La liasse CONTRARIÉTÉS (suite)

 

 

Contrariétés et l’édition de Port-Royal

 

L’édition de Port-Royal contient deux chapitres centrés sur la notion de contrariété :

un chapitre (n° XXI) intitulé Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses. Ce chapitre est composé de textes issus des liasses Contrariétés (5, 13 et 14), Grandeur (6), Souverain bien (2), Philosophes (5, 6, 7, et 8) et du dossier de travail (Laf. 399, Sel. 18 ; Laf. 400, Sel. 19 ; Laf. 401, Sel. 20 ; Laf. 406, Sel. 25 ; Laf. 410, Sel. 29) ;

et le chapitre (n° III) Véritable religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l’homme, et par le péché originel, composé de textes issus des liasses Contrariétés (14), Souverain bien (2), A P. R. (1 et 2), Fausseté des autres religions (3 et 6), Morale chrétienne (1, 2, 3, 4, 7 et 8), du dossier de travail (Laf. 398, Sel. 17 ; Laf. 404, Sel. 23), des Preuves par discours II (Laf. 430-431, Sel. 683) et de Pensées diverses (Laf. 629, Sel. 522 ; Laf. 695, Sel. 574).

Contrariétés 1 et 3 ont été utilisés dans le chapitre Grandeur de l’homme (n° XXIII).

Contrariétés 2 a été publié dans le chapitre Vanité de l’homme (n° XXIV).

Contrariétés 8 et 9 ont été intégrés ensemble (sous un même fleuron) dans le chapitre Faiblesse de l’homme (n° XXV).

Une partie du texte barré de Contrariétés 14 a été publiée dans le chapitre des Pensées chrétiennes (n° XXVIII).

Voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 179 sq. Contrariétés étonnantes : p. 181 sq. Contradictions de l’homme à l’égard de la vérité, contradictions à l’égard du bonheur. Texte composé à l’imitation du style de Pascal.

Un texte de Contrariétés 14 a été reproduit dans le Portefeuille Vallant p. 57. Cette copie est un état intermédiaire entre le texte du manuscrit original et le texte publié dans l’édition de 1670.

La plupart des autres fragments ont été recopiés par Louis Périer (dont une copie a été conservée) : il s’agit de Contrariétés 4, 10, 11 et 12 ; mais aucun n’a été publié au XVIIIe par le père Desmolets (1728).

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Contrariétés

 

Selon Pol Ernst, Les Pensées de Pascal, Géologie et stratigraphie, p. 297-298, seuls trois papiers portent des traces de filigranes : Grappe de raisin (Contrariétés 14) et  pot / B. RODIER (Contrariétés 5).

Deux autres papiers (Contrariétés 2 et 10) pourraient provenir de feuilles au filigrane Cor couronné / P H ; deux autres (Contrariétés 7 et 11) aux filigranes Écu 3 annelets doubles / P.F et pot / B. RODIER ; deux autres (Contrariétés 8 et 9) d’une même feuille au filigrane Gros raisin ; un autre (Contrariétés 6) aux filigranes Cadran et France et Navarre / P ♥ H ; un autre (Contrariétés 3) d’une feuille dont le type pourrait être Petit Jésus ; les papiers de Contrariétés 12 et 13 restent à identifier.

Remarque : les papiers utilisés sont divers et ne sont pas regroupés par type de feuille. Ces mêmes types sont utilisés dans de nombreuses liasses et dossiers (voir la synthèse).

 

Bibliographie

 

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Éclaircissements

 

Place de la liasse Contrariétés dans le mouvement de l’apologie

 

Pascal prévoyait de placer ce mouvement d’argumentation après les parties traitant des deux aspects contraires de l’homme, c’est-à-dire après Misère et Grandeur ; il s’agit à présent non plus de les considérer séparément, comme c’était le cas dans Grandeur et Misère, ni de passer de l’un à l’autre, comme c’était le cas dans Raisons des effets, mais de considérer le rapport de ces termes incompatibles dans ce qu’il a de contradictoire. Pascal applique dans ce cas la technique ancienne de l’antilogique, qui consiste à opposer deux thèses ou deux discours contraires et incompatibles entre eux, pour faire comprendre au lecteur que, faute de pouvoir échapper à la contradiction en renonçant à l’un des deux, il est contraint d’admettre les thèses contraires, quelque incompréhensibles qu’elles soient prises ensemble.

Contrariétés vient donc après Misère et Grandeur, au moment où l’impossibilité de penser ensemble ces deux caractères apparaît clairement, où devient évidente l’impasse dans laquelle la philosophie naturelle a conduit la recherche anthropologique.

Pascal entend, à l’étape suivante, montrer qu’un raisonnement apagogique permet d’échapper à la contradiction, en renonçant aux principes sur lesquels a été fondé tout le premier mouvement de son apologie, mais où cette solution n’en est pas encore apparue : cela ne se fera que vers A P. R.

Voir les remarques de Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 180 sq. Le chapitre XXI, Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur et de plusieurs autres choses, réunit le propos des liasses VIII, IX et X ; dans l’ensemble de quatorze pages qui en forme la première partie, les éditeurs ont suivi un plan fidèlement conforme au titre : contradiction de l’homme à l’égard de la vérité, puis à l’égard du bonheur.

 

Sens du mot contrariété

Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 250 sq. Notion de contrariété chez Pascal.

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, p. 141 sq. Le concept de contrariété.

Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 181 sq. « Contrariétés étonnantes » dans l’édition de 1670.

 

Opposition

 

Pour comprendre la notion de contrariété telle que Pascal l’emploie, il est nécessaire de reprendre les notions fondamentales de logique et de dialectique classique.

Voir Blanché Robert, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Colin, 1970, p. 40, sur la théorie des oppositions chez Aristote.

Chenique François, Éléments de logique classique. L’art de penser, de juger et de raisonner, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 163. Deux propositions sont opposées lorsqu’elles affirment et nient le même prédicat du même sujet. Cette définition ne convient pas à l’opposition qui existe entre les universelles et les particulières, car ces propositions diffèrent seulement par leur quantité. On donne donc la définition suivante : l’opposition de deux propositions qui ont même sujet et même prédicat est leur désaccord en ce qui concerne la quantité ou la qualité, ou les deux à la fois.

Aristote, Organon, I, Catégories, 8, éd. Tricot, p. 50. La logique classique distingue différents sortes d’opposition : p. 55. Sur la différence entre les divers types d’opposition, voir p  60.

Ramus, Institutionum dialecticarum libri tres, 1550, p. 62 sq. Il y a deux genres de dissentanea, contraria et repugnantia : p. 62 sq.

 

L’opposition des contraires

 

Sur l’opposition des contraires, voir Aristote, Organon, I, Catégories, 10, p. 56 : « Quant aux termes qui sont opposés comme des contraires, ils n’ont pas leur essence dans le rapport qu’ils soutiennent l’un avec l’autre, mais ils sont dits seulement contraires les uns aux autres ». Un exemple d’opposition des contraires est celle du bien et du mal. Ce sont les contradicentia : « contradicentia sunt contraria, quorum alterum ait, alterum negat idem : idque in verbo, aut in enuntiatione : verba enim sola saepe affirmantur et nagantur : ut honestum non honestum, bonum non bonum, artificiosum minime artificiosum ; quibus verbis ita negatis alio quodam modo saepe utuntur, quam per contradictinem » : p. 69. Voir Ramus, Dialectique, A. Wechel, 1555, p. 30-31 : Contredisants : « Contredisants sont contraires niés, desquels l’un affirme, l’autre nie totalement le même […] : comme juste, non juste, il aime, il n’aime pas. Et ici l’affirmation et négation ne sont propres de certain genre, comme ès privants, mais communes à tout : et partant aveugle non aveugle, mort non mort sont contredisants ; et sont ces contraires partout sans entre deux. »

Aristote, Organon, I, Catégories, 8, éd. Tricot, p. 50. Il est nécessaire que les couples de contraires, dans tous les cas, appartiennent ou bien au même genre, ou bien à des genres contraires, ou bien eux-mêmes soient des genres : p. 67. Dans les contraires, l’existence de l’un n’entraîne pas nécessairement l’existence de l’autre : si tout le monde est bien portant, la maladie n’existera pas : p. 67. Les contraires doivent exister naturellement dans un sujet qui est le même par l’espèce ou par le genre : p. 67.

Ramus, Institutionum dialecticarum libri tres, 1550, p. 62 sq. Il y a deux genres de dissentanea, les contraria et les repugnantia : p. 62 sq. « Contrariorum species quatuor sunt » :

1. Les adversa : « adversa contraria sunt, quae plurimum sub eadem communione naturae differunt ; quibusque propositis occurrunt tanquam e regione contraria : ut homo a bellua. Nam et homo et bellua animalis natura continentur, sub qua nullae duae res aliae magis dissident » : p. 62. Voir Ramus Pierre de, Dialectique (1555), A. Wechel, 1555, p. 29 sq. : « Adverses sont contraires affirmés, desquels l’essence est séparée, comme le blanc et le noir : Blanc est couleur disgregative de la vue, Noir est couleur congrégative de la vue. […] Ainsi le bien et le mal, le chaud et le froid, la vertu et le vice sont opposés ».

2. Il existe aussi une opposition de la privation et de la possession. Voir Aristote, Organon, I, Catégories, 8, éd. Tricot, p. 58. Ce sont les privantia : « privantia sunt contraria, habitum, habitusque privationem significantia : ut sobrius et ebrius » : p. 62. Voir Ramus, Dialectique, A. Wechel, 1555, p. 30 : Privants : « privants sont contraires niés desquels l’un est habitude, l’autre privation de l’habitude : comme vue est habitude, aveuglement privation d’icelle en l’homme, ou autre animant capable de vue et aveuglement : car proprement la chose ne se peut dire aveugle, laquelle par sa nature ne puisse voir ; et autrement disons-nous la taupe aveugle, autrement l’homme ».

3. Les relata : « relata sunt contraria, quae se mutua naturales affectionis relatione complectuntur (...). Est autem animadvertendum in hoc relationis genere non tam contrarias, quam amicas et conjunctas res esse : dum enim sic dicimus, Pater est filii dominus, ergo filius est patris servus, relatio ejusmodi consesionem habet, et tum tamen propria relatio est : cum vero dicimus, Sum pater tuus, non igitur filius tuus, dissensio vere contraria est » : p. 64. Voir Aristote, Organon, I, Catégories, 8, éd. Tricot, p. 50. Un exemple de l’opposition des relatifs est celle du simple et du double : p. 56.

4. Les contradicentia : « contradicentia sunt contraria, quorum alterum ait, alterum negat idem : idque in verbo, aut in enuntiatione : verba enim sola saepe affirmantur et nagantur : ut honestum non honestum, bonum non bonum, artificiosum minime artificiosum ; quibus verbis ita negatis alio quodam modo saepe utuntur, quam per contradictinem » : p. 69. Voir Ramus, Dialectique, A. Wechel, 1555, p. 30-31. Contredisants : « Contredisants sont contraires niés, desquels l’un affirme, l’autre nie totalement le même […] : comme juste, non juste, il aime, il n’aime pas. Et ici l’affirmation et négation ne sont propres de certain genre, comme ès privants, mais communes à tout : et partant aveugle non aveugle, mort non mort sont contredisants ; et sont ces contraires partout sans entre deux. »

Des contraria on distingue les repugnantia : p. 87. « Repugnantia ... dissentanea sunt, quae nulla certa lege, nulloque certo numero disident : ut homo, et arbor, et lapis et hujusmodi innumerabilia : quorum plura idem esse nn possint, sed nulla tamen certa conditione repugnant. Non enim homo arbori magis repugnat, quam lapidi : nec facilius est idem esse et hominem et lapidem, quam hominem et arborem ». Voir la Dialectique, A. Wechel, 1555, p. 32-33 : « Répugnants sont opposés différents non très grandement un à un, comme les contraires, mais un à plusieurs : entre deux contraires quelquefois est quelque entre deux, et n’est néanmoins contraire à iceux, mais répugnent, comme le vert, gris, rouge est entre le noir et le blanc, lesquels chacun sont répugnants aux extrêmes et entre soi. Ainsi libéralité, prodigalité, avarice, répugnent entre soi : car libéralité et prodigalité ne sont différentes très grandement, vu que libéralité et avarice (comme dit Aristote au deuxième des Morales à son fils) sont plus différentes : voire le vice (qui est genre des deux vices spéciaux) diffère beaucoup plus de libéralité : comme pareil est davantage opposé à impareil qu’il n’est au plus et au moins, qui sont espèces d’impareil : ainsi l’homme, l’arbre, la pierre, et telles choses innumérables sont répugnantes, et ne peut néanmoins être une même chose l’homme, l’arbre et la pierre ».

 

Opposition de la privation et de la possession

 

Cette opposition est celle qui nous intéresse le plus dans le cas de la liasse Contrariétés.

Chenique François, Éléments de logique classique. L’art de penser, de juger et de raisonner, Paris, L’Harmattan, 2006. L’opposition de la privation et de la possession introduit un type d’opposition plus marqué que la simple opposition des contraires, car la communauté de genre qui subsistait entre les contraires disparaît ici pour ne laisser place qu’à une communauté de sujet. Les termes s’opposent alors de manière que l’un d’entre eux est la privation de la propriété exprimée par l’autre ; le cas de la vue et de la cécité est le plus souvent cité.

Aristote, Organon, I, Catégories, 8, éd. Tricot, p. 50. Opposition de la privation et de la possession p. 58.

Cicéron Topiques, 47, p. 81 sq. Contraires privatifs (privantia, sterètika), comme dignitas et indignitas. Examen des privations et possessions : p. 82 sq. Si deux choses sont opposées comme la privation et la possession, la possession a pour conséquence la possession et la privation la privation : la consécution se fait directement. Voir p. 141, si l’opposé de l’espèce est une privation.

Aristote, Organon, I, Catégories, sur l’opposition de la privation et de la possession p. 58. Exemple : vue et cécité de l’œil. Il y a trois conditions pour que le sujet soit privé d’un habitus :

1. qu’il soit apte à recevoir l’habitus (une pierre ne peut être privée de la vue) ;

2. que la privation soit attribuée à la partie du corps qui possède naturellement l’habitus (l’homme est aveugle quand l’œil est privé de la vue) ;

3. que la privation ait lieu au temps où l’habitus appartient normalement au sujet (à sa naissance, l’homme ne voit pas, quoiqu’il ne soit pas aveugle).

Les solutions valables pour les contraires ne peuvent s’appliquer à cette opposition : p. 62. On ne peut ranger ces déterminations ni dans le groupe des contraires qui n’ont pas d’intermédiaire, ni dans celui qui ont un intermédiaire.

Impossibilité d’un changement réciproque : p. 64. Il peut y avoir passage de la possession à la privation, mais non de la privation à la possession.

Ramus, Institutionum dialecticarum libri tres, 1550. Les dissentanea : p. 62 sq. Parmi les « contrariorum species quatuor », « privantia sunt contraria, habitum, habitusque privationem significantia : ut sobrius et ebrius » : p. 62. Voir la Dialectique, A. Wechel, 1555, p. 30 : Privants : « privants sont contraires niés desquels l’un est habitude, l’autre privation de l’habitude : comme vue est habitude, aveuglement privation d’icelle en l’homme, ou autre animant capable de vue et aveuglement : car proprement la chose ne se peut dire aveugle, laquelle par sa nature ne puisse voir ; et autrement disons-nous la taupe aveugle, autrement l’homme ».

Parmi les privatifs, la Logique de Port-Royal, III, 17 (éd. de 1664), éd D. Descotes, Champion, p. 433, mentionne « la vie, la mort : la vue, l’aveuglement : l’ouïe, la surdité : la science, l’ignorance ».

Pierre d’Espagne, Summulae, Tr. III, De privativa ac contradictoria oppositione, éd. 1572, p. 111 sq. « Privative oppositae sunt, quae circa idem habent fieri subjectum ordine irregressibili tempore determinato a natura. Ordine irregressibili dico, quia habitu devenire in privationem possibile est, est non e converso. Impossibile est. n. a privatione regressum fieri in habitum, ut caecitas et visus habent fieri circa oculum, a visu autem devenire in caecitatem possibile est, sed non e converso. Contradictione opposita sunt quae opponuntur secundum affirmationem et negationem ut homo non homo et ipsa absolute supra non possunt verificari de aliquo copulative, est autem contradiction, oppositio, cujus secundum se non est dare medium. » Commentaire de Versorius : « Cujus ratio est quia privatio dicit corruptionem habitus et principiorum ejus in suo subjecto, ideo privatio habet fieri circa idem subjectum, sicut et habitus. Et quia corruptio praesupponit illud quod corrumpitur, ideo privatio praesupponit habitum, et habitus naturaliter praecedit privationem, ideo habent fieri in eodem subjecto secundum ordinem. Et quia corruptis principiis habitus non potest fieri regressus in habitum, et privatio dicit corruptionem illorum principiorum, ideo habitus, et privatio fiunt circa idem subjectum ordine ingressibili. Et quia aliquis dicitur habere privationem, quando non habet habitum tempore quo debet habere, ideo dicitur tempore determinato a natura, sicut catulus ante nonum diem non dicitur caecus quamvis careat visu, et faciliter potest videri qui si genus et différentia in ista definitione. » On distingue deux sortes de privation : l’une est parfaite, qui nie l’habitus et les principes prochains de l’habitus et laisse seulement les principes disjoints de l’habitus ; c’est le cas de la cécité à l’égard de la vue, elle nie la vue d’une telle privation qu’il n’est pas possible revenir à l’habitus normal. L’autre est la privation imparfaite, qui nie l’habitus et laisse les principes aussi bien proches que disjoints.

Lorsque Pascal explique la misère de l’homme en comparant sa condition à celle d’un aveugle qui souffre de ne pas jouir de la vue commune aux autres, il se sert des contraires privatifs. La misère est principalement l’effet de la privation d’une grandeur dont l’homme comprend confusément qu’elle lui a été naturelle, et qu’il se plaint d’avoir perdue, sans trop savoir pourquoi il n’en jouit plus. La grandeur de son côté suppose que l’on est pour ainsi dire privé de la misère. L’existence de ces deux termes est nécessairement impliquée par l’autre : il n’est pas possible que la misère existe si la grandeur n’existe pas (ce qui n’est pas la cas pour d’autres contraires, puisqu’il serait tout à fait possible que le blanc existe sans le noir, et inversement). En revanche, il n’est pas possible que des contraires privatifs existent en même temps et sous le même rapport dans un même sujet.

Toute la difficulté, dans le cas de la condition humaine telle que la présente Pascal, provient du fait que, quoiqu’il soit impossible que les deux contraires privatifs coexistent en un même sujet, cependant l’on est contraint de conclure que l’homme est à la fois grand et misérable, et que l’on conclut qu’il est grand en partant du principe qu’il est misérable, et inversement.

Voir les fragments Grandeur 10 (Laf. 114, Sel. 146), et Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149).

 

Le lieu des contraires : impossibilité de la coexistence des contraires en un sujet

 

Aristote, Organon, V, Topiques, éd. Tricot, p. 77. « Id non est quo posito contraria reperiuntur in eodem subjecto ». Voir p. 71 sq. : Si un des contraires appartient au sujet, l’autre ne lui appartient pas ; si l’un n’appartient pas au sujet, l’autre lui appartient. Double usage de ce lieu pour la confirmation et pour la réfutation : p. 72. Il est impossible que les contraires appartiennent en même temps au même sujet : p. 77.

S’il s’agit de montrer que les contraires appartiennent au même sujet, voir Aristote, Topiques, Organon V, éd. Tricot, p. 65 sq. Il faut envisager le genre. Voir p. 65 : ce lieu est faux pour établir une thèse. Inversement dans une réfutation : p. 66.

C’est dans ces termes que Pascal pose le problème de l’homme dans le fragment Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149) : Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ?

 

Les contrariétés en l’homme

Carraud Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 141 sq. Le concept de contrariété.

Michon Hélène, L’ordre du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Champion, 2007, p. 250 sq. Notion de contrariété chez Pascal.

Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 201 sq. Les contrariétés et leur accord.

Montaigne, Essais, II, 1. Toutes les contrariétés qui se trouvent en la personne de l’auteur. « Quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance ».

Charron Pierre, De la sagesse, éd. Duval, p. 19-20. « L’homme, comme un animal prodigieux, est fait de pièces toutes contraires et ennemies. L’âme est comme un petit dieu, le corps comme une bête, un fumier. Toutefois ces deux parties sont tellement accouplées, « ont tel besoin l’une de l’autre pour faire leurs fonctions [...] et s’embrassent si bien l’une l’autre avec toutes leurs querelles, qu’elles ne peuvent demeurer sans guerre, ni se séparer sans tourment et sans regret ; et comme tenant le loup par les oreilles chacune peut dire à l’autre, je ne puis avec toi ni sans toi vivre ». Suit l’opposition entre la « haute » partie, l’esprit, l’âme au milieu, et la chair.

Les contrariétés de l’homme, telles que Pascal les présente, sont des attributs de sa nature qui sont des attributs principaux et essentiels, en ce qu’ils expriment chacun entièrement et chacun à lui seul toute son essence. Autrement dit, pour les philosophes, pour Montaigne par exemple, la vanité (ou sa version tragique, la misère) définissent complètement la nature de l’homme ; et de même pour les stoïciens, la grandeur ou la dignité définissent entièrement la nature humaine. Il y a contrariété dans la mesure où ces attributs sont incompatibles entre eux, la grandeur excluant la misère et vice versa.

En revanche, s’appuyant sur la nature privative des contraires que sont la misère et la grandeur (voir ci-dessus), Pascal parvient à démontrer, comme il le fait dans le fragment Contrariétés 5, que les propositions contraires ne sont pas indépendantes, mais se concluent l’une de l’autre et s’impliquent réciproquement, engendrant des paradoxes.

 

Paradoxe

 

ALEXANDRESCU Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berne-Berlin-Francfort, Peter Lang, 1997.

DANDREY Patrick, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, P.U.F., 1997.

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FROMILHAGUE Catherine, Les figures de style, p. 102-103. Paradoxe : ce qui va à l'encontre du bons sens.

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STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 477 sq. Le paradoxe conçu comme parole démystificatrice.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 505 sq.

 

Pascal emploie le mot paradoxe dans Contrariétés 14. Le mot est un hapax dans les Pensées, mais aussi dans les Provinciales.

Le mot paradoxe peut prendre plusieurs sens.

Le premier sens est celui de proposition qui va à l’encontre de l’opinion commune. Par exemple, c’est un paradoxe à l’égard du peuple de dire que l’âme d’un grand ne diffère pas par elle-même de celle d’un batelier.

Paradoxe : proposition surprenante et difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes et reçues, quoiqu’elle ne laisse pas quelquefois d’être véritable. Les Stoïques ont été ceux qui ont avancé les plus grands paradoxes. L’opinion de Copernic est paradoxe selon le peuple, et est tenue pour certaine selon tous les savants..

Le second sens apporte un approfondissement au premier : le paradoxe est une manière d’aller contre les principes de la doxa, de sorte que c’est toute la logique d’une manière de penser qui est contredite. C’est en ce sens que l’entend Fromilhague Catherine, Les figures de style, p. 102-103. Paradoxe est ce qui va à l'encontre du bons sens : « dans le paradoxe, il y a établissement de relations logiques qui vont à l'encontre de la logique commune, celle de la doxa ». La proposition paradoxale manipule les présupposés logiques, et s'oppose implicitement à une proposition où s'exprimerait l'univers de croyance de l'opinion commune : le vrai peut ainsi être peu vraisemblable.

C’est apparemment dans ce sens que l’entend Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 505 sq., notamment lorsqu’il souligne la capacité du paradoxe de « susciter la perplexité » et de « déstabiliser définitivement l’interlocuteur ».

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, 2007, p. 477 sq. Le paradoxe conçu comme parole démystificatrice. La définition de Furetière repose sur une confrontation entre la possibilité de vérité de l’affirmation surprenante et son invraisemblance. Le paradoxe a une fonction herméneutique : il énonce l’envers de la vraisemblance, le mécanisme de croyance au moyen duquel un comportement vicieux peut se manifester sous les dehors d’un comportement vertueux.

Dans ces deux premiers sens, on n’aboutit qu’à une opposition entre une affirmation paradoxale et une pensée qui en est différente. Le mot paradoxe peut en troisième lieu désigner l’affirmation simultanée de deux propositions qui paraissent également valides : c’est ainsi que l’entend Howe Virginia K., « Les Pensées : paradox and signification », Science, language and the perspective mind : Studies in Literature ans thought from Campanella to Bayle, Yale French studies, 49, 1973, p. 120-131, qui définit le paradoxe comme « the statement of a contradiction whose two terms are equally valid ». C’est aussi dans ce sens que L. Goldman parle de paradoxe dans les Pensées, au sens où l’affirmation simultanée de la grandeur et de la misère de l’homme découlant des principes de l’anthropologie philosophique, on est conduit à affirmer simultanément deux vérités qui s’opposent. Naturellement, l’affirmation de deux propositions incompatibles à l’intérieur d’un même système de pensée, engendre une contradiction ou une incompatibilité, qui peut aboutir à rendre tout le système inacceptable.

Dans un dernier sens, le paradoxe consiste, dans la possibilité de démontrer une chose et son contraire au sein d’une théorie, de quelque nature qu’elle soit, par exemple logique ou mathématique. On tente de les éviter dans le domaine des mathématiques. Voir Delahaye Jean-Paul, « L’infini est-il paradoxal en mathématiques ? », in Les infinis, Pour la science, n° 278, décembre 2000, p. 30-38.

Alexandrescu Vlad, Le paradoxe chez Blaise Pascal, Berne-Berlin-Francfort, Peter Lang, 1997, distingue dans les Pensées deux sortes de paradoxes, au sens sceptique et au sens dogmatique. Le paradoxe dogmatique est tel au premier sens du terme, c’est-à-dire dans la mesure où il va contre l’opinion courante. Le paradoxe sceptique en revanche présente une véritable contradiction entre deux opinions incompatibles l’une avec l’autre, sans chercher à les concilier, comme c’est le cas souvent chez Montaigne : les tropes sceptiques tels qu’on les trouve par exemple chez Sextus Empiricus, correspondent plutôt au second type, dans la mesure où les pyrrhoniens sont habiles à jouer les opinions les unes contre les autres, mais n’en cherchent pas à faire une synthèse qui puisse les concilier.

Ces différents types de paradoxes offrent des ressources rhétoriques variées, mais toutes généralement fécondes.

Le paradoxe au premier sens permet d’amener le lecteur à mettre en question des opinions considérées comme évidentes, quoique sans fondement suffisant, et à adopter un point de vue neuf sur la réalité Dire que les grands de naissance, tels le Grand Turc, ne sont que des hommes comme les autres, oblige le lecteur à adopter à leur égard un point de vue débarrassé du respect qu’ils ne méritent pas.

Le paradoxe au deuxième sens oblige non seulement à changer d’opinion, mais aussi de manière de penser. C’est le cas de l’opinion des habiles à l’égard du peuple et des demi-habiles, dans la mesure où elle enferme une double pensée, l’une publique par laquelle on convient de rendre aux princes les marques de respect que leur condition exige, l’autre « de derrière la tête », qui rend aux qualités naturelles des grands l’estime qu’elles méritent. La distinction des deux pensées introduit une différence dans la manière de raisonner qui fait que la mentalité de l’habile et du parfait chrétien diffèrent profondément de celles du peuple, des demi-habiles et des dévots.

Le paradoxe au troisième sens apparaît lorsque le lecteur comprend que « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être », en d’autres termes que la pensée rencontre en elle-même une incompatibilité, apparente ou réelle. Ces paradoxes contraignent celui qui les découvre à remettre en question l’ensemble de sa propre manière de penser, parfois jusque dans ses principes. Ainsi, lorsque l’esprit découvre qu’il est tout aussi incompréhensible que l’espace soit divisible à l’infini et qu’il ne le soit pas, il est contraint de renoncer à l’évidence directe pour raisonner par voie apagogique.

Le renversement du pour au contre pascalien semble tenir le milieu entre ce cas et le dernier, dans la mesure où c’est à partir des mêmes principes que Pascal parvient à engendrer les deux thèses contraires de la grandeur et de la misère de l’homme : le point de départ commun de la recherche, que ce soit du côté des sceptiques qui inspirent Vanité et Misère, ou de stoïciens et dogmatiques qui inspirent Grandeur, c’est l’admission du principe que la vérité doit être démontrée par la raison naturelle de l’homme. C’est évident du côté des cartésiens par exemple, mais aussi paradoxalement du côté des sceptiques, qui sont des maniaques de la démonstration, jamais satisfaits des preuves qu’on leur donne et toujours prêts à retourner la raison contre elle-même.

Il en résulte que les thèses de la misère de l’homme et de sa grandeur s’impliquant réciproquement l’une l’autre, on aboutit non pas seulement à un paradoxe, mais à un cercle vicieux dans lequel les propositions contraires s’appellent continuellement l’une l’autre, comme Pascal l’indique dans la comptine de Contrariétés 13 :

S’il se vante, je l’abaisse

S’il s’abaisse, je le vante

Et le contredis toujours.

La seule porte de sortie consiste alors à remettre en cause toute l’axiomatique qui commande les premières liasses des Pensées : le lecteur doit comprendre « qu’il est un monstre incompréhensible », renoncer à chercher à comprendre la condition de l’homme par les principes de la raison, et à demander de nouveaux principes à une instance qui la dépasse, savoir une révélation religieuse. Ce sera l’étape de la « soumission » et de « l’usage de la raison », qui conduira à distinguer en l’homme deux aspects, solidaires quoique contraires, à l’aide de l’idée du péché originel. Mais à l’étape constituée par la liasse Contrariétés, cette issue n’est pas encore nettement dessinée.

En tout état de cause, quelle que soit la figure qu’il revête, le paradoxe offre toujours l’avantage rhétorique de contraindre le lecteur à mettre sa pensée en question ; il semble en revanche que seuls les deux derniers types offrent en outre la possibilité de le conduire par ce biais à la recherche d’une vérité plus profonde que celle qu’il croyait connaître.

 

Antilogique

 

Pascal applique aux philosophes un procédé classique de la rhétorique ancienne, qui porte le nom d’antilogique.

Voir sur les discours opposés, Romilly Jacqueline de, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, p. 113.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 107 sq. L’antilogique est une technique d’argumentation qui, partant d’une proposition déterminée, comme par exemple la proposition d’un adversaire, cherche à établir une proposition opposée et contradictoire de telle façon que cet adversaire soit forcé ou bien d’accepter les deux propositions à la fois, et par conséquent de se contredire, ou bien d’abandonner sa position de départ.

Kerferd George, Le mouvement sophistique, Paris, Vrin, 1999, p. 109 sq. Zénon fut possesseur d’un art capable d’attribuer des prédicats contraires, voire contradictoires, à un même sujet, en sorte que les mêmes choses parussent à la fois semblables et dissemblables. Platon attribue l’art de l’antilogique essentiellement aux sophistes. A ses yeux, l’antilogique n’est pas en soi un procédé malhonnête ou destiné à tromper, elle n’est par elle-même n’est ni bonne ni mauvaise, car c’est une simple technique. Elle diffère de l’éristique, dans la mesure où elle consiste à opposer un logos à un autre logos, à découvrir la présence d’une opposition dans un raisonnement ou une situation, ou à attirer l’attention sur elle. Sa caractéristique est d’opposer deux logoi qui s’excluent mutuellement, soit qu’ils soient contraires, soit qu’ils soient contradictoires : elle procède d’un logos donné, la position de l’interlocuteur par exemple, à la formulation d’un logos contraire ou contradictoire, en sorte que l’adversaire soit contraint soit d’accepter les deux logoi, soit de renoncer à sa position initiale. Platon condamne l’usage abusif de l’antilogique lorsqu’elle sert des desseins futiles, mais il en approuve l’usage quand elle est utilisée à des fins dialectiques.

La démonstration de Pascal repose sur le fait que, conformément à la manière de penser des philosophes, misère et grandeur sont envisagées comme des attributs qui doivent exprimer chacun l’essence complète de l’homme. Dès lors, Pascal est en mesure d’établir que l’on aboutit nécessairement à des paradoxes et des contradictions inextricables.

La seule objection efficace à cette manière de poser le problème a été formulée en termes précis et clairs par Voltaire, dans la XXVe Lettre philosophique. Elle consiste à définir la grandeur et la misère non comme des attributs principaux, mais comme des ingrédients entrant, avec des dosages variables, dans la nature des individus. Voir dans les Lettres philosophiques, XXV, éd. O. Ferret et A. McKenna, Paris, Garnier, 2010, p. 166-167 : « Nos diverses volontés ne sont point des contradictions dans la nature, et l’homme n’est point un sujet simple. Il est composé d’un nombre innombrable d’organes. Si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu’il change toutes les impressions du cerveau, et que l’animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très vrai que nous sommes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption : et cela soir être quand nous nous trouvons dans des situations opposées [...]. Cette prétendue duplicité de l’homme st une idée aussi absurde que métaphysique. J’aimerais autant dire que le chien qui mors et qui caresse est double ; que la poule, qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu’à les méconnaître, est double ; que la glace, qui représente des objets différents, est double ; que l’arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J’avoue que l’homme est inconcevable ; mai tout le reste de la nature l’est aussi, et il n’y a pas plus de contradictions apparentes dans l’homme que dans tout le reste ». Dans cette perspective, la résolution des contrariétés proposée par Pascal n’a pas lieu d’être.

 

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