je soutiens que s’ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins admirablement à montrer la corruption de la nature, par des sentiments si dénaturés. Et plus bas : Rien n’est si important à l’homme que son état ; rien ne lui est si redoutable que l’éternité. Et ainsi, qu’il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être et au péril d’une éternité de misères, cela n’est point naturel. Ils sont tout autres à l’égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu’aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent ; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d’une charge ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c’est celui-là même qui sait qu’il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes.

De ce point de vue, le divertissement est l’une des faces de la concupiscence ; c’est elle qui détourne de Dieu. C’est pourquoi Pascal voit dans « cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes [] un enchantement incompréhensible et un assoupissement surnaturel, qui marque une force route puissante qui le cause ; elle prouve à ses yeux « la corruption de la nature ». Le divertissement est donc une des suites du péché originel et de la royauté de la concupiscence » : p. 166-167. Il n’est possible qu’à cause du pouvoir de la volonté qui détourne l’intelligence de considérer ce qui lui déplaît. À la base du divertissement, on trouve la mauvaise foi. C’est pourquoi l’homme est coupable, responsable de cette aversio, aussi bien chez Pascal que chez Augustin.

 

Pour approfondir…

 

Le divertissement, preuve de la misère de l’homme

De la connaissance de soi-même, ch. I., Nicole part de l’idée que les hommes ne cherchent pas à se connaître, car cela leur est odieux. Il concilie cette volonté d’oubli avec la tendance de l’amour propre à se regarder en tout, chap. II.

Boullier, Sentiments de M*** sur la critique des Pensées de Pascal par M. Voltaire, § XXIII-XXXVII, p. 75. De même que le régime prescrit à un malade prouve sa mauvaise santé. Ce n’est pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement : p. 75.

Voir le complément de l’édition de 1670, XXVI, 4 (dans Divertissement 2) : « c’est tout ce qu’ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c’est une consolation bien misérable, puisqu’elle va non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et qu’en le cachant elle fait qu’on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l’homme, il se trouve que l’ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu’il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement qu’il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu’il l’éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l’un et l’autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l’homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations, que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu : lequel, ne trouvant point en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul ».

La théorie pascalienne du divertissement peut être rapprochée de certains thèmes des philosophies de l’Antiquité.

Aspect épicurien de l’argument du divertissement

Lucrèce, De natura rerum, III, tr. Ernout, p. 142-143. « Si les hommes pouvaient, de même qu’ils semblent sentir au fond de leur cœur le poids dont la douleur les accable, apprendre à connaître d’où vient le mal, et pourquoi ce lourd fardeau de misère séjourne dans leur cœur, ils ne vivraient pas comme nous les voyons pour la plupart, ignorant ce qu’ils veulent l’un et l’autre, et cherchant sans cesse à changer de place, comme s’ils pouvaient ainsi jeter bas leur charge. »

Aspect stoïcien de l’argument du divertissement

L’argument de Pascal est un argument anti-stoïque qui part d’un principe stoïcien ; voir Du Vair, Philosophie morale des Stoïques, éd. Michaux, Paris, Vrin, 1946, p. 66-67. La nature ne peut avoir créé l’homme de telle sorte que son bien dépende seulement d’autrui, mais de « tant de choses » qu’il ne peut les espérer trouver toutes favorables, et « qu’il soit là perpétuellement béant, comme Tantale après les eaux ». Il faut que l’homme puisse se suffire à lui-même. Pascal répond que si : c’est le propre de l’homme de chercher du divertissement. Le bonheur dépend toujours de ce qui ne dépend pas de nous.

 

Structure du fragment Divertissement : argumentation et raisons des effets

 

Sur le divertissement et le renversement du pour au contre, voir Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 27 sq., sur le raisonnement par induction chez Pascal.

Voir aussi Mesnard Jean, “Logique et sémiotique dans le modèle de la Raison des effets”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 20, 1998, p. 16-30. Voir p. 23-24, l’application du modèle de la raison des effets à ce passage, par lequel un seul et même esprit est à l’œuvre dans une suite de points de vue qui, eux, sont différents, ce qui donne son unité au texte, tout en ménageant une progression dans la démonstration et l’approfondissement de l’idée de divertissement.

Mesnard Jean, “L’exemple dans les Pensées de Pascal”, in Poétique de la pensée, Études sur l’âge classique et le siècle philosophique, En hommage à Jean Dagen, Paris, Champion, 2006, p. 569-585. Voir, sur l’exemple traité en preuve, p. 582. Cas où des rapports de différence ou de contrariété dans le raisonnement se trouvent dans le raisonnement par l’exemple : cas de renversement : la première explication débouche sur un exemple, mais elle est contredite par l’exemple même, car l’homme au repos dans une chambre sera nécessairement dans l’état de plus malheureux ; il faut donc passer de la cause à l’effet.

Le texte est construit sur un renversement du pour au contre en trois étapes.

Étape préliminaire, qui n’est pas développée dans la théorie, mais qui fait l’objet d’un constat préliminaire : l’attitude du peuple qui recherche le divertissement sans se poser de question.

Première étape : l’opinion des demi-habiles, qui blâment le divertissement, croyant qu’il suffit de demeurer en repos dans une chambre pour être heureux.

Deuxième étape : l’opinion des habiles, qui trouvent le divertissement bien fondé pour oublier la condition mortelle de l’homme.

Troisième étape : l’opinion des véritables habiles, qui constatent que le divertissement détourne de la recherche de la vérité, et laisse l’homme dépourvu au moment du malheur. À première vue, ce point de vue ressemble à celui du chrétien.

Il ne semble pas y avoir de place pour les dévots.

 

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 213 sq.

Quoi que l’on attribue souvent ce jugement à Pascal lui-même, et qu’il soit souvent cité comme tel, il faut bien voir qu’il ne représente que la première étape d’une gradation, et une position qui va être dépassée dès les lignes qui suivent. Cette première étape du raisonnement correspond, dans le modèle du fragment Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124), au point de vue du demi-habile, qui dénigre l’attitude ordinaire du monde, mais sans saisir la raison qui la fonde.

La réfutation de ce jugement est donnée d’avance dans le fragment Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134), où l’on retrouve non seulement le divertissement, mais l’exemple du voyage sur mer :

Le peuple a les opinions très saines. Par exemple :

1. D’avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise. Les demi‑savants s’en moquent et triomphent à montrer là‑dessus la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas on a raison.

[…] 4. Travailler pour l’incertain, aller sur la mer, passer sur une planche.

Le fragment Miracles III (Laf. 879, Sel. 442) constate de facto que personne ne demeure dans son logis, comme le recommande le demi-habile : Hommes naturellement couvreurs et de toutes vacations, hormis en chambre.

On trouve dans ce paragraphe un bon exemple de situation où le manque de certains principes conduit à l’erreur, même lorsque les principes dont on tient compte sont véritables. L’explication par l’incapacité de demeurer en chambre n’est pas fausse : elle est incomplète, et dans cette mesure peut conduire à des conclusions erronées, ou à des remèdes inefficaces : selon Géométrie-Finesse II (Laf. 512, Sel. 670), l’omission d’un principe mène à l’erreur. Car il est vrai que le malheur de l’homme vient de ce qu’il ne reste pas chez lui, mais il faut ajouter que s’il ne le fait pas, c’est qu’il en est incapable, pour la raison que Pascal va expliquer plus bas : demeurer seul avec soi-même conduit à prendre conscience de sa condition mortelle et de sa misère. Mais si l’on s’en tient à ce seul premier principe que sortir de chez soi plonge l’homme dans le trouble et l’anxiété, sans y ajouter le second principe, qu’il lui est insupportable de penser à sa condition misérable, l’on doit logiquement en tirer la conclusion qu’il faut essayer de s’enfermer chez soi, et chercher en soi-même le vrai bonheur. L’opinion du demi-habile conduit donc à recommander une conduite qui non seulement ne remédie pas à sa misère, mais qui au contraire l’y plonge plus profondément, et qui de surcroît s’avère intenable.

Le type du demi-habile qui croit être profond et connaître les causes, alors qu’il ne voit qu’une partie de la vérité, c’est La Bruyère, Caractères, De l’homme, 99, éd. R. Garapon, Garnier, p. 329, qui reprend à peu près l’idée de Pascal : « Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu ». La Bruyère entre plus avant dans le détail des défauts de la société de son temps. Mais c’est l’interprétation du demi-habile, celle que Pascal écarte dès le début du texte.

Pascal pense impossible la recherche du bonheur en soi-même, comme il va l’établir dans la liasse Philosophes.

Pour approfondir…

Le siège d’une place : voir l’article Sièges du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 1448-1449, qui en expose les aspects techniques et les dangers.

Une charge à l’armée : la hiérarchie du commandement militaire n’est pas au XVIIe siècle organisée comme dans l’armée moderne. La vénalité des charges d’officiers est la règle : on achetait les grandes charges, comme celles de colonel général ou de maréchal des logis de la cavalerie. Il existe des grades vénaux et des grades non vénaux. Il faut disposer d’une certaine fortune pour pouvoir acheter une charge d’officier : le prix d’une compagnie était de plusieurs milliers de livres. L’encadrement est en majorité nobiliaire ; la vénalité permet aussi à de riches bourgeois d’acheter les charges de capitaine ou de colonel. La charge était très coûteuse : il fallait parfois avancer la solde, et payer les primes d’engagement. Il en résultait que l’on pouvait passer d’un grade à un autre sans passer par les intermédiaires. Mais le système de la vénalité ne garantit pas la compétence : comme le dit la Palatine, « la plupart des officiers sont de jeunes niais, des fils des gens de robe de Paris, qui de leur vie n’ont vu un homme mort. Toutes ces charges ont été achetées. Quand ils doivent se battre, ils prennent peur et se sauvent ». Louvois a tendance à multiplier les offices non vénaux. Voir l’article Officiers du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 1107-1108.

Le métier militaire conjugue donc deux caractères qui devraient en éloigner les hommes : il est dangereux, et il coûte très cher.

Les divertissements des jeux : sur la réalité des jeux, voir l’article Jeu du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris, Fayard, 1990, p. 792-793. Sur la pensée de Pascal sur le jeu, voir Thirouin Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991.

Les conversations : ces conversations qui divertissent sont directement contraires à la « conversation intérieure » dont parle Belin Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. C’est plutôt de la conversation de loisir qui fait l’objet du livre de Génétiot Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, qu’il faut les rapprocher.

Sur l’idée que l’on peut trouver le bonheur en demeurant seul dans sa chambre

L’idée qu’il est bon de demeurer dans une chambre pour trouver la paix de l’âme et de progresser dans le bien n’est pas une fiction. On la trouve par exemple chez Mauburnus (Jean Mombaer, c. 1460-c. 1501), Roseteum exercitationum spiritualium et sacrarum meditationum, éd. de Bâle, 1504, titulus primus, f° V :

          Mentis quietem invenire

« Qui volet finem professionis attingere

           In bonis proficere

Primo est necessaria ad mentis quietem attingendam. Impossibile enim est, juxta Bern. & Senecam figere hominem fideliter in uni animum sum qui non prius alicui loco, perseveranter affixerit corpus suum.

2. Secundo est necessaria ad finem pfessionisque est Deo intimius adherere, ceteris abdicatis acquirendis. Solitudo enim hoc amministrat tumultus autem, & turba conturbat.

3. Tertio ad vicia declinanda et sananda. Qui enim vult mala vitare : debet in cella manere : ibi enim ab hostibus multis tutatur. Hinc vulgo dicitur : Cum sis in cella leviter vincis tria bella. Currens exterius tribus istis decipieris. »

 

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 222 sq. Exemple de raisonnement par raisons des effets : Pascal distingue le peuple, dont les agitations, avec tous leurs aspects fâcheux et leurs conséquences, querelles, dangers, passions, guerres, risque de mort. Le second degré est celui des philosophes demi-savants qui enregistrent le contraste entre le besoin d’agitation des hommes et les malheurs qu’ils vont courir. La conclusion qu’il vaudrait mieux rester en repos dans sa chambre est la concussion du demi-habile. Le troisième degré est celui qui permet de saisir que la solution de l’isolement dans une chambre conduit l’homme au comble des malheurs, qui est de prendre conscience de sa misère, et qui remonte à la raison : l’homme qui prend conscience de sa condition tombe dans l’ennui et le désespoir. Pascal conclut que c’est pour y échapper qu’il se divertit, c’est-à-dire qu’il cherche à sortir de lui-même.

Sur la distinction entre cause et raison, voir Raisons des effets. Noter que la cause n’est pas récusée : la cause de l’agitation des hommes est bien le fait qu’ils ne savent pas demeurer seuls dans une chambre. Mais cette cause n’explique rien : dire que l’homme est hors de chez lui parce qu’il ne peut pas rester dans sa maison ne renseigne en rien sur les motifs profonds de cette impossibilité.

Mesnard Jean, “Pascal ou la maîtrise de l’esprit”, Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 27 sq.

Laf. 622, Sel. 515. Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

La méthode de Pascal dans son analyse du divertissement, telle que la présente ce début, suppose qu’il exclut la condamnation brutale et unilatérale du divertissement : c’est le demi habile qui condamne la conduite des hommes. Pascal, en cherchant les raisons de ces effets, se met d’abord en devoir de la comprendre, avant de la juger. Il la présente donc dans sa cohérence, comme une réaction rationnelle, sinon tout à fait raisonnable, à des circonstances qu’il faut expliquer : le divertissement est une manière d’échapper au spectacle de la misère de l’homme, lorsque l’on n’a pas la possibilité de la recherche d’un autre souverain bien. Pascal procède avec le divertissement comme avec la casuistique dans les Provinciales : il le présente dans toute sa cohérence, jusqu’à ses conséquences dernières.

 

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

 

Cette première expérience prouve la nécessité du divertissement : elle est faite sur un cas qui résume tous les autres. Noter que c’est une expérience fictive, ou une expérience de pensée, inspirée des travaux sur le vide (voir, sur ces expériences imaginaires OC II, éd. J. Mesnard, p. 494 sq., et l’article de Koyré Alexandre, “Pascal savant”, dans Blaise Pascal, l’homme et l’œuvre, Paris, 1956, p. 270-278 (repris dans Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, 1966, p. 324-351).

Un roi devrait en théorie avoir l’esprit content de contempler la gloire majestueuse qui l’environne ; mais si nous faisons en pensée l’épreuve de le laisser seul penser à soi sans ses amusements ordinaires, danse, jeu, agitation de sa cour, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; donc un roi sans divertissement est un homme plein de misères.

Ce passage est amplifié à part dans le fragment Divertissement 7 (Laf. 137, Sel. 169).

Sur l’analogie de cette évocation avec la description d’une expérience de physique comme Pascal la pratique, voir notre commentaire sur Divertissement 7, et Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 283.

La démonstration vaut a fortiori pour les autres cas de la condition humaine et de la vie ordinaire, où les effets du divertissement sont moins visibles, mais non moins réels. En découle une autre conclusion : le divertissement n’est pas si vain qu’il semble, il a pour fonction de rendre l’homme heureux en lui faisant oublier sa misère naturelle.

Pensées, éd. Havet, I, p. 55. Port-Royal supprime le roi dans ce fragment, mais donne immédiatement ensuite le texte de Divertissement 7. Preuve sans doute qu’il y a autre chose que le souci de censure, et que les éditeurs pensent à éviter les redites.